vendredi 16 mars 2018

Britannicus: tragédie politique ou amoureuse?

 Afin de vous permettre de consolider vos partis-pris sur la pièce de Racine, voici une analyse de la pièce qui peut vous éclairer. Pour faire les sujets d'écrits il faut être capable d'avoir un parti pris de mise en scène et donc bien connaître les enjeux de la pièce.


Les enjeux : tragédie politique ou tragédie amoureuse ?  par Julien Seydoux

Avec Britannicus, Racine nous propose une tragédie dans laquelle passions amoureuse et politique s'entremêlent. Pour cette raison, il faut d'emblée définir et différencier ces deux registres tragiques dont la base reste évidemment commune. Une tragédie étant "l'imitation d'une action grave et complète" (Jean Racine, Préface de Phèdre), "chargée de peu de matière" (Jean Racine, Préface de Britannicus) dont le but est de susciter la terreur et la pitié, la différence réside alors dans les éléments moteurs de cet engrenage dramatique qui tiennent soit d'une dimension politique, soit d'une dimension amoureuse. Dans cette pièce, il semble que l'aspect politique soit dominant; cependant il est intéressant de relever les éléments qui tiennent de la passion amoureuse et de voir dans quelle mesure ils interviennent. Pour ce faire, je m'attacherai à mettre en exergue les différentes stratégies et motivations de trois personnages chez qui nous sommes le plus susceptibles de constater la violence des passions, à savoir Agrippine, Néron et Narcisse.

On peut d'entrée se demander quels sont les éléments qui poussent Agrippine à agir de la sorte : est-ce son goût du pouvoir ou son amour maternel ? Personnellement, il m'apparaît clairement que la première hypothèse avancée se vérifie aussitôt dans ses déclarations, comme dans ses actes. Agrippine démontre durant la majeure partie de la pièce une grande expérience à gérer les événements. Ce qui ressort avant tout chez ce personnage habitué aux rouages de la cour, c'est une grande conscience de son pouvoir et sa redoutable efficacité. D'entrée de jeu, on remarque qu'Agrippine est une femme qui sait anticiper (" Tout ce que j'ai prédit n'est que trop arrivé" v. 9) et qui est dotée d'un grand sens de l'autoanalyse (" Je sens que je deviens importune à mon tour" v. 14 / " Depuis ce coup fatal, le pouvoir d'Agrippine /Vers sa chute, à grand pas, chaque jour s'achemine" v. 111-112). Elle ne se cache pas la vérité et cet élément joue en sa faveur : c'est en effet un des ses principaux atouts. En portant un regard objectif sur la situation, elle se donne les moyens d'y remédier de manière efficace et d'éviter ainsi des coups inutiles et décentrés. Effectivement, consciente de ses limites, elle agit dans un rayon d'action qu'elle maîtrise et n'est pas dépassée sur son terrain. De plus, à côté de sa facilité à décortiquer une situation, Agrippine est une grande stratège politique pour qui le pouvoir reste l'enjeu principal (Ah ! que de la patrie il soit, s'il veut, le père ; /Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère." v. 47-48). Son but est de détenir le plus longtemps possible ce rôle de marionnettiste qui est le seul qu'elle veuille jouer. Par un réseau relationnel habilement constitué (Agrippine est le personnage qui parle avec le plus de personnes différentes dans la pièce), elle a entre autres jusqu'ici réussi à contenir les volontés d'indépendance et de pouvoir de son fils.

Il est par contre intéressant de souligner chez elle une certaine naïveté (ce qui est paradoxal pour une femme de cette trempe). Habile stratège, elle aurait dû s'attendre à un renversement de situation. Peut-être l'avait-elle deviné ? Toutefois elle ne pensait pas que Néron oserait passer aux actes, surtout avec une telle radicalité (enlèvement de Junie)...Finalement, elle est en partie victime de sa "politique d'étouffement" envers Néron et ce retour de manivelle devait survenir tôt ou tard. Cette attitude aurait pu s'apparenter à une quelconque forme d'amour maternel ou à une volonté de protection, si elle s'était résignée après quelques années de manipulation à laisser le pouvoir à son fils. Qu'elle dirige et aiguille Néron durant les premières années de son règne semble convenable et légitime; cependant ce que veut Agrippine – et elle l'explicite clairement – c'est conserver son pouvoir à travers celui, illusoire, de son fils. En clair, sa soif du pouvoir prévaut totalement sur son amour maternel qui aurait dû la conduire à sacrifier, le moment venu, son amour propre. Agrippine a donc un besoin vital de régner pour préserver sa seule raison d'être. Effectivement, lorsque son influence diminue, elle se sent affaiblie, n'est plus lucide et se laisse emporter. Au niveau politique, elle perd son emprise sur Néron et le fait qu'elle ne puisse le voir la met en colère ("Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur ?" v.142). Et cet emportement va croissant quand elle pense à Junie (" Une autre de César a surpris la tendresse : Elle aura le pouvoir d'épouse et de maîtresse" v. 887-888) et qu'elle voit en elle une rivale affective et politique : c'est bien plus par jalousie et par amour propre blessé qu'elle réagit de la sorte que dans l'intérêt de son fils. Il n'est donc aucunement question ici d'amour maternel. On remarque clairement que sa colère, qui est inhabituelle vu la réaction d'Albine ("Madame, au nom des Dieux, cachez votre colère." v. 875), compromet sa lucidité : dans les faits, Junie ne représente absolument aucun danger sur le plan politique. Les sentiments d'Agrippine s'entremêlent : l'impuissance sur le plan politique et la jalousie sur un plan affectif. Elle agit sous l'effet de la passion et perd de son efficacité.

Finalement, on peut dire qu'elle est clairvoyante et lucide tant que sa passion du pouvoir est assouvie. Dès le moment où la portée de son action diminue, ses pulsions prennent le dessus et tout ce qui faisait sa force s'envole. Les problèmes d'Agrippine ne viennent en réalité pas de ses ennemis, mais en grande partie d'elle-même.

Chez Néron les mécanismes de pensée et l'approche du pouvoir diffèrent de ceux de sa mère. Il laisse libre cours à ses pulsions, ("Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux." v.381) qu'elles soient d'ordre politique ou amoureux et finalement il les subit sans aucun recul. Elles le conditionnent totalement et sa fonction d'Empereur lui permet de les assouvir sur le champ. Il est incapable de distinguer celles qui relèvent de l'amour de celles qui tiennent de la politique, ce qui montre clairement son immaturité et son incapacité à atteindre un équilibre mental. Il ne suit aucune ligne de conduite, aucune stratégie, au contraire de sa mère chez qui les actions sont réfléchies et élaborées patiemment. La politique de Néron (si tant est qu'il en ait une ?) ne repose sur aucune tactique et est imprévisible : il n'agit que par coup de tête. En effet, tous les actes de l'Empereur sont des réactions à des stimuli incontrôlables ("Et ce même Néron, que la vertu conduit, / Fait enlever Junie au milieu de la nuit" v. 54-55). Dans une visée freudienne, les pulsions sont normalement contrôlées par le "surmoi", or, chez Néron, ce n'est pas le cas. Elles exigent une satisfaction immédiate. Impulsif, Néron est alors transporté et ne se maîtrise plus du tout (" L'impatient Néron cesse de se contraindre" v.11). Et c'est peut-être cela qui pourrait constituer son unique force, le fait que son jeu soit imprévisible et indécodable. Or si ce caractère lui permet de déconcerter ses adversaires provisoirement, il finit par le conduire à sa propre perte. Il suffit à ce niveau d'analyser les causes et les conséquences de l'enlèvement de Junie. Néron la neutralise dans un premier temps pour déjouer les stratagèmes politiques de sa mère, puis la voyant, tombe éperdument amoureux d'elle, ce qui tient là de la pure pulsion. Il s'agit d'un amour immédiat (en opposition à l'amour sororal, cf. Roland Barthes, Sur Racine, 1979) : Néron est victime d'un "coup de foudre". Il ne connaît rien de Junie, ni de son caractère, ni de ses qualités ou ses défauts et ces paramètres lui importent peu. Il n'est en réalité pas amoureux de Junie, mais de l'effet qu'elle produit sur lui.

Si Néron est le plus souvent victime de ses pulsions, on peut tout de même remarquer certaines situations où l'Empereur semble lucide, ce qui est plutôt rare. Une première fois au sujet de Junie ("Mais je m'en fais peut-être une trop belle image ; / Elle m'est apparue avec trop d'avantage" v. 407-408) et une deuxième à propos de la relation qu'il entretient avec sa mère, dont il fait part à Narcisse.

Eloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver ;
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver.
Mais (je t'expose ici mon âme toute nue)
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle,
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien ; (v. 496-505)

Malheureusement, cette infime part de raison et de lucidité finit toujours par céder la place à des envolées incontrôlables. Là sont les points faibles d'un Empereur dont les passions hyperbolisent les sentiments et le poussent constamment d'un extrême à l'autre. Comment peut-il envisager de diriger l'Empire romain s'il n'a aucune emprise sur lui-même ? En effet, Néron n'est jamais apte à prendre une décision : faute désormais de s'en remettre à sa mère, il s'en remet soit à Burrhus, soit à Narcisse. Il n'est à proprement parlé jamais maître de ses actes. La liberté suppose la capacité et la possibilité de choisir, d'appliquer son libre arbitre sur les questions qui nous sont posées dans la vie. Or Néron, incapable de délibérer par lui-même et donc de se réaliser, n'est pas libre. Il souffre d'un manque et le compense par des caprices qui lui permettent d'assouvir la seule chose qui lui appartienne vraiment : son amour propre. On remarque d'ailleurs tout au long de la pièce que Narcisse en use et en abuse tout à fait subtilement. En évoquant des idées désagréables aux oreilles de Néron comme le fait que sa suprématie soit remise en doute, il pique l'amour propre de l'Empereur et n'a plus qu'à attendre sa réaction.

Quoi donc ? ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire ?
Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'Empire ;
Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit :
Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains, [...] (v. 1468 ss.)

Néron se croit fort, car il est au centre de l'action et bénéficie du pouvoir absolu; mais, en réalité, il n'est qu'un faible sans vertu, un pantin de ses passions et de son perfide conseiller Narcisse qui le manipule à sa guise ("J'écoute vos conseils, j'ose les approuver" v. 497).

En conclusion, on peut dire que Néron confond passions politiques et pulsions amoureuses sans faire de distinction et que ce mélange explosif est la source de nombreux malheurs. Par conséquent, chez ce personnage les moteurs de l'engrenage dramatique ne relèvent ni de dimensions politiques ni de motifs amoureux, mais tout bonnement d'un flux de pulsions qui génère des actes violents et sauvages. Comme on ne retrouve pas de trace d'amour sororal chez Néron, on peut dire que la tragédie est d'ordre pathologiquement existentiel. Si, ajouté à cela, on tient compte de la nature jalouse et sadique du personnage (" J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler " v. 402 ... " Mais je mettrai ma joie à le désespérer. / Je me fais de sa peine une image charmante " v. 750-751), on assiste à la "naissance d'un monstre" qui n'a et n'aura jamais aucune emprise ni en politique, ni sur lui-même.

Mais qu'en est-il finalement de Narcisse et comment juger ses motivations dans la pièce ? Son rôle est pourtant radicalement différent : il n'est pas sous les feux des projecteurs, c'est un homme de l'ombre. En effet, il n'a officiellement aucun pouvoir : conseiller personnel de Britannicus, il ne joue pas à ce titre un rôle particulièrement difficile. En effet, s'il réussit aisément à aiguiller le jeune amoureux de Junie, il occupe une position beaucoup plus stratégique à titre de "conseiller influent" auprès de l'Empereur. Narcisse est un homme froid dont le plaisir réside dans le malheur et la souffrance des autres. Il trompe Britannicus au profit de Néron (v. 513-518) et ne fait qu'attiser la colère de l'Empereur pour le pousser à l'assassinat.
Son intérêt politique est moindre : ce qu'il veut, c'est cruellement et froidement voir les autres s'entretuer. Par de subtiles manœuvres, il monte les personnages proches du pouvoir les uns contre les autres afin d'avoir le plaisir de les voir périr. Il me semble que Narcisse est à ce point sadique qu'on pourrait se demander si le "monstre" de l'histoire est bien Néron (interprétation personnelle). L'Empereur est certes barbare et sans scrupule, mais il faut lui laisser une certaine naïveté que Narcisse n'a pas du tout. Il est au contraire fort éveillé et utilise cette qualité pour attiser la souffrance autour de lui : le perfide n'a en effet aucun autre but que de manipuler les autres et de jouir de leurs infortunes. Si Néron est entier et total dans ses réactions, si ses pulsions le poussent à agir, il ne le fait pas forcément dans l'intention de nuire. Narcisse est au contraire fort intelligent, en ce sens qu'il a cerné les faiblesses de chacun, surtout celles de Britannicus et de Néron, et les utilise pour assouvir ses pulsions sadiques...

La fortune t'appelle une seconde fois,
Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables. (monologue intérieur, v. 757-760).

Apparemment froid calculateur et maître de ses actes, il risque d'être entraîné à son tour dans la spirale infernale du mal.

Finalement, on peut dire que Narcisse est l'un des moteurs principaux de l'engrenage dramatique, surtout en poussant l'Empereur à suivre une politique passionnelle, mesquine et non vertueuse. Il n'a donc aucun intérêt politique ni amoureux, mais sa seule motivation reste le plaisir sadique de la manipulation. Par ailleurs, Narcisse se fait le digne représentant de l'idée machiavélique selon laquelle le monarque doit régner par la crainte, et non se faire aimer du peuple. Sa vision du pouvoir tyrannique correspond donc totalement à ses actions et à ses principes.

En conclusion, il est clairement apparu que les motivations de Narcisse relèvent d'une perversité psychologique, alors que celles des deux premiers personnages analysés (Agrippine et Néron) sont apparemment d'ordre plus politique. Racine l'avait par ailleurs clairement explicité : après certains reproches de ses détracteurs qui le jugeait "doucereux et galant", "imperméable aux grands problèmes politiques", Racine voulait répliquer sur le terrain de Corneille. Il l'a fait et réussi. Cependant cette tragédie, comme je l'ai dit, relève également au second plan de la passion amoureuse. Cette dernière est spécialement visible chez l'Empereur qui "idolâtre" Junie. Plus généralement, c'est le mécanisme Eros-Thanatos que l'on retrouve ici et qui dicte certains comportements. On pourrait dire que la passion amoureuse n'est qu'une déclinaison de l'exercice tyrannique du pouvoir. Cependant, il est important de distinguer la passion qui anime plus ou moins violemment les personnages, de l'amour sororal qui, lui, est bâti et réfléchi. Il semblerait bien que seule la relation Junie / Britannicus réponde aux critères de cette deuxième forme d'amour. En proposant un tel couple au public, Racine est certain de provoquer un sentiment de tendresse et de susciter une émotion. Les échanges entre ces deux jeunes gens, sains et naturels, sont emplis d'un lyrisme amoureux qui comble l'auditoire. Cependant, cet amour est vraiment exceptionnel et Racine s'attache plus aux effets de la passion sur l'Homme. En nous démontrant la violence des pulsions, il peint des personnages dont les espaces de liberté et la raison sont amoindris. C'est le cas dans Britannicus où finalement les dimensions, qu'elles soient politiques ou amoureuses, importent peu, mais dépendent de la passion, des pulsions et de leurs ravages sur l'individu. On constate donc un certain pessimisme de Racine qui limite pour l'homme les espaces de liberté, tout en soulignant les conditionnements dont il est objet.