jeudi 27 avril 2017

Le personnage de Penthée dans les



Penthée, l’excité
Dans le cas de Penthée, le fils d’Agavé, Euripide rend sensible cette même équivoque entre délire induit et folie propre, peut-être familiale. Penthée que son grand-père Cadmos traite d’entrée de jeu « d’excité », alors même qu’il fera de lui, à la fin, une oraison funèbre d’une grande tendresse (v. 214), est traité de fou par Tirésias (v. 326). Penthée, le roi, choisi par Dionysos pour accomplir sa vengeance terrifiante, est d’abord un être emporté et sûr de lui qui refuse de céder aux raisonnements sophistiques de Tirésias comme aux arguments politiques et opportunistes de Cadmos, qui a changé d’avis tardivement (trop tard !) quant à la naissance du dieu. Il est animé de croyances erronées quant aux Bacchantes et persuadé que seuls les hommes intéressent véritablement les femmes dans cette affaire (v. 222-225) :
 « […] chacune se replie dans son coin
De désert pour servir le plaisir des hommes,
Comme des ménades dévotes, à les entendre.
En fait, elles mettent la déesse Aphrodite au-dessus du dieu bachique. »
Il pense en même temps que l’étranger, parfumé, bouclé et « aux allures de femelle » (v. 353), qui répand en ville le culte de Dionysos, séduit les femmes « en faisant miroiter devant elles les mystères de la jouissance » (v. 238) et que c’est la seule raison de sa présence à Thèbes (v. 454). Comme il dénie à ce séducteur tout talent pour la lutte guerrière, il n’entrevoit nullement qu’un combat meurtrier se prépare sous un mode totalement inédit. Prisonnier d’une obsession à proprement parler phallique, qui produit d’ailleurs un effet comique sur le spectateur, il voit tout à travers le prisme déformant de ce fantasme unique, et méconnaît absolument que tout autre chose est en jeu. Après l’épiphanie spectaculaire de Dionysos, et alors même qu’il a « souffert l’horreur » et a été victime d’illusions fortes comme de prendre un taureau pour l’étranger (v. 642 et 617-618)), il s’obstine à croire encore à cette causalité phallique du départ des reines, bien que le messager l’ait clairement détrompé sur ce point (v. 686). Dans son second dialogue avec l’étranger, il se sent pris au piège de la parole divine qui lui indique l’échec probable de toute action guerrière face aux femmes déchaînées par le dieu (v. 800-801) :
 « Je suis pris dans un piège par cet étranger impossible ;
Qu’il agisse ou qu’il subisse, il ne se taira pas. »
C’est le moment choisi par l’étranger pour se servir à la fois de la peur de l’échec guerrier prévisible et du désir fasciné de Penthée pour les mystères de la jouissance féminine, que Bollack rapproche de celui d’Actéon voyeur d’Artémis (v. 802) :
 « Cher ami, il reste un moyen d’arranger ça. ».
L’étranger, en l’interrogeant, dévoile d’une façon maïeutique les sentiments opaques et contradictoires du roi, où se mêlent la souffrance, mais aussi le désir et la jouissance de voir lui-même ce que font les femmes ensemble dans la montagne. Pour cela, connaissant le sort terrible que les bacchantes réservaient aux bouviers, il n’y a qu’une seule solution, le travestissement féminin en costume de ménade avec ses accessoires, ruse qui heurte par-dessus tout Penthée. Mais, à ce moment-là, s’il est ébranlé voire séduit par les arguments et les « trucs » de l’étranger, il n’est pourtant pas encore décidé (v. 845-846) :
 « Je vais y aller. Soit je partirai avec les armes,
Soit je me soumettrai à tes conseils. »
Jusque-là, donc, Penthée est certes manipulé par le dieu qui connaît ses sentiments intimes et son aliénation à la fois royale (ne pas perdre la face) et virile (contempler les reines dans leur jouissance dionysiaque), mais il agit encore de son propre gré. Ce n’est plus le cas après. Dionysos sait que le travestissement en femme est la limite de l’impossible à admettre pour Penthée (v. 847-853) :
 « Dionysos ! À toi de jouer – car tu n’es pas loin !
Faisons-le payer. D’abord fais-lui perdre la raison,
Et mets en lui une rage légère. Car s’il l’a, sa raison,
Jamais il n’acceptera de porter une robe de femme.
S’il dévie de son sens, il la mettra. »
Pour Dionysos, ce travestissement féminin est absolument nécessaire à l’accomplissement de sa vengeance parce que c’est seulement ainsi qu’il ridiculisera le roi devant la cité dont il est le chef et excitera la colère d’Agavé jusqu’au meurtre aveugle de son fils (cf. les prédictions du chœur dans le quatrième stasimon, v. 977-990). Ainsi, le moment de sujétion à la folie dionysiaque coïncide, pour Penthée, avec le franchissement de la limite de la différence des sexes. C’est uniquement parce que Dionysos l’a rendu fou qu’il franchit cette limite. On doit donc en distinguer son aliénation propre, celle qui est de son fait, au contraire virile et phallique, qui produit ce malentendu sur la jouissance féminine, qui est d’ailleurs de structure: prendre pour phallique ce qui est une autre jouissance, sans loi prévisible, et qui est donc beaucoup plus difficile à appréhender. C’est d’ailleurs, on l’a vu, cet excès de virilité fantasmatique qui l’aveugle et le perd, en le livrant aux ruses séductrices du dieu.
Une caractéristique de Dionysos est, semble-t-il, de faire miroiter une jouissance à ses victimes au moment où il les fait entrer dans le délire, quel que soit le degré de celui-ci : les dévotes « s’éclatent » en le servant religieusement, les Thébaines ont leur lot de prodiges agréables avant de devenir les folles furieuses qui accompliront la vengeance du dieu, et Penthée, qui avait justement bien repéré ce trait du comportement séducteur du dieu, succombe à la vaine promesse de satisfaire son fantasme. N’est-ce pas, d’ailleurs, ce que le dieu dit de lui-même (v. 859-861) ?
 « Il reconnaîtra le fils de Zeus,
Dionysos, qui est à la fin
Le dieu le plus terrible, et la suprême douceur des hommes ! »