«Instagram ne fait que prolonger le rapport totalement obsessionnel que le catholicisme entretient à l’image : dans les peintures religieuses, comme sur Instagram, il faut éveiller le désir sans jamais montrer un téton ou un sexe, expliquait, en septembre, la jeune metteure en scène Marion Siéfert au Festival d’Automne à Paris. Il faut respecter des interdits et des règles de pudeur tout en amenant le spectateur à adorer l’image et ce qu’elle représente.» Alors Jeanne D’Arc, aujourd’hui, s’appelle  _jeanne_dark_ sur les réseaux sociaux. Depuis sa chambre à Orléans, en live sur Instagram, l’adolescente finit par confier en toute intimité à ses très nombreux followers : elle a 16 ans et n’aime pas du tout sa chatte, d’ailleurs regardez la forme que ça fait quand c’est moulé. Du coup, elle est terrifiée : c’est sûr, les élèves du lycée ont raison de la harceler, avec la tronche qu’elle a, avec son côté catho coincée, elle restera vierge pour l’éternité. L’enfer. C’est l’histoire d’une jeune fille, prise comme toute ado, dans d’indémerdables carcans et qui cherche des outils pour s’émanciper. En d’autres temps, certains lui auraient conseillé de partir en guerre ou de faire du théâtre. Elle, a choisi une autre scène pour se confesser et, partant de là, se réaliser : Instagram. 

Jouée par la comédienne Helena de Laurens, depuis début octobre, à la fois pour l’espace de la salle de théâtre, mais aussi celui du Web en simultané, cette très curieuse performance bi-média est la seule à pouvoir dignement jouer en plein confinement. Beaucoup de pièces sont actuellement filmées dans des salles vides et retransmises en live-stream pour les réseaux sociaux. Mais loin de ces versions dévoyées, _jeanne_dark_ a cela de particulier qu’il a été entièrement conçu pour un réseau social et toutes ses modalités d’interactivité (commentaires live, émoticœurs, philtres, insultes et smiley). Journal intime ultra débridé, parcours introspectif et initiatique d’une ado vers l’empowerment (comme dirait Beyoncé), le spectacle est normalement filmé au téléphone portable depuis la scène d’un théâtre. Depuis le confinement, il a pu trouver les moyens de s’adapter pour continuer la tournée – occasion de multiplier les followers, peut-être futurs spectateurs en salle, qui n’ont parfois rien du profil habituel des «abonnés». Libé s’est entretenu avec sa brillante metteure en scène. 

Votre spectacle sur, et au sujet d’Instagram, _jeanne_dark_, est né cet automne. On le croirait conçu exprès pour s’adapter à nos temps de confinement…

Alors que pas du tout ! J’ai pensé à ce dispositif avant la pandémie et la fermeture des théâtres. Contrairement à ce que l’on pourrait croire aujourd’hui, cette création n’est donc pas une réponse à la crise sanitaire, même si son dispositif nous permet de maintenir des dates de représentation. C’est une œuvre que j’ai imaginée à la fois pour un espace scène/salle et pour Instagram, en simultané. Les spectateurs en salle voient une adolescente absorbée par son image, en train de se filmer au téléphone portable pour réaliser un live. L’écran de son téléphone apparaît sur deux écrans géants, et l’on voit les commentaires laissés par les followers du compte _jeanne_dark_. C’est je crois la première fois qu’il y a un spectacle pensé pour Instagram, dans une continuité de 1h45 de live. Généralement, on trouve de petites vignettes vidéo humoristiques d’une minute. Ici, le type d’adresse et d’interaction fait intégralement partie de l’histoire : la métamorphose d’une adolescente, qui prend le pouvoir à mesure qu’elle prend la parole. 

La comédienne Helena de Laurens, qui interprète «Jeanne», sera en live trois soirs de cette semaine. Elle se filmera depuis la scène d’un théâtre vide ? 

Non pas du tout, depuis la chambre d’un appartement prêté par le théâtre de la Commune d’Aubervilliers, qui est coproducteur de l’œuvre. La pièce vient d’être créée, on était en pleine tournée. Vu son dispositif, ça nous semblait impensable de ne pas adapter l’expérience pour les 4 000 personnes qui suivent désormais le compte de «Jeanne» sur Instagram. On a donc proposé à quatre théâtres (le théâtre d’Arles, le théâtre Nouvelle génération de Lyon, la Scène nationale de Tulle et le théâtre de Liège) de mutualiser leurs forces pour pouvoir réaliser une adaptation, depuis une chambre. Pour moi l’espace du théâtre ne va qu’avec son public. Si la salle n’est pas habitée, je n’ai aucun intérêt à jouer en face d’elle. Ça nous a pas mal stimulées, en fait. On a aménagé la chambre avec la scénographe Nadia Lauro, de manière à recréer une chambre d’ado abstraite. Ce n’est pas illustratif avec des posters des stars dont Jeanne serait fan, mais un espace d’intimité plus étrange, avec de la moquette blanche très épaisse. 

Vous avez envisagé avec ces théâtres le format live-stream payant, comme on en voit se multiplier sur les réseaux sociaux ? Et au fait, pourquoi Instagram et pas Facebook Live ? 

Ah non, on n’a pas du tout envisagé le payant. Il faut que ça reste super accessible. Ce dispositif, c’était justement un moyen d’ouvrir grand les portes du théâtre, donc c’est pas pour recréer un nouveau sas. Ensuite, Facebook n’est pas le réseau social des jeunes. Faire le portrait d’une adolescente de 16 ans sans parler d’Instagram, ça me semblait impensable. Et j’ai choisi ce réseau social pour le type de public auquel ça me donne accès. Il y avait l’espoir de toucher davantage la jeunesse d’aujourd’hui.

Et vous les touchez ? Ils sont nombreux, ces adolescents, à se connecter aux lives de «Jeanne» ?

Oui et non. Ça met du temps, forcément. Au début, les followers de «Jeanne» étaient principalement des gens qui connaissent déjà mon travail mais petit à petit ça se diversifie. Beaucoup de collégiens et de lycéens sont venus, et comme Instagram est un outil qu’eux maîtrisent bien plus que nous, ils ont eu la main sur la vie de la pièce, aussi… Petit à petit, le bouche-à-oreille des réseaux sociaux s’est mis à fonctionner. Et on a commencé à voir qu’un groupe assez influent de fans de rap américain nous suivait, par exemple, et avait beaucoup aimé la pièce, donc ça commence à sortir des circuits habituels du théâtre public.

Quel genre de retours retenez-vous de ces jeunes spectateurs ?

Ce qui revient, c’est qu’ils aiment beaucoup le côté interactif, le fait de pouvoir laisser des commentaires et que le personnage leur réponde. Le live de «Jeanne», c’est presque un piratage d’Instagram mais il n’y a pas d’ambiguïté longtemps : les followers comprennent vite qu’ils sont en face d’une fiction. La plupart, en revanche, mettent souvent du temps avant de réaliser que leurs commentaires apparaissent sur grand écran devant une salle de théâtre remplie de spectateurs (enfin, normalement). Après, par rapport au personnage de «Jeanne», ce qui revient, c’est la grande ambivalence de sentiments vis-à-vis d’elle, ce qui est bien normal puisqu’on tente de restituer toutes les contradictions du réseau social, de l’usage qu’en ont les ados, du rapport à l’intimité, aux masques et au dévoilement, à la métamorphose, à l’invention de soi. C’est une pièce finalement très malaisante, qui parle beaucoup de tabous liés à la sexualité notamment, d’un carcan dont l’adolescente tente de s’émanciper dans un geste à la fois très libérateur et très gênant ! En cela, on comprend bien que le live n’est pas du tout réaliste parce que Jeanne va très loin dans l’intimité. Il y a beaucoup de discussions autour des cadrages puisque le personnage devient progressivement très, très désinhibé.

Pour «Jeanne», qui est harcelée à l’école, lnstagram devient ce qu’était le théâtre avant, l’endroit de la catharsis…

Elle prend Instagram comme espace de théâtre. Elle en fait un endroit où la prise de parole devient libératrice. J’ai beaucoup pensé au rappeur Eminem, en créant la pièce. Quelqu’un qui part de sa situation d’humiliation et qui, par le rap, dépasse les stigmates sociaux, renverse l’insulte et renvoie la salissure. Dans la pièce, il y a la question d’avoir le mot de la fin.

C’est une pièce qui parle beaucoup du poids de l’éducation religieuse, ici une éducation catholique.

Oui, et c’était intéressant de voir le degré d’identification, très fort, des spectateurs adolescents de confession musulmane. Mais aussi des ados élevés dans une culture athée, qui se posent des questions sur la place de la spiritualité. J’ai rencontré beaucoup de jeunes filles pour la création de la pièce et le fait de parler du poids de la religion, pour une fois depuis la religion catholique, a beaucoup détendu le dialogue. La pièce est basée sur mes souvenirs d’adolescente. Mais le point de départ, c’est aussi ma pièce précédente, Du sale !, interprétée par deux jeunes filles en pleine introspection. Dedans, Laetitia, qui est rappeuse, dit en parlant de moi : «Elle est blanche, elle vient pas du même milieu de moi, j’arrive pas à décrypter les émotions sur son visage.» J’ai voulu m’essayer au même dévoilement que celui que je leur avais demandé. Et parler aussi depuis ce «monde blanc» dont je viens.

Le soir où l’on a vu la pièce, les commentaires étaient surtout bienveillants…

Ah, ça dépend vraiment des représentations. Il y a aussi eu des haters, des trolls. Et la comédienne, Helena de Laurens, doit pouvoir réagir sur scène à ces commentaires-là aussi. Après, il y a aussi certains followers qui reviennent sur plusieurs représentations, qui se parlent, se reconnaissent, écrivent quand ils ont faim et vont manger des pâtes…

Vous êtes curieuse des quelques expériences théâtrales virtuelles qui sont nées avec le confinement ?

Ça m’intéresse quand l’outil numérique fait partie du concept. Mais je suis plus sceptique vis-à-vis des captations, quand les pièces sont filmées de manière monumentale, avec ce côté classieux, muséal, dans une débauche de moyens, pour certaines. Le spectacle, c’est pas juste ce qui se passe sur scène, c’est aussi l’énergie d’une salle, la sensation même infime d’une prise de risque. Les captations c’est dévorant en termes d’énergie et de moyens, ça ne concerne qu’un public d’hyper aficionados, ou à la rigueur des chercheurs, mais c’est complètement à côté de la plaque, selon moi, si l’on espère toucher d’autres spectateurs. 

Les 18, 19, et 20 novembre à 20h30, depuis le compte Instagram @_jeanne_dark_