jeudi 28 septembre 2023

Interview de Thomas Jolly dans le Monde

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https://www.lemonde.fr/campus/article/2022/12/03/thomas-jolly-metteur-en-scene-le-harcelement-au-college-n-a-fait-que-renforcer-celui-que-j-avais-envie-d-etre_6152775_4401467.html?fbclid=IwAR36-_uwXvuXOm2-EWHq8Ri3CeSipFeHsKhr1JL_joO8dFBecfhSS4zjW-M

Thomas Jolly, metteur en scène : « Le harcèlement au collège n’a fait que renforcer celui que j’avais envie d’être »

« Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. Ce mois-ci, le metteur en scène Thomas Jolly, choisi pour orchestrer les cérémonies des Jeux olympiques de Paris en 2024, et dont l’adaptation de « Starmania » rencontre un grand succès, revient sur ses années de formation.

Propos recueillis par


Temps de Lecture 6 min.


Le metteur en scène Thomas Jolly, à Paris, le 3 novembre 2022.

« Généralement je m’ennuie après une minute trente », avertit Thomas Jolly lorsqu’on le rencontre dans le café qui borde La Seine musicale à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), quelques heures avant une nouvelle représentation de la comédie musicale Starmania qu’il a montée. Le metteur en scène hyperactif, âgé de 40 ans, prend néanmoins de son temps pour raconter son cheminement, depuis son enfance normande jusqu’à ses succès en cascade. Un parcours mené avec une énergie qu’il n’économise pas : après l’adaptation de Starmania, il prépare un Roméo et Juliette pour le Palais Garnier et sera le maître des cérémonies des Jeux olympique (JO) de Paris en 2024.


Quel a été votre premier rendez-vous avec la scène ?

D’aussi loin que je m’en souvienne, la première rencontre a lieu alors que je n’ai que 4 ou 5 ans. Cela se passe dans ma chambre d’enfant : j’ai pris dans la discothèque de mes parents une cassette audio, La Force du destin de Verdi. Ce n’est pas un ballet, mais je m’improvise chorégraphe, je fais des grands gestes avec les bras, je donne des indications à des danseurs imaginaires. C’est mon premier souvenir de scène, lié sans doute à ma pratique de la danse classique, qui n’a duré qu’un temps. Le théâtre est apparu un peu plus tard.

Votre passion est-elle née dans l’enfance ?

J’ai grandi à La Rue-Saint-Pierre, un tout petit village de Seine-Maritime situé entre Rouen et Dieppe : il y avait une école, une église, mais pas de magasin. Mes parents n’allaient pas à l’opéra, nous n’allions pas au théâtre, juste au cinéma une ou deux fois par an.

Mais je me rappelle avoir vu un documentaire sur le Palais Garnier : j’ai 6 ans, cela fait deux ans que je fais de la danse dans la salle des fêtes du village. Je lève la tête et je dis à ma prof que je pars. Je lui explique que ce que nous faisons n’est pas assez beau, que l’endroit est moche. Moi, je voulais des tutus chatoyants, des dorures, un décorum fastueux, je voulais déjà monter Le Lac des cygnes, même si, à cette époque, je ne le connaissais pas !

Vos parents vous ont-ils encouragé ?

Mes parents ont été géniaux car ils m’ont toujours laissé faire ce que je voulais : danse classique, piano, puis théâtre. Cela coûtait pourtant 700 francs (110 euros) par trimestre, une somme pour eux. La seule chose qu’ils me demandaient, c’était la réussite scolaire.

Y a-t-il une influence familiale dans votre goût pour la scène ?

Peut-être, mais je l’ai découverte plus tard. En 2005, alors que je suis élève à l’école du Théâtre national de Bretagne à Rennes, le directeur, Stanislas Nordey, m’accorde une carte blanche, c’est-à-dire la possibilité de monter mon propre spectacle. Je propose un projet autour du dramaturge Jean-Luc Lagarce. Pour le long monologue d’un personnage féminin, à la fin de la pièce, Nordey me suggère de choisir quelqu’un qui a du sens pour moi et je pense à ma grand-mère. Je lui propose, elle accepte et j’apprends qu’elle a toujours rêvé d’être actrice et qu’elle ne l’a jamais fait.


Est-ce qu’il y a quelque chose qui a sauté une génération ? Je ne sais pas ! Mais il y a un truc quand même, car depuis que c’est mon métier, ma mère s’est mise au théâtre, mon oncle également. Il y a une filiation… à l’envers.

Comment êtes-vous passé de la danse classique au théâtre ?

Enfant, ma mère m’a offert un livre de Pierre Gripari, Sept farces pour écoliers, que j’ai monté dans ma chambre, où je préparais des spectacles pour mes parents. Je jouais et surtout je mettais en scène. Dès le début de ma vie, j’ai voulu organiser le monde autour de moi, je voulais diriger.

A l’école, étiez-vous un bon élève ?

Le primaire passe vite et bien dans ma petite école municipale. Je saute même la classe de CE1. Ensuite arrive le collège. L’établissement, la période… tout est atroce, sordide. Entre nous, les ados, on est des chiens. Je me prends de plein fouet les regards sur moi, sur ma féminité, sur mes goûts et je ne comprends pas.

Ma mère m’a raconté cette anecdote que je trouve mignonne et en même temps d’une tristesse folle : un soir de l’année de 6e, je rentre et raconte que je me suis fait traiter de « pédale » dans la cour. Je ne comprends pas : quelle est cette blague en lien avec un vélo ? Je demande à ma mère. Et discrètement, elle part pleurer.

Vous avez été un élève harcelé ?

Clairement. Mais j’ai nourri, durant ces années, non pas une rancœur, mais une force. Je me suis dit : je suis comme ça et c’est tout. Je ne vais pas changer, au contraire. Je me souviens aussi avoir été fan des chaussures Dr Martens, et j’en voulais des jaunes ! J’ai eu une paire pour mon anniversaire et les porte en classe. Dans un collège de campagne au début des années 1990, c’est une déflagration. Tout le monde ne parle que de ça.

J’ai été harcelé, poussé dans les couloirs, enfermé dans les chiottes par les grands, désapé par ces types qui veulent savoir si je suis un garçon ou une fille. Je suis brutalisé mais cela ne fait que renforcer celui que j’ai envie d’être. Je développe de nouvelles compétences, par le théâtre notamment, qui est un espace de liberté et d’expression, mais aussi un exutoire.

Où jouez-vous alors ?

J’intègre à 11 ans, en 1993, la compagnie Théâtre d’Enfants dans la banlieue rouennaise. Je suis le seul rural du groupe, je joue avec les gosses de riches de l’agglomération, et je me sens plus proche d’eux que de ceux de mon collège. En fin de 3e, j’intègre le lycée Jeanne-d’Arc de Rouen qui change ma vie : je suis avec une autre jeunesse, plus ouverte, en lien avec des activités culturelles. Enfin, en classe de 1re, je suis admis au sein de la classe théâtre du lycée : je suis alors dans mon monde.

Je vais au théâtre chaque semaine voir des spectacles, dont ceux de Stanislas Nordey, qui aura un rôle plus tard dans ma carrière. Je bosse avec des acteurs professionnels, je fais chaque semaine plus de dix heures de théâtre. J’obtiens mon baccalauréat de justesse grâce à une moyenne de 19 sur 20 en théâtre, en théorie et en pratique.


Ensuite, je choisis logiquement de faire une licence arts du spectacle à l’université de Caen. La faculté me laisse beaucoup de temps, je rencontre plein de gens, on monte des compagnies, des spectacles. Nous avons même les clefs de la Maison de l’étudiant qui dispose d’un petit théâtre, et après la licence, je suis admis au sein de l’école du Théâtre national de Bretagne [TNB], à Rennes, dirigé par Nordey.

Vous gardez de bons souvenirs de votre passage à l’école du TNB de Rennes ?

La première année, en 2003, c’est le bonheur absolu, je navigue de stage en stage, je suis certain d’être à ma place. Puis, au début de la deuxième année, je traverse une forme de crise, je pense alors qu’être acteur ce n’est pas simplement être un bon technicien, mais qu’il faut vivre, ressentir.

A la fin de la troisième et dernière année, l’école prépare un spectacle de sortie. Il y a dans la pièce un personnage nommé Minus. Comme son nom l’indique, il est minuscule, il a trois lignes de texte. C’est moi qui en hérite. Je ne le vis pas bien du tout. A la dernière heure du dernier jour de la dernière année, Nordey dresse le bilan de ce que nous avons accompli. Il me lance : « Thomas, cela fait trois ans que tu es là, je ne sais toujours pas qui tu es. »

Quelle a été votre réaction ?

Je décide de faire mon théâtre et d’écrire mon histoire. Mais je me retrouve sans boulot. Puisque mon téléphone ne sonne pas, je décide de monter ma compagnie. Je réunis des gens que j’estime amicalement et artistiquement, des anciens de l’université de Caen ou du TNB, avec lesquels je monte, en 2006, Arlequin poli par l’amour, de Marivaux.


Nous nous installons dans des locaux désaffectés à Gaillon [Eure] et le théâtre de Cherbourg [Manche] nous programme : la compagnie La Piccola Familia est née. C’est mon premier spectacle. Seize ans après, il se joue toujours – il est actuellement à Mulhouse [Haut-Rhin], jusqu’au 30 décembre. C’est une aventure unique que j’ai lancée à 24 ans.

Ce spectacle lance votre carrière. Suivront « Henry VI », « Thyeste »… Des créations où vous mélangez les genres et les références. Comment s’est construit votre paysage culturel ?

J’ai grandi avec la discothèque de mes parents. J’y ai trouvé Verdi, mais aussi Boney M, Les Innocents et Francis Cabrel. Adolescent, je regarde M6, des clips, des émissions musicales. Cela forge une culture musicale éclectique. Et puis il y a le jeu vidéo, la télévision… J’utilise cette culture pop parce que c’est la mienne.

Vous présentez aujourd’hui un nouveau « Starmania », qui met en scène des jeunes gens en rébellion. Y a-t-il, dans cet opéra-rock, des résonances avec vos 20 ans ?

J’ai retiré tout l’aspect futuriste un peu cheap de l’œuvre pour me concentrer sur la matière noire et l’énergie du désespoir. Tous les personnages ont le mal de vivre, sont dans une quête de sens de leur existence. Ils ne savent pas comment se réaliser dans un monde qui ne leur ressemble pas. Cela passe par la violence, l’image qu’on veut avoir de soi, la volonté d’accéder à la notoriété par le mensonge, la brutalité, le sexe.


Starmania est une œuvre sur la dépression. C’est cette force sombre qui fait le succès de Starmania depuis quarante ans.

20 ans a-t-il été pour vous le plus bel âge ?

Le plus bel âge est celui qui arrive. Je ne l’ai pas encore.


Lars Eidinger dans RichardIII (suite)

 

Lars Eidinger est né en 1976 à Berlin et est membre de la Schaubühne depuis 1999, comme Thomas Ostermeier. Le metteur en scène et la vedette de la Schaubühne ont une grande complicité dans le travail, surtout depuis qu’Ostermeier monte Shakespeare. C’est en effet Eidinger qui a créé le personnage éponyme du mythique Hamlet d’Ostermeier (en 2008) : il y était lui-même mythique tant par sa performance physique que par ses talents d’improvisateur. Lars Eidinger a aussi été choisi pour créer Richard III, car, contrairement au personnage, qui est laid, difforme et peu sympathique, l’acteur est beau, athlétique et amical, selon le metteur en scène lui-même. De plus, il est très populaire en Allemagne, et désormais plus largement en Europe. On voit bien ici que le propos sera d’interroger le spectateur sur sa position de complice, voire d’admirateur de Richard. La puissance de métamorphose du théâtre entre ici utilisée à contre-emploi.

Les acteurs de la Schaubühne forment une troupe, dont les deux seuls modèles en France seraient la Comédie française et le théâtre du Soleil. Ce sont des artistes qui travaillent tout le temps ensemble, se connaissent bien et dont le travail scénique transcrit cette impression de choralité et d’ensemble (qu’Ostermeier revendique politiquement dans une société qui idéalise l’individualité). Pour Richard III, ils jouent tous plusieurs rôles, car Ostermeier voulait qu’ils soient tous très impliqués dans le spectacle. Une autre de ses préoccupations fut que pas un seul acteur ne soit éclipsé dans l’ombre de Richard/Lars Eidinger (The Theater of Thomas Ostermeier, Peter M. Boenisch, The Routledge, 2016, p. 192-193).

s’adressant au public à travers son micro-caméra, qui sera son signe distinctif. C’est à l’aide de cet instrument que Richard séduira le public, se confessera à lui, bref l’utilisera à la façon d’un « stand-upper », selon le choix dramaturgique d’Ostermeier

Au début du spectacle Richard se distingue par sa démarche claudicante, son corps voûté, il ne porte pas de toast comme les autres, et… est vêtu d’un simple tee-shirt blanc. Néanmoins, son vêtement noir et blanc, des plus contemporains, ne tranche pas avec les couleurs portées par les autres personnages, car il fait tout de même partie de ce monde du pouvoir, fêtant dans un entre-soi insouciant et guindé – propre aux classes dirigeantes – la prise de pouvoir d’un nouveau roi, Édouard IV, le frère de Richard

l’énorme chaussure droite de Richard, soulignant sa boiterie. Lars Eidinger l’a réellement inventée lui-même, au fil des répétitions, en enveloppant sa chaussure d’un épais papier adhésif noir. L’acteur s’est ainsi constitué lui-même une contrainte physique, car la chaussure pèse désormais lourd. Pour le comédien, 80 % de son personnage se trouve dans son costume. Le choix de faire porter des bagues dentaires à son personnage relève aussi de l’enlaidissement de son visage, suggérant que, définitivement, Richard n’est pas « fait pour ces jeux folâtres, ni pour adorer [s]on propre reflet… ».

 

Le personnage qui change le plus de costumes est, bien sûr, Richard lui-même, qui passe d’un simple tee-shirt blanc traversé d’une bretelle unique, à un costume noir, puis blanc, après avoir également porté une magnifique veste moirée, rappelant le milieu du show-business ou des rock stars. Il porte un très sage col roulé noir au moment de son investiture, pour réapparaître finalement en roi, quasi nu, enfin droit, grâce ou à cause de son corset qui, certes, le redresse mais également l’emprisonne. Il ne quitte jamais sa bosse artificielle (d’ailleurs montrée comme telle, suivant le principe brechtien : « montre que tu es en train de montrer ») ni ses chaussures, dont l’une entrave volontairement la démarche de l’acteur. Le personnage est un véritable caméléon, adaptant son costume aux circonstances. L’allusion à sa main atrophiée fonctionne par le biais d’un bandage blanc, dont l’acteur raconte qu’il avait commencé à lui immobiliser le bras accidentellement, tant il l’avait porté au cours des répétitions.

 

La première chose qui doit frapper l’esprit  est sans conteste l’émotion produite par le jeu de Lars Eidinger. sentiment pathétique que l’on ressent à l’égard de Richard, sens étymologique de « pathétique », qui n’est pas connoté négativement, mais signifie « propre à émouvoir », « qui émeut vivement » (Emmanuelle Baumgartner, Philippe Ménard, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, Le Livre de Poche, 1996) Thomas Ostermeier écrit même que la pitié que pourrait ressentir le spectateur pour Richard, recroquevillé sous sa couverture lors de la scène des fantômes, serait la plus grande réussite de cette mise en scène.

Comment les acteurs et l’équipe du spectacle en arrivent à de tels moments d’émotion ? Le jeu des acteurs est ce qu’Ostermeier préfère dans une mise en scène et en même temps ce qu’il trouve le plus difficile. Il considère que l’acteur est un artiste créateur du spectacle à part entière et veut donc obtenir, pour que ce petit miracle arrive, des conditions de travail remplies de joie et de confiance. Le metteur en scène allemand a par ailleurs développé des exercices qui partent de la réalité sociale et affective vécue par les acteurs.

Mais Ostermeier lutte aussi pour éviter tout nombrilisme chez les acteurs et travaille à les faire entrer en communication. Ainsi, préconise-t-il d’abord la réaction à l’autre, plutôt que l’action. Le personnage de Richard se montre en ceci un très bon élève d’Ostermeier avant l’heure : il passe son temps à réagir aux paroles et aux besoins des autres (Lady Anne, Buckingham, Élisabeth), et c’est ainsi qu’il obtient d’eux ce que lui-même souhaite. Ostermeier appelle cela un « dramatic process ».

Lars Eidinger joue l’hyène (l’acteur a confié qu’elle fut son modèle pour Richard : mâchoire la plus puissante de la savane, mais jambes arquées, l’hyène doit donc attendre le passage des autres grands carnassiers… comme Richard doit laisser la préséance à ses prédécesseurs dans l’ordre de succession), tandis que les autres personnages, principalement le « gang » d’Élisabeth, comme Ostermeier les appelle, jouent collectivement la réaction à sa rage accusatrice. Ils commencent tous par être inquiets et stupéfaits de ses attaques et cela se perçoit tant sur leur visage que dans leur corps. En effet, Richard se tenant sur la passerelle, ils sont forcés de se lever et de tendre leur corps vers lui pour le contredire, sans oublier qu’ils sont de toute façon dominés par Richard. Nous observons ici exactement la ligne défendue par Ostermeier : « Ce que je propose est toujours très concret et concerne avant tout la matérialité du corps dans l’espace » (Chalaye, op. cit., p. 45) ou encore « je m’intéresse aux relations entre les individus (...) dans le rendu des corps (...) » (Ostermeier et Jörder, op. cit., p. 119.)

La réplique d’Élisabeth intimant à Richard de se taire se fait avec un sang-froid, une raideur calme et une rage contenue absolument typique du jeu tout à la fois rentré et expressif des acteurs de la Schaubühne : en effet, une telle situation ne serait probablement pas traitée sur le mode du hurlement dans notre existence réelle. cf l’exercice de storytelling qu’Ostermeier a sans doute dû faire faire à ses comédiens pour cette scène, afin de déjouer tout cliché et de viser au plus près une réaction tout à la fois probante et réaliste des accusés, de l’accusateur et des témoins.

En écho à cette scène de dispute, il est pertinent de montrer la scène de réconciliation (autour de la 60e minute) : encore une fois, le jeu collectif est placé du côté de l’extrême lenteur pour montrer la répugnance à faire la paix, tandis que les gages de paix, sous forme de tapes dans le dos très expressives et exagérées, viennent rompre le réalisme pour souligner grotesquement tout à la fois la virilité et la réticence des personnages. Ainsi, nous pouvons observer une oscillation entre jeu vrai, « naturel », et distance, à travers les nombreux coups d’œil au public, de Richard essentiellement, ou les moments tout à fait burlesques (les tapes dans le dos ou toute la scène de l’investiture – voir rubrique « scène comparée » l’analyse de cette scène d’investiture).

Ostermeier refuse le tout psychologique, car il le juge de peu d’intérêt, au regard du rendu presque sociologique et de l’inscription des enjeux dans les corps. Il a néanmoins un goût certain pour ce qui résonne pour les spectateurs comme étant vraisemblable et émouvant, notamment bien sûr à travers le personnage de Richard, le seul à tisser ainsi des liens avec le public – ce qui le singularise et l’isole. Le futur roi nous emporte dans ses réflexions et nous le suivons. L’émotion devient une source de pensée, puisque nous sommes conduit à comprendre l’exclusion première dont Richard est la victime. Ce n’est que progressivement que le spectateur prend de la distance avec le personnage et doit faire usage de son étonnement, face à la radicalisation criminelle du héros éponyme. Ce régime de jeu rend les situations concrètes et intenses tout en convoquant la distance du grotesque ou du clin d’œil, et conduit le spectateur à une complicité agissante. Ce qui importe c’est de l’amener à réfléchir au processus social et politique qui permet d’engendrer un tel personnage…

Lars Eidinger interprète deux chansons sur scène, qui ont été coupées lors de la captation, pour des raisons de droits. Il s’agit de I Won’t Let the Sun Go Down on Me du chanteur anglais Nik Kershaw et Yonkers du rappeur américain Tyler the Creator. Cette chanson proclame « I’m a fucking walking paradox », ce qui fait bien sûr écho à de nombreux monologues de Richard. Ces deux moments musicaux achèvent d’introniser Lars Eidinger comme une rock star du théâtre européen. Au cours de ces moments musicaux, Richard suscite notre sympathie et notre adhésion. Mais comme la chanson le proclame, il se montre également un « fucking paradox », puisqu’il est capable de susciter notre répulsion dans la scène suivante. En ceci également, Ostermeier s’avère un digne hériter de Brecht.

Lars Eidinger comédien vedette d'Ostermeier (1)

 Extraits d'articles le concernant:

"Soit la fin des années 1990.

Lars Eidinger est étudiant à l’Académie d’art dramatique Ernst-Busch de Berlin, « la plus prestigieuse école de théâtre d’Allemagne ».Un jour, il doit, au cours d’un exercice, réciter le monologue de Franz Moor, dans Les Brigands de Schiller.

« Il s’assied sur une chaise et, pendant une minute, suce un bonbon ». Sans dire un mot. « C’est long, une minute de silence. Quand elle s’achève, Lars Eidinger dit la première phrase : “Das dauert mir zu lange” (“Il me prend trop de temps”) ».

Soit le début des années 2000. Soit Lars Eidinger.

Hamlet dans la mise en scène de Thomas Ostermeier est créé en 2008 dans la Cour d’honneur, au festival d’Avignon, avec Lars Eidinger dans le rôle-titre. Cette mise en scène tourne depuis dans le monde entier, et la pièce est jouée invariablement à guichets fermés. « À Avignon, c’était un spectacle. À Berlin, c’est un show de Lars Eidinger, qui suscite des folies ».

Imaginez la scène. Un soir, Lars Eidinger joue Hamlet, à la Schaubühne de Berlin. « Au cours de la représentation, trois jeunes filles se lèvent. Lars Eidinger les voit, il s’arrête de jouer et leur demande pourquoi elles s’en vont. “Weil’s scheisse ist ! (“Parce que c’est de la merde !”), répond l’une d’elles en partant. Lars Eidinger quitte le plateau en courant, et il suit les jeunes filles dans le foyer. Il veut leur parler, comprendre ce qui ne leur plaît pas. Pendant ce temps, les spectateurs attendent. Privés d’Hamlet. Quand il revient, Lars Eidinger leur raconte ce qui s’est passé. Et il reprend son rôle » (Le Monde, 30 juin 2015).

Fut pour le comédien une révélation un spectacle de Romeo Castellucci intitulé Hypérion (2013) dont le début montre un chien aveugle réagissant aux frémissements de la salle. « Mon jeu est du même ordre, avance Lars Eidinger. Je suis sensible à tout ce qui m’entoure, pas seulement à mes partenaires. […] Le public est mon miroir comme je suis le sien. Pour être un art de l’instant pur – ni avant ni après –, le théâtre doit être un dialogue constant entre l’acteur et son public. Comme dans une situation sexuelle idéale, où l’on réagit à l’autre, où l’on ne fait qu’un seul corps ». Et d’ajouter : « Ce qui m’intéresse, c’est l’immédiateté que les gens viennent chercher au théâtre. Elle a beaucoup à faire avec la vie, à laquelle seule la mort donne un sens. Ce que je recherche, dans le jeu, c’est le côté animal, incontrôlable, que peuvent avoir des enfants sur scène, et qu’ont des acteurs qui pour moi sont des modèles, Marlon Brando ou Gérard Depardieu ».

« Le pire qu’il ait fait ? », s’interroge Télérama. « Sortir de scène avant le combat final d’Hamlet, s’asseoir dans la salle de la Schaubühne et haranguer le public : “Pourquoi voulez-vous que j’y retourne puisque l’on va me tuer ?” […] C’était long. […] Mes compagnons étaient agacés et le public me criait d’y retourner. […] Ce soir-là, la troupe empruntait des chemins routiniers ; j’en ai eu marre ».

« Nous avons découvert [Lars et moi] un pays nouveau pendant les répétitions, confie Ostermeier. Où tout est possible, où aucune interprétation n’est plus juste qu’une autre. Si mauvais goût il y a, c’est celui du personnage, jamais du comédien. Or Lars est capable d’assumer le plus mauvais goût qu’on puisse imaginer. C’est parfois génial, parfois affreux – alors on en discute –, mais c’est grâce à cela qu’il fascine tant ». Et de conclure : « Je suis complètement pour cette fête de l’instant qu’est devenu Hamlet ».

Toutes celles, tous ceux qui ont travaillé avec Lars Eidinger s’entendent sur le fait que c’est un comédien de génie.

Il y a dans son jeu une animalité et une minéralité qui sont cette présence pure grâce à quoi peut se dire quelque chose de la beauté, de l’absolu qu’il y a à exister, ici, maintenant, sur cette terre, en lien insécable avec d’autres corps, d’autres consciences, d’autres inconscients."

 

"Si impétueux (et dissipé) soit-il, jamais le comédien prodige ne trahit la scène. Le théâtre coule dans ses veines. Formé à l'Académie des arts dramatiques Ernst Busch, le Berlinois vénère Shakespeare par-dessus tout. «Son œuvre est comme un palais des glaces, où chaque miroir réfléchit les autres à l'infini. Contrairement à d'autres dramaturges plus limités tels que Molière, Shakespeare est sans fin, rempli d'oxymores et de paradoxes.»

Ce n'est donc pas par hasard que l'acteur fétiche de Thomas Ostermeier a campé, sous sa baguette, les plus grands rôles du dramaturge anglais, dont un Hamlet devenu mythique. Leur compagnonnage dure depuis dix-huit ans. Coup de foudre artistique? À sens unique, au départ. Lars Eidinger le raconte avec une désinvolture désarmante: «J'ai passé une première audition, mais il n'était pas vraiment intéressé. J'en ai passé une seconde, il a dit «OK» mais n'était toujours pas convaincu.» Le comédien, lui, virevoltait autour de la Schaubühne comme un papillon attiré par la lumière. Pourquoi? «Parce que Thomas est le meilleur metteur en scène du monde.»

Shakespeare, Ostermeier… Lars Eidinger est mû par ses figures tutélaires. Parmi elles, Romeo Castellucci, génie de la scène théâtrale européenne. «Une de ses pièces, Hyperion, met en scène un chien noir aveugle. Pendant dix minutes, il ne se passe rien, mais on regarde cet animal qui répond aux réactions de la salle. C'est cela que j'essaie d'atteindre sur scène, je veux être comme ce chien, attentif à ce qui se passe autour de moi. Je crois que le théâtre a un lien très intime avec ce qu'est la vie.»

«J'essaie toujours d'être sincère avec mes émotions et avec le public, que je considère comme un miroir»

Et au cinéma? Le comédien au regard perçant crève l'écran comme il enflamme les planches. Il révère ses idoles, Marlon Brando et Gérard Depardieu, «parce qu'ils portent en eux une énergie animale»; avoue son coup de cœur pour Charlotte Gainsbourg, «qui est à la fois une bête sauvage et une licorne». On le verra cette année dans High Life, de Claire Denis, avec Juliette Binoche, et dans Proxima, d'Alice Winocour, aux côtés d'Eva Green. Mais il restera malicieusement muet sur ses projets théâtraux, glissant que «ce sera pour l'automne»…

On ne saurait conclure une interview de Lars Eidinger sans céder à la tentation de lui poser la question que tous les journalistes lui servent inlassablement: est-il le meilleur acteur de sa génération? Il prend toujours le même malin plaisir à répondre. «Oui, absolument!» Provoc ou narcissisme? L'insaisissable comédien de 41 ans ne laissera rien transparaître. Mais argumente avec une ardeur qui ne peut que convaincre: «J'essaie toujours d'être sincère avec mes émotions et avec le public, que je considère comme un miroir. C'est comme ça que le théâtre fonctionne. Je suis toujours moi-même. Je ne peux pas être quelqu'un d'autre.»

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« Je veux toujours jouer en ayant conscience que j'ai un personnage entre les mains, que je fais bouger »4, dit Eidinger, qui dans les interviews et dans un livre paru en 2011 (EIDINGER) parle aussi de sa peur de l'échec : « quand je joue, je me sens sans défense en face des gens qui me regardent. Bien sûr j'ai peur aussi. Peur de l'échec, peur de ne pas plaire. Mais à côté de cette peur, il y a aussi le plaisir de se révéler, de se montrer. Il y a cet écart extrême entre la peur de l'échec et le fantasme de toute-puissance. Quand tout va bien, tout semble soudain possible. C'est comme quand on est ivre. Et alors je pense que je suis le plus grand comédien du monde »2.

Thomas Ostermeier lui atteste « une confiance en soi et l'absence totale de peur de tomber dans le gênant ou l'invraisemblable »5. De son propre aveu, Eidinger cherche aussi à travers le travail le point où il perd le contrôle de lui-même : « les moments où un effort physique provoque la sensation que tout se passe tout seul, je les savoure complètement », déclare-t-il au Berliner Morgenpost, qui intitule un portrait qu'il lui consacre en 2011 « l'homme de la démesure »


Ainsi en fut-il, au début. C’était Lars Eidinger qui voulait Thomas Ostermeier. Et quand il veut quelque chose, il ne lâche pas. Il était déjà comme ça enfant. Quand il courait, pendant les cours de sport, on lui avait appris qu’il fallait réserver ses efforts pour le dernier tour de piste. Lui commençait bien avant à courir à fond. Et il gagnait. Il ne dérogeait pas de l’objectif qui est toujours le sien : être le premier, le meilleur. Aujourd’hui, il n’hésite pas à affirmer, dans les interviews, son ambition de devenir le plus grand acteur de sa génération. Voire de l’être. Evidemment, il se fait traiter de vaniteux, narcissique, orgueilleux. Il s’en défend très tranquillement : « J’aime bien mon image, elle ne me pose pas de problème. Je préfère être vu comme ça que comme le petit gentil que tout le monde aime. Le malentendu vient du fait que je suis très sincère, direct, et que la plupart des gens ne le sont pas. Cet orgueil, cette vanité, c’est ce qui fait avancer dans la vie. Sinon, on pourrait tous se mettre dans un sac, et ne plus bouger. Tout le monde veut être le meilleur. Simplement, il y a des gens qui remarquent assez vite qu’ils ne sont pas doués, et ils laissent de côté leur vanité. Moi, j’ai senti tôt que j’avais un grand potentiel, et j’ai déployé beaucoup de force pour arriver à ce que je voulais. »

Lars Eidinger est né le 21 janvier 1976 à Berlin, où il a grandi, dans le quartier de Tempelhof, côté ouest de la ville. Un père ingénieur, une mère puéricultrice, un frère de quatre ans plus jeune. Beaucoup de sport, foot et tennis. Un don pour faire le clown qui fait rire les autres et le rend heureux. Lars Eidinger commence à faire du théâtre dès l’école, sans savoir que c’est un métier qui s’apprend. Il entend parler de la Ernst-Busch, qu’il intègre en 1995. Il arrive avec ses tenues de rollerman amateur de hip-hop, qui détonnent avec les tenues grises de ses camarades de l’ex-Est. Tout en étudiant, il décroche ses premiers engagements au Deutsches Theater, un des grands théâtres de Berlin, où Thomas Ostermeier fait ses débuts de metteur en scène. Pas dans la grande salle. Il tient à travailler dans des baraques de chantier installées devant le théâtre, appelées La Baraque. Lars Eidinger va voir tous les spectacles. C’est là qu’il veut jouer. Quand le Deutsches Theater lui propose de l’engager, il refuse. Déjà, il a la nostalgie du futur. Il ira à la Schaubühne.

Quelque chose de fascinant

Quinze ans plus tard, c’est une star. Thomas Ostermeier dit l’avoir peu fait jouer au début parce que lui-même arrivait à la Schaubühne avec ses amis comédiens, qu’il avait alors un acteur-fétiche, et qu’il fallait trouver un équilibre dans la troupe. Tout change quand le metteur en scène voit Lars Eidinger dans Malcolm, un rôle secondaire de Macbeth, de Shakespeare, mis en scène par Christina Paulhofer, en 2002. « Là, je me suis rendu compte qu’il avait quelque chose de fascinant », explique-t-il. Ainsi se noue une relation artistique unique, dont les spectateurs d’Avignon ont suivi les étapes, en voyant Nora, d’après Ibsen, en 2002, Woyzzeck, de Büchner, en 2003, et cet Hamlet, créé en 2008 dans la Cour d’honneur, qui est devenu un phénomène. Il tourne dans le monde entier, et continue à être au répertoire de la Schaubühne, où il se joue à guichets fermés. A Avignon, c’était un spectacle. A Berlin, c’est un show de Lars Eidinger, qui suscite des folies.

Thomas Ostermeier raconte en s’amusant qu’une spectatrice s’est fait tatouer le visage de Lars Eidinger en Hamlet. Les journaux allemands écrivent que le metteur en scène serait jaloux du succès de son acteur, qui l’a parfois horripilé en monologuant plus que de raison face au public. « C’est vrai, reconnaît Thomas Ostermeier. Mais maintenant je suis complètement pour cette fête de l’instant qu’est devenu Hamlet. Un mythe s’est créé autour du spectacle. Les jeunes viennent voir Lars Eidinger parce qu’ils aiment sa franchise. Ils fêtent sa mégalomanie, qui représente quelque chose de courageux pour une génération dépourvue de courage, et ils retrouvent en lui un esprit berlinois d’aujourd’hui, à la fois cosmopolite, métrosexuel, désireux d’échapper à la normalité. » « Ce succès me rend très heureux, dit Lars Eidinger. Je peux mobiliser beaucoup d’énergie parce que je reçois beaucoup en retour. Quand j’arrive à la Schaubühne, trois heures avant de jouer, je vois des files d’attente. » Il montre une photo, prise avec son téléphone portable. Et puis, certains soirs, après les spectacles, ses admirateurs peuvent aussi voir leur idole « en vrai » : Lars Eidinger se produit en DJ, dans des nuits qu’il appelle Autistic Disco.

 Reste une question : pourquoi Richard III ? « Parce que je veux le comprendre. Voir ce qu’il y a derrière l’image du méchant absolu qui lui est accolée. Je n’aime pas le noir et blanc. Le gris est plus intéressant. » Edna, la fille de Lars Eidinger, vient s’asseoir sur les genoux de son papa. Il est temps de conclure. « Ce qui m’intéresse, c’est l’immédiateté que les gens viennent chercher au théâtre. Elle a beaucoup à faire avec la vie, à laquelle seule la mort donne un sens. Ce que je recherche, dans le jeu, c’est le côté animal, incontrôlable, que peuvent avoir des enfants sur scène, et qu’ont des acteurs qui pour moi sont des modèles, Marlon Brando ou Gérard Depardieu. On m’accuse de vouloir être tout-puissant. Mais la toute-puissance, pour moi, c’est une sorte d’amour infini. » Il ne viendrait pas à l’idée de contredire Lars Eidinger. Pas parce qu’il est tard. Mais parce qu’il y a dans son regard bleu une teinte tendre et voilée, comme une lointaine mélancolie.