jeudi 9 février 2017

Interview de Py dans la revue vacarme

Interview octobre 2007


Pour votre première saison à l’Odéon, vous remontez Illusions comiques, que vous aviez créées en 2006 à Orléans. Dans cette pièce, le personnage du poète (« moi-même ») se voit d’abord nommer directeur de l’Odéon et de la Comédie-Française, puis de tous les théâtres de France, avant que le ministre de la Culture ne lui cède sa place en étendant ses compétences à l’Éducation, aux Affaires étrangères, au Budget et à la Défense. Maintenant que vous êtes directeur de l’Odéon, pensez-vous au ministère ?
Absolument (rires). Mais à la différence du « moi-même » de la pièce, je m’arrêterai à la Culture. Le passage que vous citez vise l’élargissement excessif du périmètre du ministère, et la façon dont la culture est aujourd’hui écartelée entre l’événementiel, le patrimonial, et surtout la communication, qui figure d’ailleurs dans l’intitulé du ministère. Cette évolution a commencé sous l’impulsion de Jack Lang et a été poursuivie par tous les ministres qui se sont depuis succédés, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est la démocratisation de l’idée culturelle : les collectivités locales se sont enfin mises à considérer la culture comme un enjeu politique. Le pire, c’est la dissolution dans l’événement démagogique. Quand Vilar parlait d’un « théâtre populaire », quand Vitez à sa suite revendiquait un art « élitaire pour tous », leur idée n’était pas de concevoir des œuvres adéquates au projet préalable de faire venir un maximum de public ; elle était de faire des œuvres qui aient valeur en elles-mêmes, et de travailler sur la médiation avec l’ensemble de la société civile. Voilà mon programme pour quand je serai ministre de la Culture ! (...)


Comment entendez-vous l’expression « théâtre populaire » aujourd’hui ?
À l’époque de Vilar, le théâtre est encore un vecteur d’opinion de la société. Ce n’est plus le cas. Nous avons mis des années à en faire notre deuil ; nous voulions croire que nous avions encore une influence, mais il a bien fallu se rendre à l’évidence... Et pourtant, la décentralisation a réussi : on en parle souvent comme d’un échec, ou comme si sa réussite avait été tout au plus symbolique. Mais c’est faux. Traversez la France de Forbach à Toulouse, vous pourrez partout aller au théâtre, dans des salles qui ne sont pas vides. Il n’en reste pas moins qu’en termes de débat public, le théâtre a perdu sa place centrale dans la vie de la cité. Pourquoi ? Simplement parce que ce n’est pas une élite qui vient au théâtre. Quand on me dit : « Votre métier est un métier pour l’élite », je réponds : « J’aimerais tellement que l’élite — l’élite médiatique, financière, le mécénat, l’élite politique — vienne plus souvent ! » Mais elle ne vient pas. Ce n’est pas elle, le public...
(...)

Vous défendez souvent une conception très exclusive du théâtre : vous privilégiez un théâtre de la parole, de la dramaturgie textuelle, qui laisse penser que vous avez des réticences à l’égard de formes plus hybrides qui s’aventurent aux frontières du genre — le théâtre d’objet, les installations et réalisations mêlant vidéo, électronique, arts de la rue, etc.
Il suffit qu’on dise « J’aime le poème dramatique » pour qu’immédiatement, quelqu’un se lève et dise « Donc vous n’aimez pas la danse, pas le cirque, pas la musique ! » Évidemment qu’il y a du très grand théâtre sans texte ; évidemment qu’il y a du grand théâtre qui fait appel à la vidéo. Prenez le travail de Frank Castorf : chez lui, la vidéo est parfaitement intégrée — elle l’est de manière critique, pas comme un cache-misère. J’ai adoré ses pièces, pour les mêmes raisons que je n’aime pas les spectacles où la vidéo me semble n’être rien d’autre qu’un signe de modernité. Quant à moi, je défends un geste théâtral qui parte du poème, parce que j’ai l’impression qu’il n’y a aujourd’hui pas assez de place pour le poème dramatique au sein de cette profession. Ce théâtre-là est beaucoup plus vulnérable que tout le reste, parce qu’il peut difficilement se transformer en forme spectaculaire.
Qu’est-ce qui fonde, selon vous, la distinction entre théâtre et spectacle ?
C’est d’abord une question de proportion. Le théâtre est lié à la présence réelle ; c’est un rapport d’homme à homme. Si vous en augmentez les proportions, vous le cassez : l’éloignement physique de l’homme en scène et de l’homme qui regarde change l’ontologie de cette activité. On passe alors dans l’ordre du spectacle, qui ne marche que dans un seul sens. Le spectacle va du plateau — ou de l’écran — au spectateur, un point c’est tout. L’expérience théâtrale est, au contraire, une expérience où le spectateur a une certaine liberté de lecture. Cette liberté, on peut l’appeler la « distance » ou tout ce qu’on voudra. Quand cette liberté n’est pas préservée, on est dans le spectaculaire, pas dans le théâtre.
Mais pourquoi la liberté de lecture serait-elle spécifique au théâtre plutôt qu’à toute œuvre d’art ?
Parce que le théâtre est une présence réelle. Je ne fais aucune théologie en disant cela : il faut l’entendre le plus littéralement possible. Le théâtre est l’art de la parole en présence. Or je pense que la parole en présence est la solution à l’impossibilité de la parole. C’est clair ?
Cela le sera peut-être si vous développez.
Si je développe, cela sera moins bien (rires). Vous savez, je mets du temps à les pondre, mes aphorismes. Bon, essayons. J’ai réalisé un film [2], et j’ai bien vu qu’entre l’homme qui est derrière la caméra et celui qui est devant l’écran, il ne pouvait pas y avoir d’égalité. Alors qu’au théâtre, la parole en présence met tout le monde à égalité.
Il n’y a pourtant pas d’espace plus hiérarchisé qu’un théâtre à l’italienne comme la vieille salle de l’Odéon : entre la scène et la salle, mais aussi dans la salle, entre les places de riches et les places de pauvres...
C’est vrai. Mais tous ont la même arme, qui est la parole.
Au théâtre, on demande au spectateur de se taire, non ?
Si vous pensez qu’au théâtre, le spectateur se tait, c’est parce que vous n’avez pas les bonnes oreilles. Moi, je l’entends très bien. Il parle de manière éloquente par son silence. C’est vertigineux pour l’homme en scène, de sentir que ce silence devient de la pensée incarnée. Par son rire, il se manifeste aussi. Quand je joue une comédie, les jours où cela ne rit pas, c’est difficile. Bref, j’entends le spectateur penser quand je suis en scène. Je ne l’entends pas penser quand je suis aux prises avec une caméra.

Dans certaines de vos pièces — L’Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la Parole à la Parole, par exemple — comme dans certains de vos textes de circonstances — « Avignon se débat entre les images et les mots » [3] notamment —, vous mettez sans cesse en garde contre le risque qu’il y aurait, pour le théâtre, à privilégier l’image.
Ce que je veux dire, c’est qu’au théâtre, il n’y a pas d’image. Il n’y a que de la présence. Une chaise, au théâtre, on peut s’asseoir dessus. En même temps, cette présence devient symbolique. Le théâtre est ce qui m’apprend à lire le monde comme un livre. Quand je vois une chaise au théâtre, je me dis : « Que me dit cette chaise ? Ah, ce doit être le palais. » C’est le palais, mais on peut quand même s’asseoir dessus.
L’expérience des images n’est-elle pas, à sa manière, expérience de la présence ?
Pas toutes les images. Un tableau de Soulages ou de Fra Angelico, si. Mais ce ne sont pas des images...
Ce que vous appelez « images », ce sont donc les images médiocres, les images réduites à la communication ou à la décoration ?
Ce que je veux dire, c’est que quand il n’y a pas de parole dans l’image, quand l’image est réduite à du pulsionnel, alors cette image-là est une saloperie.
Mais il y a aussi du pulsionnel dans l’écriture...
Je ne dis pas qu’il n’y en a pas. Je dis qu’il ne peut pas y avoir que cela. Quand les surréalistes ont voulu faire du pulsionnel en littérature, comme Breton dans Clair de terre, ils ont foncé dans une impasse. Il y a des impasses nécessaires, ne serait-ce que pour y faire des trucs cochons, mais ce sont tout de même des impasses. J’ai le même sentiment quand l’art contemporain se résume au pulsionnel. Mes défécations et mes humeurs ne sont pas plus vraies que ma pensée, que mes tentatives de dire « je t’aime » à quelqu’un et de le lui faire entendre. Mes larmes ne sont pas plus vraies que ma parole. Je ne vous demande pas du tout de prendre la carte de mon parti, et je ne cherche pas du tout à vous convaincre. Il y a simplement des images que j’aime et d’autres que je n’aime pas.
Comme il y a un théâtre que vous aimez et un théâtre que vous n’aimez pas ?
Eh non ! Il n’y a pas de théâtre que je n’aime pas, parce que j’aime le théâtre au-delà de tous les critères de valeur. C’est le processus humain lui-même que j’aime dans le théâtre. Quand je vois ma petite voisine faire du théâtre à la fête de l’école, au fond, cela me passionne autant qu’un spectacle de Castorf. Ma méditation sur le théâtre dépasse les critères de valeur. Ce qui est parfois un peu encombrant pour une programmation !
Autre sujet qui fâche : vous avez souvent critiqué la façon dont le metteur en scène était devenu le personnage central de l’écriture théâtrale.
Ce que je conteste, c’est la façon dont le metteur en scène est parfois devenu la seule légitimité du monde théâtral, au point que le passeur semble parfois plus important que la personne qui passe. La majeure partie du geste du metteur en scène est un geste herméneutique. Or on en est à la troisième génération de commentaires : certains spectacles ne proposent plus une lecture, mais une lecture d’une lecture d’une lecture. Il y a là un risque de stérilité. J’ai été très proche de Didier-Georges Gabily et de Jean-Luc Lagarce — « le poète mort trop tôt » des Illusions comiques. Ce que nous voulions tous les trois, c’était, justement, sortir le théâtre du geste strictement herméneutique, parce que nous trouvions qu’il manquait de corps et d’engagement physique. Ils ont mis tous les deux leur corps au centre de leur œuvre. J’admire tous les gens qui travaillent avec leur corps — comme les chanteurs, les prostituées, les sapeurs-pompiers.

Lisez l'ensemble de l'article...