mercredi 11 décembre 2013

Claude Régy

Le désir de Claude Régy de « renouveler sans cesse sa sensation du monde » a fait de lui un
découvreur à la curiosité insatiable. Loin des conformismes, Claude Régy propose un théâtre
qui fait appel à la réflexion, à la pensée, où les silences sont aussi riches et porteurs de sens que les paroles.
Avec lui, nous ne sommes pas dans le spectaculaire mais dans le théâtral, dans le cérémonial épuré
qui laisse toute sa place à l'acteur habité par le texte dramatique. Grand questionneur du réel,
grand magicien des lumières en clair-obscur, il sait créer un espace de représentation reconnaissable
entre tous. N'ayant jamais abandonné ses activités de pédagogue et de formateur, il souhaite
partager largement ses recherches, faisant du spectateur le partenaire indispensable de ses
créations.

 

Une conférence enregistrée pendant le festival d'Avignon:

http://www.canal-u.tv/video/universite_d_avignon_et_des_pays_de_vaucluse/lecon_de_l_universite_le_bruit_du_monde_avec_claude_regy_metteur_en_scene.12530

Claude Régy, ou la religion de l'écriture

Son père, militaire protestant, le rêvait gouverneur civil au Maroc. Alors le jeune Claude Régy a fait Sciences Po, étudié le droit et appris l’arabe. Et puis un jour, il a tout laissé tomber, attiré par le théâtre pour « des raisons insondables » dit encore aujourd’hui ce grand découvreur d’écrivains. Entretien où l’on croise Harold Pinter , Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Peter Handke, Jon Fosse...


Etat inc.jpgN.0. – Vous passez pour un extrémiste du théâtre...

Claude Régy - Mais parce que je crains que le reste ne soit plutôt endormi ! Je ne crois pas que le métier doive produire des choses faciles, mâcher le travail et l’imaginaire du public. Au contraire, il faut emmener les gens plus loin, là où ils ne sont peut-être jamais allés, vers l’inconnu, le non rationnel voire l’incompréhensible. J’en ai assez du compréhensible, peut-être parce j’ai beaucoup vécu. Mais je pense que chacun de nous possède des pans entiers de conscience, que nous ne fréquentons pas.

N.O. – Cela a-t-il à voir avec « L’Ordre des morts », titre de l’un de vos livres?

 C. Régy – De cet ordre, il est beaucoup question dans mon nouveau spectacle, « La Barque le soir » d’après l’écrivain norvégien Tarjee Vesaas. Longtemps je ne voyais pas de logique dans mon travail, mais rétrospectivement je m’aperçois que toute ma recherche a porté sur ce que l’on nomme le monde de la folie, de la maladie mentale, et avec la mort, de manière obsessionnelle. Je crois qu’il faut cesser d’opposer les contraires, et qu’il est riche de les mettre en relation,  de tenter de cerner ce no man’s land entre folie et raison, vie et mort. On ne peut pas parler de la raison si on ne se laisse pas ensemencer par la folie, dont on a pu analyser qu’elle était une sorte d’accroissement de l’intelligence. S’il n’y avait pas eu de folie, il ne se serait pas passé grand chose d’intéressant sur cette terre. Les artistes, comme on les appelle, donc les écrivains, dont je m’occupe surtout, sont très proches de la maladie mentale, d’une hyper-trophie de l’imaginaire. Et je crois qu’il y a beaucoup plus de réel dans les visions imaginaires que dans la misérable réalité à laquelle on voudrait nous cantonner. Donc j’essaie d’ouvrir des frontières, d’ôter des empêchements, de guérir des paralysies qui sont commandées par l’ordre social, qui marche d’ailleurs avec un ordre moral.

 N.O. – Il existe aussi un ordre théâtral, avec ses conventions...

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C. Régy – Je crois voir où vous voulez en venir. Il m’est arrivé par chance de rencontrer des auteurs qui étaient mes contemporains. Je suis tombé sur cette mine d’auteurs anglo-saxons – dont Harold Pinter – qu’on appelait à l’époque les jeunes gens en colère. Ca me plaisait. Et avec toute une équipe réunie alors au Théâtre Antoine à Paris,  dont Delphine Seyrig, nous avons été pendant un temps à la mode, ce qui n’est d’ailleurs pas très bon signe. Je m’aperçois avec le recul que je n’avais rien compris.

 La rencontre avec Marguerite Duras a radicalement tout changé pour moi. Je lui avais proposé de monter sa pièce « Les Viaducs de la Seine et Oise ». Elle suivait de près les répétitions, elle était d’accord avec notre travail, mais peu à peu elle a éprouvé que son écriture s’était amenuisée, parce qu’elle avait obéi aux lois du théâtre. Alors elle me dit : « Je rentre chez moi, j’écris un roman sur le même sujet ». Je pensais que notre projet était tombé à l’eau.

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Ensuite, j’ai eu la chance de rencontrer Peter Handke, dont j’ai monté en 1974 « La chevauchée sur le lac de Constance ».  A la création, la salle se vidait par moitié, les critiques ont été rudes. Le texte de Handke n’est pas écrit selon les lois du théâtre, mais comme un roman, avec des indications de climat, de lumière, et pour ses personnages, qu’il fallait déceler au fil de l’écriture, Handke s’était inspiré des stars du cinéma expressionniste allemand. Il fondait dans une même pâte théâtre, littérature et cinéma, et Duras a fait la même chose.

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Quand plus tard, j’ai travaillé sur les traductions de la Bible par Henri Meschonnic, qui parle d’une théâtralité inhérente au langage, nous étions faits pour nous rencontrer. Et de là, je ferai un rapprochement avec Sarah Kane, une autre de mes rencontres fabuleuses. Cette Anglaise dont les premières pièces comptaient leur lot d’images violentes écrit  dans «Psychose.4.3», que j’ai monté avec Isabelle Huppert: «Un mot sur une page, et il y a le théâtre ».  

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N.O. - Cette qualité de poésie, ne la rencontrez-vous pas chez un classique comme Shakespeare? 

C. Régy – La majorité de mes collègues s’occupant des classiques – regardez les saisons des institutions- je trouve de toujours plus intéressant de m’intéresser à des auteurs contemporains. Et il me faudrait aussi évoquer Nathalie Sarraute, que j’ai beaucoup pratiquée.  On a pu écrire : « Shakespeare, notre contemporain ». C’est vrai, et faux. Shakespeare n’a pas pu parler , en termes propres, du Sida, de la  culture de masse, du prolétariat, de la communication qui remplace la notion de culture. Autant de faits, voire de catastrophes, que ne désignent pas forcément des écritures contemporaines, mais qu’elles recèlent, révèlent.

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C. Régy – J’ai créé en France la pièce d’un  auteur norvégien nommé Jon Fosse. Or Jon Fosse raconte qu’il a écrit parce qu’il a lu Vesaas, immense romancier dont seuls quelques titres sont traduits en français. Et quand on compare les deux œuvres ont s’aperçoit qu’entre elles il existe une grande communauté d’esprit. Je pense toutefois que Vesaas est allé plus loin que Fosse. Alors, je remonte dans le temps, mais pour mieux comprendre Fosse.

 N.O. – Mais comment faites-vous pour dénicher autant de grands écrivains de demain ?

 C. Régy – Je ne suis pas un rat de bibliothèque, je n’ai jamais cherché à découvrir les grands auteurs du siècle. Il se trouve que je les ai rencontrés. Et c’est étrange combien tout cela arrive par hasard.  C’est ainsi Terje Sinding, le traducteur de Jon Fosse, qui a pensé que cette écriture pourrait m’intéresser et m’a donné en lecture « Quelqu’un va venir ».  Je crois aussi à l’intuition , qui seule permet de se rendre compte, à la lecture, si un texte a en lui toutes les forces qui vont lui permettre de tenir debout, de faire théâtre, quoique j’aie un problème avec ce mot.

 N.O. – Mais enfin , le théâtre vous en faites, cet art est votre territoire.

C. Régy – Ce que je fais est en tout cas tellement loin de ce que l’on nomme spectacle. Lors de la création de « L’Amante anglaise », en 1968, Bertrand Poirot-Delpech a écrit dans « le Monde » que ce n’était pas du théâtre, d’autres ont écrit que c’était l’essence même du théâtre. Je m’en fiche un peu mais je préfère prendre les devants. En tout cas je n’ai aucune passion du théâtre et de ses règles. J’ai écrit un livre qui s’appelle « L ‘état d’incertitude ». Cette incertitude est pour moi essentielle. Il est utile de faire exister le doute à propos de n’importe quelle certitude. Dans ce doute, l’imaginaire se glisse, se déforme, s’enrichit, mais à partir du réel toujours, car rien ne peut exister sans lui. Nathalie Sarraute a écrit dans « L’ère du soupçon » : « Il y a dans les mots une matière silencieuse bien plus vaste que les mots ».

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N.O. – Vous n’avez retenu qu’une petite douzaine de pages du roman de Tarjei Vesaas pour composer votre spectacle, «La barque le soir ». Pourquoi si peu ?

C. Régy- Ce texte a minima est là à l’appui de ma démonstration : il n’y a pas d’autre spectacle que celui vu par l’imaginaire. L’écriture est le grand transmetteur de sensations, et tout part de lui, et de sa part muette donc à priori invisible. Et il faut que l’acteur perçoive  cette matière pour la transmettre. Ce qui implique un certain ralentissement du débit. Si on parle vite, comme dans la vie, c’est fini. Une des valeurs à laquelle je tiens le plus, avec le ralenti, c’est le silence, qui n’est pas un arrêt du langage, mais une catégorie du langage. Meschonnic l’a écrit, et Maeterlinck,  beaucoup prouvé. 

Le silence est une parole à plein temps, et il est de trois sortes. Il y a le silence qui précède la prise de parole. Jamais un chef d’orchestre ne commence l’exécution d’une œuvre sans passer par un instant de silence. Il y a le silence qui suit les mots et permet aux échos générés par le texte de se faire entendre. Et il y a un troisième silence, beaucoup plus difficile pour les acteurs : comment parler sans détruire le silence, comment mêler le son des mots avec la présence de cette nappe silencieuse dont parlait Nathalie Sarraute. Tous ces silences sont très présents dans « La barque le soir » où un individu à demi-mourant dérive dans l’eau, la vase, les courants, remonte à la surface.

N.O. – Cette élocution lente que vous exigez des acteurs n’est pas simple pour eux.

C. Régy – Valérie Dréville me disait que c’était très dur, parce qu’au début je refuse tout, je dis non, ça ressemble au théâtre, c’est trop naturaliste. Madeleine Renaud ne comprenait pas du tout qu’on prenne du temps, pour elle le théâtre c’était du rythme, fallait que ça avance. Michaël Lonsdale a cela d’instinct et si «L’Amante anglaise» a été le spectacle qu’il a été, c’est grâce à lui plus qu’à Madeleine.  Ce qui peut empêcher un acteur, c’est l’exercice de son métier dans sa pratique classique, c’est pourquoi je fais aussi de l’enseignement, pour rencontrer des acteurs. J’ai connu Valérie Dréville au Conservatoire de Paris.  Laurent Cazenave, le jeune acteur de «Brume de Dieu », n’avait aucun problème avec la lenteur, il m’a même dépassé. Je l’ai rencontré quand il avait 17 ans, à l’école du TNB de Rennes, où je dirigeais des ateliers, de même que j’avais rencontré là-bas Marcial di Fonzo Bo avec lequel j’ai créé «Paroles du sage ».

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C. Régy Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que j’ai toujours été d’une liberté absolue. Je n’ai fait que ce que j’ai voulu, je n’ai jamais dirigé de théâtre et n’en n’ai eu jamais envie, et mon instinct m’a sauvé, une fois de plus, même si je pense qu’il y a de très bons metteurs en scène à la tête de certains théâtres. Mais quand on a une maison, il faut qu’elle marche et donc on ne peut y mener certaines expériences. Je peux me permettre de passer de l’Opéra Bastille à la Ménagerie de verre, soit d’une salle de mille places à une autre, de cinquante places. Je crois que le mouvement de la pensée, sa circulation, ne dépend pas du nombre et me reprocher de faire un théâtre élitaire n’a aucun sens. Il est important que l’on puisse sortir des rails, pour s’adresser à peu de gens, sur un terrain réduit, d’où peu à peu la pensée circule, se transmet, par osmose. Le nombre en général se fait de manière progressive. Quand une œuvre contient une vraie nouveauté, elle n’est pas saisie d’emblée par une masse de gens. Alors cette manie du nombre, de la recette est terrible. La culture de masse a été un échec total.

N.O. – On a pu parler de chapelle à propos de votre travail. Ce non rationnel, cet incompréhensible que vous venez d’évoquer tout au long de cet entretien est-il de l’ordre du religieux ? Etes-vous religieux ?

C. Régy – Je suis très sévère avec la totalité des religions, qui essaient de capter des fidèles en les trompant, leur mentant, en leur faisant peur de la mort. L’invention du monothéisme a été une catastrophe. Le panthéisme est beaucoup plus juste, d’ailleurs Tarjei Vesaas était panthéiste. Les religions monothéistes voulant toutes être universelle sont amenées à se faire la guerre, qu’on a pu appeler « saintes », et on voit combien les haines ne sont pas éteintes. Ayant été élevé dans un milieu protestant très étriqué, j’ai souffert de cette manipulation de la peur de la mort par la religion. Il y a le mal que les religions font à l’intérieur de leurs maisons, et le mal qu’elles font à l’extérieur. Donc j’accuse de toutes mes forces le détestable travail des religions. Mais je ne suis pas matérialiste. La création de l’esprit est plus intéressante que la matière, cela me semble une évidence. La spiritualité n’est pas l’exclusivité domaniale des gens d’église.

Propos recueillis par Odile Quirot