Gérard Desarthe, 68 ans, a été le Hamlet inoubliable de Patrice Chéreau, en 1988, au Festival d'Avignon et au Théâtre des Amandiers, à Nanterre. Il se souvient de la manière dont il a construit ce Hamlet tranchant, qui a rompu avec les interprétations éthérées et romantiques du rôle.
Gérard Desarthe : Ah oui, c'est le rôle dont je rêvais depuis toujours. Dès que j'ai commencé comme acteur, au début des années 1960, je suis allé, partout où c'était possible, voir des mises en scène de la pièce. Quand j'ai débuté, la grande interprétation, c'était celle de Jean-Louis Trintignant [en 1971, mis en scène par Maurice Jacquemont]. Il y a eu également celle de Pierre Vaneck [1965], dans la mise en scène de Georges Wilson. Mais j'ai vu également beaucoup d'Hamlet anglais, notamment celui d'Albert Finney, en 1970, mis en scène par Peter Hall. Et celui de Derek Jacobi, dans une version pour la BBC, en 1980, qui m'a beaucoup marqué, pour sa manière de jongler avec le texte. Il y a eu aussi Bruno Ganz [1983], à la Shaubühne de Berlin, sous la direction de Klaus Michael Grüber. Et puis j'ai eu 40 ans, et on ne m'avait toujours pas proposé le rôle. Je me suis dit : tant pis. On peut vivre sans jouer Hamlet...
Gérard Desarthe : D'abord, j'ai beaucoup lu autour de la pièce, du personnage. Et notamment deux livres qui ont nourri mon travail : Vous avez dit Hamlet ?, de John Dover Wilson [1935 ; traduction française Aubier, 1992], et Hamlet et Hamlet, d'André Green [1982 ; rééd. Bayard Jeunesse, 2003], qui est une interprétation psychanalytique des personnages. Ensuite il y a une question dont j'ai voulu me débarrasser tout de suite, c'est celle de la folie d'Hamlet. Pour moi, Hamlet est fou. Je suis parti du fait qu'à compter du moment où un homme prend d'une manière crédible, concrète, que le spectre de son père lui parle, c'est qu'il est fou. Il ne peut pas s'en remettre. Dès lors, Hamlet est en morceaux, littéralement explosé.
Y avait-il chez vous une volonté affirmée de vous éloigner des interprétations habituelles d'Hamlet ?
Gérard Desarthe : Oui, cela m'amusait de m'en démarquer. Je n'avais pas du tout envie que l'on voie un acteur arriver, s'asseoir et déployer des langueurs à la Laurence Olivier, notamment dans le fameux monologue "To be or not to be". On joue Hamlet avec ce que l'on est. Donc à partir du moment où j'avais décidé qu'Hamlet était fou, cela a été pour moi une formidable dynamique, pas une interprétation réflexive. Après le travail intellectuel, il faut toujours ramener le jeu à la pulsation du coeur, du sang, du sperme... Et donc je voulais mettre en marche le moteur, cette souricière qu'imagine Hamlet pour tenter d'arriver au bout de l'énigme de la mort de son père. Et du coup, le fameux monologue, je l'ai fait de manière très directe, en descendant face au public, et l'interprétation changeait complètement.
Ce désir de "déromantiser" Hamlet était aussi très sensible dans les scènes avec Ophélie...
Gérard Desarthe : Là aussi, comme pour la scène du monologue, on est tellement prisonniers d'une imagerie... Pour moi, la grande scène avec Ophélie, qui est toujours jouée comme une scène d'amour, n'est absolument pas romantique. Il n'y a pas d'amour dans cette scène : c'est une scène de sacrifice. Hamlet sacrifie Ophélie de manière brutale, violente, parce qu'elle le trahit. Beaucoup d'actrices jouent Ophélie comme une amoureuse, alors que c'est une jeune fille manipulée par son père. Les jeunes filles à l'époque n'avaient pas droit à la parole. Le cinéaste russe Grigori Kozintsev l'a bien montré, dans le merveilleux film qu'il a tiré de la pièce [1964]. C'est quand même d'une extrême violence, d'une extrême dureté, le théâtre de Shakespeare, à l'image de l'époque où il écrivait : on ne peut pas jouer cela "cui-cui les petits oiseaux"...
Le problème de l'impuissance d'Hamlet n'était pas ce qui vous paraissait le plus intéressant ?
Gérard Desarthe : Non... J'ai dynamisé et dynamité Hamlet, parce que être impuissant pendant cinq heures ne m'amusait pas du tout. Et puis je trouve que ce n'est pas juste. Hamlet veut régler les problèmes : il monte sa souricière, et surtout il a cette idée extraordinaire d'utiliser le théâtre - avec une vieille histoire, celle du roi Priam - comme levier de sa vengeance.
Vous aviez 43 ans quand vous avez joué le rôle. Denis Podalydès, qui le joue aujourd'hui, en a 50. Hamlet ne doit-il pas être joué par un jeune homme ?
Gérard Desarthe : Je trouve que sur Hamlet, comme sur un certain nombre de grands rôles, le personnage a l'âge du comédien. Je serais ravi de voir un acteur de 80 ans interpréter Hamlet, avec une vieille Ophélie. En revanche, je ne crois pas que tout le monde puisse jouer Hamlet. Jouer, c'est une rencontre entre une personnalité et un rôle. Il faut avoir une affinité, un secret avec le personnage.
Quel était votre secret avec Hamlet ?
Gérard Desarthe : Je viens d'un milieu pas du tout intellectuel ni artistique... J'ai commencé à lire vraiment vers 17 ans, et Hamlet est la première pièce que j'aie lue. Je n'ai sûrement rien compris sur le moment, mais j'ai été extrêmement touché. La pièce a ce pouvoir de fascination extraordinaire, bien au-delà du public savant et cultivé.