vendredi 31 janvier 2014

mercredi 29 janvier 2014

Un autre Shakespeare dont on parle : Le Roi Lear



Le Roi Lear mise en scène Schiaretti avec Serge Merlin

Le comédien britannique John Gielgud lâcha d'un ton pincé, à un confrère qui lui demandait conseil pour jouer Le Roi Lear : « Trouvez une Cordélia facile à porter ! » Résumé lapidaire d’une pièce toute de poids et de (dé)mesures. Au début, Lear, un monarque sur le départ, entend jauger l’amour de ses trois filles. Laquelle d’entre elles se livrera aux surenchères verbales qui lui permettront de remporter le meilleur morceau du royaume mis en partage à cette occasion ? Les deux premières jouent le jeu sans barguigner, au prix de viles flatteries. La troisième, Cordélia, pourtant la préférée de ce père évaluateur, refuse d’abonder. Elle ne paiera pas son tribut de paroles précieuses au souverain. Pas question de spéculer sur les sentiments. Le roi, outré, déshérite alors Cordélia tout en la bannissant.
À la fin, victime des deux légataires ingrates, ces fausses valeurs qu’il a dotées, Lear retrouve Cordélia, revenue le secourir, avant que d’être assassinée. Alors le roi hurle à la mort, mais en comptant ses mots : « No, no, no life » (3 “no”). « Never, never, never, never, never » (5 “never”). « Look on her. Look, her lips. Look there, look there » (4 “look” + 2 “her” + 2 “there”). Ce disant, Lear brandit la dépouille de sa fille : c’est donc là que tout se complique, selon le regretté John Gielgud, en cas de Cordélia volumineuse, qui pèserait plus que de raison sur les triceps de l’acteur interprétant le rôle titre…

N’entretenons pas de faux suspens : l’octogénaire Serge Merlin ne porte pas à bout de bras Cordélia, à l’issue de 3 h 50 d’un spectacle autrement plus riche en tours de force. S’appuyant sur la traduction réalisée voilà tout juste cinquante ans par le poète Yves Bonnefoy, la mise en scène de Christian Schiaretti dépasse la vision habituelle d’un Lear régressif et incestueux, fuyant la mort dans les reniements, la faute morale, la rupture des liens familiaux, sociaux et même humains – la pièce, d’une férocité absolue, propose un déchaînement d’animalité, qui aboutit cependant à une forme achevée d’art poétique shakespearien…
Cette tragédie est censée montrer où mène l’état de division d’un royaume. L’action se situe 800 ans avant l’ère chrétienne et remonte, via le légendaire celtique, aux sources indo-européennes de la mythologie du premier roi et de ses héritiers prompts aux déchirements. La pièce fut représentée pour la première fois en 1606, devant Jacques 1er d’Angleterre, qui succédait à Elizabeth 1re. Or celle-ci avait été l’ennemie acharnée de la mère du nouveau souverain : Marie Stuart, évincée du trône d’Angleterre au profit d’Elizabeth en 1558, ensuite devenue reine d’Écosse, emprisonnée puis exécutée par Elizabeth en 1587. La discorde planait donc sur les premiers rangs du public, comme dans la tragédie, lors de la création. Le contexte était si lourd que s’y tiennent encore aujourd’hui la plupart des mises en scène.
Christian Schiaretti joue sur d’autres leviers, qui, du fond des âges, questionnent notre déréliction contemporaine. D’abord, cette façon qu’a Lear de soupeser la parole de ses filles symbolise le passage d’un ordre féodal, fondé sur une allégeance chevaleresque aux liens, à une société marchande, axée sur des valeurs désormais sonnantes et trébuchantes. Le mérite aristocratique cède sous la pression du ressort bourgeois. Fini ce qu’impose la parole, voici combien vaut une voix. Alors que nous vivons, en ce début du XXIe siècle, l’épuisement d’une telle mutation, son origine, flairée par Shakespeare voilà cinq cents ans, nous prend à la gorge.
La position de Cordélia tient dans cette phrase, qui fait barrage : « I love your majesty according to my bond ; no more nor less. » Ce que traduit ainsi Yves Bonnefoy, en escamotant la notion de “lien” (bond) : « J’aime Votre Grandeur comme c’est mon devoir, ni plus ni moins. » Le silence de Cordélia vaut frontière entre le dedans et le dehors : elle ne dira pas au roi, en présence de la cour, ce qu’elle pourrait confier au père, lors d’un colloque singulier. Elle récuse la confusion dans laquelle se complaît Lear, entre le lieu public et l’espace privé. Elle n’admet pas l’invasion de la sphère officielle par les questions intimes.
De plus Cordélia, forte de ses principes, refuse que le souverain s’éjecte de son rôle de cadenas symbolique garant du groupe, pour divaguer et jouir sans entraves (“bond”) de ses filles ; passant de l’une à l’autre, despotiquement, sacrifiant toute cohésion politique à son plaisir dégénérescent. Là encore, la concordance des temps saute aux yeux…
Instruit par une telle modernité, guidé par cette étonnante chambre d’échos, le spectateur entend l’égarement du roi, qui bat la campagne en compagnie de son fou (ici, l’excellent comédien irlandais Andrew Bennett). En ces scènes centrales de la pièce, la langue – absurde, torturée, donc monstrueusement poétique – annonce le théâtre de Samuel Beckett ou de Valère Novarina. Et c’est là que donne toute sa mesure Serge Merlin, acteur unique, phénoménal, dont nous avions évoqué, voilà trois ans, la composition dans Fin de partie.
Serge Merlin touche à l’incarnation vertigineuse. Son regard, défiant la distance, transperce jusqu'aux derniers rangs. Son brame chuchote, geint, tonitrue. Sa démarche sautille et traînasse, son bras s’élance et s’abat. Son phrasé accroche l’ouïe, berce l’âme, arrache des larmes, soulève le rire, tétanise. Fauve lâché dans l’arène d’un décor sphérique, Serge Merlin se saisit de la tragédie sans pour autant l’étouffer. En l’absence sur scène de ce chef égaré, tantôt sorti des langes, tantôt échappé de l’Olympe, l'action suit son cours, exempte de toute baisse de rythme ou de tension. Le spectateur ne perd pas une miette de l'histoire parallèle, furieusement virile, celle du bâtard Edmond (magnifique Marc Zinga) évinçant son frère légitime Edgar (remarquable Christophe Maltot), pour terrasser leur géniteur (pathétique Philippe Duclos en comte de Gloucester).
Chaque passage sur scène de Serge Merlin porte à l’incandescence les thèmes qu’aborde ce chef-d'œuvre suprême qu'est Le Roi Lear : le pouvoir, la paternité, la folie, la vieillesse (une moitié de la France n’aura-t-elle pas bientôt mis l’autre moitié sous curatelle ?!), l’exil et la liberté, la désobéissance et la soumission, l’ingratitude et la fidélité…

Dans cette « nuit sans pitié », parmi ce « deuil général », avec une force de prédateur et des grâces d’oiselet, Serge Merlin atteint au prodige effarant. Les éclairages sépulcraux et les costumes dignes du Caravage nous mettent sur la piste d’un Golgotha tératologique et d’une Pietà dénaturée. Ce qu’impose à l’esprit ce Roi Lear du TNP dépasse l’entendement, révolutionne l’anthropologie, met la théologie cul par-dessus tête. Ce que propose ce spectacle, avec la complicité prodigieuse de Serge Merlin, c’est la crucifixion du Père… 
(Article de Médiapart.)

 

Britannicus à la CDE

Un résumé de la fable: http://www.matisse.lettres.free.fr/ouvertures/fbritannicus.htm

Dossier et photos sur le site de la Compagnie: http://www.lanicolacheur.com/Britannicus-et-Berenice.html

mardi 28 janvier 2014

Guillaume Clayssen et Pessoa à la médiathèque de Colmar

Mardi 4 février à 18h30,
la pause-philo innove et propose de développer son sujet "Le Moi" avec un comédien, par ailleurs également philosophe Guillaume Clayssen qui dira les textes des réfèrences amenées par Pierre Labrousse. Cette pause-philo a été pensée avec la Comédie de l'Est à l'occasion de la carte blanche de Guillaume Clayssen consacrée à Fernando Pessoa "Je ne suis personne". Le sujet a aussi été choisi en écho à l'esprit de l'auteur portugais.

lundi 27 janvier 2014

Parole d'acteur: Nicolas Bouchaud

 Article dans Philomagazine:
http://www.philomag.com/lepoque/breves/nicolas-bouchaud-jouer-cest-creuser-une-inquietude-8728




 (...)Jouer rend inquiet ?
Assurément. Jouer, c’est creuser une inquiétude. Non seulement parce que la parole au théâtre est toujours une expérience unique avec des spectateurs, une parole improvisée qui se déploie sur scène dans un temps qu’Agmaben dirait “poussé à incandescence”.
Mais jouer creuse une inquiétude aussi parce que, fondamentalement, ce n’est ni jouer un rôle, se prendre pour un autre, ni figer un personnage. Être acteur n’est qu’affirmer la non-assurance d’être soi, et faire comme si tout s’inventait à chaque geste.

Être acteur, ce n’est donc pas jouer un rôle ?
Non. Je ne crois ni à la représentation, ni à l’imitation d’une réalité extérieure à la scène. Lorsque j’incarne le Roi Lear ou John Sassall, le médecin humaniste d’Un métier idéal, je les incarne comme s’il s’agissait de “personnes” et non à proprement parler de “personnages”. Une personne c’est vous, c’est moi, c’est le premier venu. C’est à dire que nous sommes des personnes au sens où nous créons, nous inventons notre être à chaque instant. Nous sommes l’acte de devenir nous-même et donc nous sommes parfois dans le doute et souvent dans le drame de nos incertitudes.
L’acteur c’est celui qui donne  à son personnage le caractère vivant et imprévisible d’une “personne”. Il s’agit de recréer l’imprévisibilité de Phèdre ou d’Alceste. L’acteur c’est celui qui va nous faire croire que rien n’est joué de son existence et de son destin avant qu’il le joue. Quand Maria Casarès joue Phèdre, elle ne représente pas Phèdre. Elle est Phèdre et elle n’est pas Phèdre. Elle est Casares et elle ne l’est pas non plus tout à fait. C’est un hybride qui s’invente sur scène.
L’acteur qui croit au personnage comme quelque chose qui serait extérieur à lui et qu’il faudrait imiter ou, pire, comprendre ou encore pire “sauver”, est confronté à des artifices de jeu très complexes, débordant d’  “intentions” et d ‘émotions plaquées qu’il est, en réalité, incapable d’éprouver.

«Je me suis mis à penser que l’acteur pourrait avoir deux corps»

Comment être et ne pas être ?
Je me suis mis à penser que l’acteur pourrait avoir deux corps, après avoir lu Les Deux corps du roi de l’historien allemand Ernst Kantorowicz, notamment une passionnante analyse de Richard II de Shakespeare. Kantorowicz montre comment, au Moyen Âge, le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel.
Au théâtre, on pourrait imaginer un équivalent du corps politique qui serait le corps du texte, qui ne meurt jamais. Ce corps du texte rencontrerait le corps de l’acteur, naturel, mortel, qui pendant un temps investit l’une de ces figures théâtrales du répertoire. Mais la figure survivra à tous les acteurs qui l’auront interprétée. Et, l’acteur, lui, mourra de sa belle mort.(...)