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André Antoine fait partie de ces grands
artistes dont la légende, née de leur vivant, obscurcit l’oeuvre plus
qu’elle ne l’éclaire. Que retenons nous habituellement du parcours de
cet homme venu de nulle part qui fonda en 1887 le Théâtre-Libre et peut
être considéré comme le premier metteur en scène au sens moderne du
vocable ? … L’ histoire d’un modeste employé du gaz, passionné d’art
dramatique, qui, armé d’une détermination absolue, réunit autour de lui
une bande d’amateurs et de dissidents du Conservatoire national d’Art
dramatique pour jouer, devant un public d’élite et dans des conditions
au début assez rudimentaires, des pièces, souvent provocantes, issues du
courant naturaliste. Parmi les chromos qui ne manquent pas d’agrémenter
la légende : l’apparition sur la scène d’authentiques quartiers de
viande bien saignants pendus à des crochets (Les Bouchers de Icres) et les fontaines jaillissantes (Chevalerie rustique de Verga).
Bref, la réalité portée au théâtre sans la moindre transposition. Pour
faire bon poids, on ajoutera l’anecdote d’un Antoine transportant dans
une charrette ses propres meubles pour les installer sur le petit
plateau de la salle de l’Élysée des Beaux-Arts, à Montmartre. Quant à
l’après Théâtre-Libre, qui commence pour Antoine en 1894, on le résume
généralement, d’une part, à la fondation du Théâtre- Antoine, où le
metteur en scène va présenter, devant un plus large public, le
répertoire du Théâtre-Libre, mais « adouci », en quelque sorte édulcoré,
d’autre part, aux sept années de direction du Théâtre de l’Odéon, de
1906 à 1914, où Antoine se serait aventuré sur le terrain, pour lui
étranger, des classiques – Corneille, Molière, Racine, Shakespeare –,
aventure s’achevant par une faillite spectaculaire due, a-t-on prétendu,
au faste décoratif sous lequel le metteur en scène aurait aimé à
écraser les oeuvres.
Rendre justice à Antoine, c’est
déconstruire cette légende tenace : sortir des lieux communs, corriger
les erreurs et les mensonges, combler les lacunes.
Il convient tout d’abord de préciser
qu’André Antoine n’a rien à voir avec ce personnage rustique qui se
serait contenté de vouloir « mettre la réalité sur la scène ». Son art
se situe bien au-delà d’un « réalisme illusionniste ». Dans les années
où il ronge son frein aux portes d’un Conservatoire qui ne veut pas de
lui comme apprenti acteur et d’un monde du théâtre qui l’ignore, le
futur fondateur du Théâtre-Libre médite l’expérience des directeurs de
scène les plus novateurs, les Français Montigny, Perrin, Clarétie, Porel
et, surtout, la troupe allemande des Meininger, qui représente Schiller
ou Shakespeare avec un ensemble parfait – admirables scènes de foule –
et une justesse décorative absolue. Pour ce qui est de la théorie, la
référence du futur directeur du Théâtre-Libre est double : Diderot, pour
le Paradoxe du comédien, pour le fameux « quatrième mur » entre
la salle et la scène et peut-être plus encore pour la notion de naturel ;
et Zola, chez qui l’on trouve bien des échos de la pensée de Diderot.
Dans ses chroniques consacrées au théâtre, le grand romancier
naturaliste a rêvé d’une refondation et de l’avènement d’un artiste
providentiel : « Un tempérament puissant dont le cerveau vînt
révolutionner les conventions admises et planter enfin le véritable
drame humain à la place des mensonges ridicules qui s’étalent
aujourd’hui. Je m’imagine ce créateur enjambant les ficelles des
habiles, crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusqu’à la
mettre de plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres
peints des coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre
de la vie réelle ». André Antoine se promet d’être ce créateur attendu
par Zola.
À partir de 1887 et dès la première représentation du 30 mars 1887 (comportant notamment un Jacques Damour
adapté de Zola), représentation fréquentée et/ou soutenue par une élite
littéraire dominée par les figures de Zola, d’Edmond de Goncourt, de
Becque et du critique Sarcey, Antoine ne se contente pas d’éliminer les
conventions obsolètes telles que les plantations conventionnelles, les
objets peints sur le décor ou le jeu déclamatoire à l’avantscène face au
public ; il fixe les règles d’une nouvelle grammaire du théâtre : des
plantations originales, un décor fouillé, véritablement habité par les
personnages, qui y ont laissé leur empreinte, leur trace ; l’accent mis
sur des détails pouvant être significatifs dans l’action – « un crayon
retourné, une tasse renversée » ; l’obscurité dans la salle, à la
manière de Bayreuth, et la mise en place d’un quatrième mur virtuel
entre la scène et la salle de façon à placer le spectateur non pas,
comme le prétend la légende, dans la posture d’un « voyeur » mais dans
la position diderotienne du « témoin ignoré de la chose » ou de
l’amateur de ces énigmes policières si prisées à l’époque ; un jeu
largement gestuel pouvant aller jusqu’à ce que l’acteur joue de dos par
rapport au public ; une diction naturelle et prosaïque dont le silence
forme l’assise…
En fait, Antoine opère un véritable
renversement copernicien. Porel distinguait, dans le travail de scène,
la partie « immatérielle » (l’interprétation) et la partie « matérielle »
(le décor, les accessoires, l’éclairage) et il les abordait dans cet
ordre. C’était ce qu’il appelait « mettre l’interprétation dans ses
meubles ». Antoine procèdera à l’inverse. D’abord le décor et les
accessoires, ensuite le jeu de l’acteur. Ce sens nouveau du travail
théâtral, qui inaugure la mise en scène moderne, lui a été soufflé par
Zola. Il s’agit de montrer l’influence de la nature sur l’homme.
Désormais, le décor devient un analogon du milieu et, comme le proclame
Antoine lui-même dans sa « Causerie » de 1903, la mise en scène tient la
place que les descriptions tiennent dans le roman.
Mais la réforme d’Antoine ne se limite
pas à ce renversement, pourtant capital. Elle embrasse toute l’activité
d’un théâtre – et c’est en cela qu’elle marque une rupture et qu’on peut
considérer que, dix ans avant la fondation du Théâtre artistique de
Stanislavski, elle marque le seuil de la modernité du théâtre – ; elle
s’étend à la fondation d’une troupe cohérente, où s’illustrèrent
notamment Melle Barny, Mévisto, Gémier, Arquillière et Antoine lui-même,
et à la constitution d’un répertoire entièrement nouveau où se côtoient
les maîtres naturalistes et leurs adaptateurs, des étrangers montés
pour la première fois en France, tels qu’Ibsen, Hauptmann et Strindberg,
de jeunes auteurs fort soutenus par le « patron » parmi lesquels
Courteline, ainsi que des personnalités singulières, fort éloignées du
naturalisme, comme Villiers de L’Isle-Adam.
Si le naturalisme fut pour Antoine une
inspiration, il ne devint jamais, quoi qu’en dise la légende, un carcan.
Le rêve de théâtre d’Antoine débordait largement les limites d’une
école littéraire, quelle qu’elle soit. Ce qui fut prouvé, dans un
premier temps, au Théâtre-Antoine, où malgré les contraintes d’un
théâtre, cette fois régulier et commercial, l’inventeur de la mise en
scène moderne parvient à monter un Roi Lear où il joue lui-même
le rôle-titre et,dans un second temps, à l’Odéon, où il multiplie les
expériences sur les classiques français, sur Shakespeare, sur les
tragiques grecs, sans jamais délaisser les auteurs de son temps. Sur le
terrain des classiques comme sur celui des contemporains, Antoine est
bien ce « père de la mise en scène », dont la postérité est toujours
vivante, qu’elle reconnaisse sa lointaine filiation, comme un Firmin
Gémier ou aujourd’hui un Jacques Lassalle – peut-être aussi un Roger
Planchon – ou qu’elle la dénie avec force, comme le firent Lugné- Poe,
qui fut pourtant l’élève d’Antoine, ou Jacques Copeau.
Que reste-t-il de l’oeuvre d’un metteur
en scène, de surcroît appartenant à une époque où n’existaient pas les
vidéos ou autres « captations » ? Quelques photos, quelques notes en
marge de manuscrits, la publication de « souvenirs », toutes ces traces
incertaines d’un art voué à l’éphémère ? … Cependant, il arrive que
l’histoire du théâtre nous réserve des surprises, en particulier
lorsqu’elle croise celle du cinéma. Après son départ de l’Odéon et avant
de se retirer définitivement de la vie créative – il sera toutefois, de
1922 à 1939, un critique dramatique de premier rang – André Antoine a
réalisé neuf films. Voir aujourd’hui Les Travailleurs de la mer, ou Le Coupable, ou L’Hirondelle et la Mésange, ou La Terre,
oeuvres cinématographiques admirables, récemment restaurées, permettra à
tous ceux qui resteraient sceptiques sur le talent artistique d’Antoine
ou qui continueraient d’être abusés par la légende d’être enfin
détrompés.
Jean-Pierre Sarrazac
professeur à l’université de Paris III-Sorbonne Nouvelle
professeur à l’université de Paris III-Sorbonne Nouvelle