Penthée, l’excité
Dans le cas
de Penthée, le fils d’Agavé, Euripide rend sensible cette même équivoque entre
délire induit et folie propre, peut-être familiale. Penthée que son grand-père
Cadmos traite d’entrée de jeu « d’excité », alors même qu’il fera de
lui, à la fin, une oraison funèbre d’une grande tendresse (v. 214), est traité
de fou par Tirésias (v. 326). Penthée, le roi, choisi par Dionysos pour accomplir
sa vengeance terrifiante, est d’abord un être emporté et sûr de lui qui refuse
de céder aux raisonnements sophistiques de Tirésias comme aux arguments
politiques et opportunistes de Cadmos, qui a changé d’avis tardivement (trop
tard !) quant à la naissance du dieu. Il est animé de croyances erronées
quant aux Bacchantes et persuadé que seuls les hommes intéressent véritablement
les femmes dans cette affaire (v. 222-225) :
« […] chacune se replie dans son coin
De désert
pour servir le plaisir des hommes,
Comme des
ménades dévotes, à les entendre.
En fait,
elles mettent la déesse Aphrodite au-dessus du dieu bachique. »
Il pense en
même temps que l’étranger, parfumé, bouclé et « aux allures de
femelle » (v. 353), qui répand en ville le culte de Dionysos, séduit les femmes
« en faisant miroiter devant elles les mystères de la jouissance »
(v. 238) et que c’est la seule raison de sa présence à Thèbes (v. 454). Comme
il dénie à ce séducteur tout talent pour la lutte guerrière, il n’entrevoit
nullement qu’un combat meurtrier se prépare sous un mode totalement inédit.
Prisonnier d’une obsession à proprement parler phallique, qui produit
d’ailleurs un effet comique sur le spectateur, il voit tout à travers le prisme
déformant de ce fantasme unique, et méconnaît absolument que tout autre chose
est en jeu. Après l’épiphanie spectaculaire de Dionysos, et alors même qu’il a
« souffert l’horreur » et a été victime d’illusions fortes comme de
prendre un taureau pour l’étranger (v. 642 et 617-618)), il s’obstine à croire
encore à cette causalité phallique du départ des reines, bien que le messager
l’ait clairement détrompé sur ce point (v. 686). Dans son second dialogue avec
l’étranger, il se sent pris au piège de la parole divine qui lui indique
l’échec probable de toute action guerrière face aux femmes déchaînées par le
dieu (v. 800-801) :
« Je suis pris dans un piège par cet
étranger impossible ;
Qu’il agisse
ou qu’il subisse, il ne se taira pas. »
C’est le
moment choisi par l’étranger pour se servir à la fois de la peur de l’échec
guerrier prévisible et du désir fasciné de Penthée pour les mystères de la
jouissance féminine, que Bollack rapproche de celui d’Actéon voyeur d’Artémis
(v. 802) :
« Cher ami, il reste un moyen d’arranger
ça. ».
L’étranger,
en l’interrogeant, dévoile d’une façon maïeutique les sentiments opaques et
contradictoires du roi, où se mêlent la souffrance, mais aussi le désir et la
jouissance de voir lui-même ce que font les femmes ensemble dans la
montagne. Pour cela, connaissant le sort terrible que les bacchantes
réservaient aux bouviers, il n’y a qu’une seule solution, le travestissement
féminin en costume de ménade avec ses accessoires, ruse qui heurte par-dessus
tout Penthée. Mais, à ce moment-là, s’il est ébranlé voire séduit par les
arguments et les « trucs » de l’étranger, il n’est pourtant pas
encore décidé (v. 845-846) :
« Je vais y aller. Soit je partirai avec
les armes,
Soit je me
soumettrai à tes conseils. »
Jusque-là,
donc, Penthée est certes manipulé par le dieu qui connaît ses sentiments intimes
et son aliénation à la fois royale (ne pas perdre la face) et virile
(contempler les reines dans leur jouissance dionysiaque), mais il agit encore
de son propre gré. Ce n’est plus le cas après. Dionysos sait que le
travestissement en femme est la limite de l’impossible à admettre pour Penthée
(v. 847-853) :
« Dionysos ! À toi de jouer – car tu
n’es pas loin !
Faisons-le
payer. D’abord fais-lui perdre la raison,
Et mets en
lui une rage légère. Car s’il l’a, sa raison,
Jamais il
n’acceptera de porter une robe de femme.
S’il dévie
de son sens, il la mettra. »
Pour
Dionysos, ce travestissement féminin est absolument nécessaire à
l’accomplissement de sa vengeance parce que c’est seulement ainsi qu’il
ridiculisera le roi devant la cité dont il est le chef et excitera la colère
d’Agavé jusqu’au meurtre aveugle de son fils (cf. les prédictions du chœur dans
le quatrième stasimon, v. 977-990). Ainsi, le moment de sujétion à la folie
dionysiaque coïncide, pour Penthée, avec le franchissement de la limite de la
différence des sexes. C’est uniquement parce que Dionysos l’a rendu fou qu’il
franchit cette limite. On doit donc en distinguer son aliénation propre, celle
qui est de son fait, au contraire virile et phallique, qui produit ce
malentendu sur la jouissance féminine, qui est d’ailleurs de structure: prendre
pour phallique ce qui est une autre jouissance, sans loi prévisible, et qui est
donc beaucoup plus difficile à appréhender. C’est d’ailleurs, on l’a vu, cet
excès de virilité fantasmatique qui l’aveugle et le perd, en le livrant aux
ruses séductrices du dieu.
Une
caractéristique de Dionysos est, semble-t-il, de faire miroiter une jouissance
à ses victimes au moment où il les fait entrer dans le délire, quel que soit le
degré de celui-ci : les dévotes « s’éclatent » en le servant
religieusement, les Thébaines ont leur lot de prodiges agréables avant de
devenir les folles furieuses qui accompliront la vengeance du dieu, et Penthée,
qui avait justement bien repéré ce trait du comportement séducteur du dieu, succombe
à la vaine promesse de satisfaire son fantasme. N’est-ce pas, d’ailleurs, ce
que le dieu dit de lui-même (v. 859-861) ?
« Il reconnaîtra le fils de Zeus,
Dionysos,
qui est à la fin
Le dieu le
plus terrible, et la suprême douceur des hommes ! »