Élodie Grasset 702
Autour de la
représentation :
Nous avons
assisté au démarrage de la nouvelle saison de la Comédie De l'Est, le mardi 1er
octobre 2013, avec le lancement de Guitou, une pièce écrite par Fabrice
Melquiot et mise en scène par Guy-Pierre Couleau. C'est également une création,
puisque la pièce n'avait encore jamais été portée au plateau.
Elle a donc
été jouée dans la grande salle de la Comédie De l'Est, spécialement aménagée en
une salle plus petite et plus restreinte, ce qui a déjà été source
d'étonnement, mais aussi de questionnement pour le spectateur. En arrivant dans
la salle, on découvre une ambiance feutrée, une scène masquée par des rideaux,
et on se rend compte du faible nombre de sièges : en effet, Guitou est une
pièce que Guy-Pierre Couleau a choisi d'offrir à un nombre restreint de
spectateurs pour chaque représentation.
Quatre
personnages y sont mis en scène. Des parents, Fabrice et Petite Amie, leur
fille Armance, et l'ami d'enfance de Fabrice, Guitou. C'est par ce dernier
personnage que va s'effectuer le bouleversement du temps entre passé et
présent, qui sera le fil directeur du spectacle.
C'est une
oeuvre destinée à un public de tout âge, recommandée dès 8 ans, puisqu'elle
traite elle-même du thème de l'enfance. Quatre comédiens unis dans leur rôle de
famille constituent cette pièce mêlant la douceur de l'enfant avec toutes les
significations que celle-ci peut donner. Or, Fabrice Melquiot n'écrit pas pour
les enfants, mais ils les prends comme point de départ de son écriture : c'est
ainsi qu'il a donné naissance à Guitou, un texte d'un retour vers le futur,
mais aussi d'un bond dans le passé, pour aboutir à un présent libéré de
question et de doute.
Dans les
vies des personnages, nous retrouvons tous une part de nos propres vies, et
leur histoire est aussi la nôtre.
La
scénographie :
En ce qui
concerne l'espace théâtral, il est formé d'une scène toute en longueur, une
sorte de praticable simplement posé au sol, et les spectateurs sont installés
de chaque côté de la scène, en bi-frontal. Les spectateurs peuvent donc rentrer
par deux entrées différentes, de chaque côté. Pour cette mise en scène, la
grande salle est complètement remaniée pour créer un espace plus petit, plus
confiné, une sorte de cocon de tendresse et d'intimité, tout comme celui qui
existe entre les deux parents et leur fille : leur maison représente leur
bulle, là où ils sont le plus en sécurité. Les spectateurs semblent aussi plus
proches les uns des autres, réunis dans l'histoire qui vas être racontée par
les comédiens, puisque seulement trois rangées de sièges sont installés de part
et d'autre de la scène.
Tout
d'abord, lorsque nous entrons dans la salle, une coupure nette est dessinée
entre le public et l'espace de jeu : de grands rideaux bleus pastel fermés,
mais qui laissent voir en transparence les premiers aménagements de la scène,
ainsi que l'autre partie du public en face de nous. Cette mise en place est
intéressante, car nous pouvons voir et comparer les réactions des autres
spectateurs à la vue de la mise en scène, avant que la pièce ne commence. On
peut se demander si les rideaux vont rester fermés pendant tout le spectacle,
ou bien s'ils vont s'ouvrir, ou encore comment les comédiens pourraient s'en
servir dans leur jeu.
Si tout cela
porte déjà au questionnement, ce n'est pas sans juger le détail de l'espace
scénique: nous pouvons apercevoir dès l'entrée dans la salle, une forme
cylindrique de couleur claire, blanche ou jaune, posé au centre du plateau et
retenu par les câbles de la machinerie, qui sont visibles. Là aussi, des
questions viennent à l'esprit : est- ce que cela vas se soulever, et à quelle
hauteur, ou est-ce qu'il vas rester posé au sol ? Pour ceux connaissant déjà le
thème du spectacle, qui est celui de l'enfance et des souvenirs, la forme
circulaire peut déjà être assimilée au cercle de la vie, à la circularité des
souvenirs, puisqu'ils ne connaîtront pas de fin tant que quelqu'un ou quelque
chose les fera vivre, mais aussi encore à une circularité possible des
mouvements des comédiens. Effectivement, ce phénomène des cercles se retrouve
tout au long de la mise en scène. Ce cylindre finira par se soulever, et nous
pourrons ainsi voir qu'une petite lampe a été fixée à l'intérieur, de façon à
produire les jeux de lumière.
Le plateau
rectangulaire composé d'un praticable peut évoquer les lieux où les enfants
jouent : le plus souvent au sol dans leur chambre. Mais la simplicité de cet
espace scénique crée aussi un rapport fort avec le sol, qui marquera par la
suite la présence forte des personnages : c'est un rappel au présent. Cet
espace est évolutif, il connaît quelques transformations durant la pièce, par
exemple avec les rideaux et la forme cylindrique. En effet, la pièce débute
avec les rideaux fermés, ce qui crée une ambiance mystérieuse car la scène est
voilée, et l'oeil du spectateur doit être très attentif à ce qu'il s'y passe.
Puis ils vont s'ouvrir avec l'aide de la machinerie, d'un coup sec et rapide,
pour offrir la scène quasi nue de l'espace. Ces rideaux s'ouvrent d'ailleurs au
moment où commencent véritablement les instants de jeu qui relèvent du présent.
Il en est de même pour cet étrange cylindre, qui se soulèvera et redescendra au
fur et à mesure de la pièce. Il est soit élevé à la même hauteur que les
comédiens, pour qu'il soit juste au dessus de leur tête, ou alors il est
complètement remonté jusqu'au plafond et machineries de la salle.
Malgré la
forme rectangulaire du plateau, la structure de l'espace semble plus
circulaire, notamment grâce au jeu des lumières. En effet, tous les espaces
sont représentés avec les lumières. C'est ici que l'on retrouve le phénomène de
la circularité : toutes les lumières forment des ronds sur la scène, et créent
ainsi des espaces de jeu pour les comédiens qui vont se placer à l'intérieur,
ou à l'extérieur des cercles. La lumière est ainsi maîtresse de toute la mise
en scène. Elle crée des jeux d'ombres au tout début de la pièce, et matérialise
les différents espaces représentés : la chambre d'Armance, celle des parents,
la salon, la cuisine, l'extérieur de la maison, et elle sert même à former une
brèche dans le temps et l'espace, puisque les moments de retours dans le passé
sont également matérialisés, notamment avec la naissance d'Armance au tout
début, ou encore avec la scène où le père et son ami d'enfance Guitou jouent
ensemble au basket. En fait, les lumières sont soit des cercles formés sur le
plateau, soit elles éclairent toute la scène, pour marquer un retour à un
présent stable, ou bien au contraire à un retour dans les souvenirs du père. La
seule fois où la lumière projetée n'est pas circulaire, c'est lorsqu'elle est
utilisée pour la scène où Fabrice marche vers la chambre de sa fille : le
plateau se réduit en une seule ligne lumineuse, le couloir, où le comédien doit
se restreindre pour jouer. Notons en plus de tous ces effets lumineux, l'ombre
formée par le cylindre surélevé, qui servira également d'espace de jeu. Ces
lumières circulaires peuvent donc signifier le temps infini modelé dans la
pièce : les évocations du passé, du présent et du futur. Elles entourent
souvent deux personnages qui se parlent, chacun placés aux extrémités de la
scène. Des moments d'obscurité sont aussi présents, notamment pour les scènes
se déroulant la nuit. Leur association aux rideaux fermés et aux cercles de
lumières mouvants inspire un climat étouffant d'anxiété et de mystère. C'est le
cas pour la scène où Fabrice découvre et reconnaît Guitou dans la chambre de sa
fille.
Pour cette
mise en scène, Guy-Pierre Couleau travaille donc sur un plateau nu, ou
quasiment nu, puisqu'il n'est habillé que de la présence des comédiens, de
quelques objets, des lumières, et surtout de notre imagination, celle que nous
avions en étant enfant, et qui semble resurgir pendant le spectacle. C'est
cette notion d'imagination de l'enfant qui justifie un plateau vide plutôt
qu'un plateau surchargé : si la scénographie est minimaliste, l'effort
d'imagination du spectateur est constamment actif, tel un enfant qui s'imagine
voguer en pleine mer sur son navire alors qu'il est en réalité simplement
couché par terre dans sa chambre. L'accent est aussi mis sur l'action des
corps, notamment au début de la pièce : les rideaux fermés sur la scène et
l'obscurité nous cachent les expressions des comédiens, et nous ne voyons que
leur corps en mouvement, associés à leurs paroles.
Un des rares
objets de la mise en scène est donc, comme nous l'avons dit, ce cylindre. Il
est au départ posé au sol, puis il se soulève pour relever les personnages qui
tournaient en rond à l'intérieur. Ils y étaient donc présents avant que les
spectateurs n'entrent dans la salle. Ce cylindre peut faire penser à un
abat-jour, ce qui rappelle les jeux de lumières, mais il semble aussi être une
forme de sécurité, comme quelque chose qui veille sur la famille et les
protège. Cette impression est très forte lors de la dernière scène, lorsque les
parents et leur fille sont endormis, et qu'il vient se placer juste au dessus
d'eux, les liant les uns aux autres plus fortement que jamais.
Parmi les
autres objets, nous retrouvons encore une fois ce phénomène de circularité :
des petits coussins ronds aux couleurs chaudes et vives, à utilisation
multiples. En effet, ils servent à la fois d'oreillers, de lit, de jouets (des
châteaux, des navires, des projectiles...) et à la fois de sièges pour
s'assoir, notamment dans la scène du petit déjeuner, où parents font face aux
enfants, chacun assis sur trois petits coussins empilés, un bol, encore une
fois rond, dans les mains.
Fabrice
étant un écrivain, il possède donc un stylo et un petit carnet qui auront un
usage purement fonctionnel, sauf pour le carnet, qui servira aussi de magazine
pour Petite Amie. D'autres objets encore font référence aux jeux des enfants :
l'assiette et les couverts d'Armance, qui sont en plastique, ce qui rappelle
les dînettes. D'ailleurs, la petite fille en possède une dans sa chambre. De
plus, les assiettes et bols sont toujours vides, ce qui fait écho à
l'imagination des enfants dans leurs jeux. Nous avons aussi une balle en mousse
qui semble atterrir du plafond de la salle, avec laquelle Fabrice et Guitou
jouent à l'extérieur, ainsi qu'une pomme de terre qui est frottée contre la
joue de Guitou, sensée lui enseigner la tendresse. Et nous aurons, à la fin de
la pièce, les objets rapportés de Modane, la ville d'enfance de Fabrice, par
Guitou : une paire de bottes à poils, un verre d'eau (il s'agit de la boule de
neige demandée par Fabrice, qui a fondue pendant le transport...), un 45 tours
d'Iggy Pop, et des affiches de cinéma. Ces objets sont très importants pour le
sens de l'intrigue, puisqu'ils représentent les derniers souvenirs que Fabrice
possède de sa vie d'enfant. A la fin de la pièce, Petite Amie disposera ces
objets en cercle, encore une fois, dans un coin du plateau, juste avant la
scène finale
.
Mais les
objets qui semblent les plus importants et les plus significatifs sont
l'ensemble des cartes postales et photos récoltées par Armance dans les tiroirs
de son père. En effet, c'est à partir de ces images là que la fillette se fait
des nouveaux copains et copines : elle dispose les cartes et photos en cercle
autour d'elle, et s'amuse à parler aux personnes qui se trouvent dessus. Mais
son meilleur copain, elle le trouve sur la photo représentant son père et
Guitou, âgés de dix ans tous les deux. C'est à partir de cette photo qu'elle
parvient à faire sortir Guitou du passé. D'ailleurs, pour représenter les
allées et venues de Guitou dans la photo et dans le présent, la mise en scène
choisie est très intéressante : la photo est recto verso, un côté où Guitou et
Fabrice sont bien présents, et un autre côté où il ne reste que Fabrice, le
bras autour d'une forme vide et blanche, l'ombre de Guitou. Lorsqu'il doit
repartir dans la photo, celui-ci pose au sol le côté de la photo où il
n'apparaît pas. Un tout petit cercle de lumière est alors formée autour de la
photo, de manière à ce que le spectateur ne voie plus que cela. Puis le
comédien jouant Guitou retourne la photo du côté où il apparaît, et il s'éclipse
dans l'obscurité de la scène avant que la lumière ne revienne sur le plateau
entier. C'est ainsi qu'il disparaît, et il revient de la même manière, mais
avec la procédure inverse.
Enfin, nous
pouvons nous intéresser à la dimension sonore. Celle-ci est produite par les
techniciens, postés de chaque côté de la scène, parfois visibles des
spectateurs, mais elle est matérialisée sur la scène sous la forme d'un petite
radio. La musique est toujours joyeuse et rythmée, et elle entraîne les
personnages dans la danse. Ceci peut être assimilé à une preuve du retour en
enfance de Fabrice, puisque celui-ci s'amuse à bouger et à sauter partout. Ces
moments musicaux donnent un côté festif et amusant à la pièce, et le spectateur
se sent intégré à la famille, puisqu'il sourit lorsque les personnages sont
heureux, et semble ainsi prendre pleinement part à l'histoire racontée. Notons
d'ailleurs que la chanson « The Passenger » d'Iggy Pop est diffusée lors de la
pièce, en clin d'oeil au texte écrit par Melquiot, puisque cette chanson y est
mentionnée. Elle peut aussi représenter les souvenirs de Fabrice qui lui
reviennent doucement en mémoire après l'arrivée de Guitou. En plus de la
musique, des répliques ont été enregistrées et rediffusées lors de la pièce,
notamment les phrases du début, pendant qu'est représenté l'accouchement de
Petite Amie.
Nous pouvons
considérer cet espace théâtral à la fois comme un espace réaliste, celui de la
maison de la famille, mais aussi comme un espace mental, celui du père. En
effet, lorsque les rideaux sont fermés sur la scène, cela signifie que la
vérité représentée est voilée, comme si on ne voulait pas y croire, comme si on
ne voulait pas l'admettre. La présence des rideaux dans la scène où Fabrice
reconnaît Guitou montre bien cette interprétation : il ne veut pas, et
ne peux pas croire qu'il y a un enfant présent dans la chambre de sa fille,
encore moins qu'il s'agisse de son ami d'enfance, figé à l'âge de dix ans. De
plus, le fait que le père soit le narrateur de l'histoire renforce cette
hypothèse d'un espace mental.
Les choix
esthétiques sont alors grandement symboliques, une sollicitation de
l'imaginaire est nécessaire pour concevoir les différents lieux d'actions, mais
aussi pour situer le jeu dans l'espace-temps, puisque la pièce fait des bonds
entre passé et présent. Dans cette mise en scène, le spectateur prend part à la
pièce jouée, d'abord parce qu'il peut facilement s'identifier aux personnages,
et ensuite, de par sa position en bi-frontal, il peut représenter les deux murs
de la maison, face à face, entourant l'intrigue familiale représentée.
La
performance de l'acteur :
La pièce est
donc composée de quatre personnages : Fabrice le père, Petite Amie la mère,
leur fille Armance, et Guitou, l'ami d'enfance de Fabrice : il sera décrit
comme un « homme ptéhistorique », parce qu'il précede l'histoire, celle
racontée dans la pièce. Ces personnages sont tous joués par des adultes, peut
être parce que des enfants auraient eu plus de mal à comprendre et jouer les
rôles, ou bien alors pour permettre aux comédiens adultes eux-mêmes de se
replonger dans l'enfance.
Intéressons
nous aux costumes choisis. Celui de Fabrice est sombre, et semble être celui du
père moderne, mais aussi peut être celui de l'archétype de l'écrivain, celui
qui est refermé dans sa recherche, mais qui en même temps, doit assurer son
rôle de père et de mari. Petite Amie peut aussi représenter la femme et la mère
moderne, vêtue d'une robe sombre, mais de collants de couleurs vives, qui
rappellent d'ailleurs celles des coussins et d'autres objets de scénographie et
de costumes. Elle porte aussi de temps en temps sa chemise de peintre, car
Petite Amie est aussi une artiste, dans la même quête d'inspiration que son
mari. Le costume d'Armance est bien celui d'une petite fille, une jupe colorée
et un t-shirt blanc comme l'innocence, représentatif de la simplicité de
l'enfance, mais aussi d'une enfant qui grandit et se construit. Elle porte
aussi une veste de pluie noire à motif colorés, et des petites bottes dans les
mêmes tons, ainsi qu'un sac à dos rouge flamboyant. Le costume de Guitou est
tout aussi significatif que celui d'Armance : son pull en laine, tricoté par la
mère de Fabrice, et un simple jean et des baskets, soit la tenue de tous les
petits garçons qui partent jouer, et qui sautent partout. Ces deux apparences
en particulier, celles des enfants, créent beaucoup d'émotion chez le
spectateur, qui peut se souvenir de ses propres enfants lorsqu'ils étaient plus
petits, ou alors de lui-même lorsqu'il était plus jeune.
C'est avec
un superbe jeu d'ombres et de mouvements que commence la pièce. Le père et la
mère tournent à l'intérieur du cylindre posé au sol, à pas très lents et
marqués. On voit aussi déjà le ventre rond de la mère se dessiner, et c'est ce
qui capte immédiatement l'attention du spectateur. Puis le cylindre se soulève
et laisse apparaître les deux comédiens dans leur jolie danse, les bras tendus.
Ils peuvent faire penser à des fantômes, des ombres du passé, des souvenirs qui
tentent de se faufiler, qui tournent en rond dans la spiralité du temps. Ils
arrêtent une ou deux fois cette danse pour tourner en rond sur eux mêmes, une
main derrière la tête et l'autre attrapant la cheville. Ces gestes semblent
pourtant encore dénués de significations, peut être s'agit-il simplement d'un
exercice pour les acteurs, ayant pour but de les mettre en condition au jeu
très physique qui les attend. Les deux comédiens se déplacent ensuite dans un
cercle de lumière pour jouer la préparation de l'accouchement de Petite Amie.
Les mains de
Fabrice se baladent doucement sur le ventre rond de sa femme, pendant que des
phrases pré-enregistrées sont diffusées. Ce premier jeu peut être assimilé à
une ouverture sur celui qui va suivre. Puis, Petite Amie sent l'accouchement
arriver. Fabrice, affolé, court alors tout autour d'elle de plus en plus vite,
comme s'il voulait la protéger, mais qu'en même temps il ne savait pas trop
faire face à cet événement. Mais cette forme du cercle peut aussi signifier un
premier bond dans le temps. Arrive ensuite Armance, qui apparaît derrière sa
mère, entre ses jambes, acte qui représente sa naissance
.
Il survient
ensuite un changement dans l'espace-temps, puisque nous passons directement de
la naissance d'Armance à la période où elle a sept ans. Dans cette scène,
Armance et son père sont chacun placés dans un cercle lumineux, et il explique
à sa fille qu'il est en train d'écrire une histoire : même s'il s'agit de son
métier, nous pouvons aussi relier ceci avec les histoires lues aux enfants
avant qu'ils ne s'endorment. La pièce débute donc avec une plongée directe dans
le monde de l'enfance.
Les
personnages fouilleront cependant encore plus loin dans le passé lors de sortes
de flash-backs. Ces changements dans le temps durant la pièce sont matérialisés
dans l'oeuvre par les didascalies « souvenous-nous : », ou bien « la preuve: »,
et dans la représentation ils sont symbolisés soit par un changement de
lumière, ou bien encore par un arrêt sur image. D'ailleurs, ces images arrêtées
sont semblables à des photographies, comme si on avait momentanément arrêté le
temps pour l'immortaliser. Ces images arrêtées surviennent lors qu'un
personnage fait un aparté pour commenter ce qu'il voit ou pense de la situation
représentée. Le plus souvent, c'est Fabrice qui procède à ces apartés.
L'occupation
de l'espace par les comédiens est fortement dirigé par la lumière : lorsque des
cercles sont présents au sol, les personnages se placent à l'intérieur, ou
encore ils échangent depuis l'extérieur du cercle avec un autre personnage qui
est à l'intérieur. Mais quand tout le plateau est éclairé, les personnages
n'ont plus de contraintes d'occupation de l'espace. Dans ces scènes là, ils
occupent souvent une grande partie de l'espace. Ainsi, parfois tout l'espace
est utilisé, et parfois il devient très restreint, par exemple lorsque que le
couloir menant à la chambre d'Armance est représenté : un long couloir de
lumière traversant toute la scène. Le comédien jouant le père doit alors se
contraindre à jouer dans cet espace étroit, ce qui peut néanmoins grandement
l'aider dans le jeu de cette scène. Quant aux entrées ou sorties, elles
semblent s'effectuer à partir de chaque angle du plateau. Nous retrouvons
également une certaine circularité dans les déplacements des personnages. Ils
tournent, marchent de façon arrondie, et ils jouent véritablement avec les
cercles dessinés sur le plateau. Ils deviennent même leur accessoire de jeu.
La
construction des personnages est très intéressante à étudier. Déjà dans un
premier temps de par leur nom : Fabrice et Armance ont été deux prénoms
empruntés de la vie personnelle de l'auteur : il se nomme également Fabrice
lui-même, et sa petite fille s'appelle Armance. Quant à Petite Amie, nous
pouvons dire de ce nom qu'il a sûrement été choisi pour ne pas désigner une
femme en particulier, mais plutôt pour dire que toutes les femmes et mères
lisant la pièce et assistant aux représentations, sont elles mêmes des «
Petites Amies ». Mais cela rappelle aussi les termes simples employés par
l'enfant : cette façon de nommer les personnes se retrouve chez Armance, lorsqu'elle
parle de ses Bons Copains et Bonnes Copines.
Le
personnage de Fabrice semble au premier abord être un père affectueux, même
s'il le montre différemment de femme, mais aussi quelque peu renfermé sur
lui-même, car il est en quête d'une histoire à écrire, cependant les phrases ne
viennent pas, elles s'effacent avant même d'apparaître dans son esprit. Il en
est de même pour Petite Amie : elle ne trouve pas l'inspiration pour peindre.
Ces deux parents sont tout d'abord plutôt statiques dans leurs corps, et sont
enfermés dans leur présent d'adulte dont les obligations, telles que gagner de
l'argent, les torturent doucement. C'est tout le contraire d'Armance, qui elle
est une petite fille très vivace et agile de son corps. On peut néanmoins
rapprocher les situations des parents avec celle de l'enfant, puisqu'elle est
aussi en quête : celle de trouver des amis. Mais c'est elle qui va trouver la
solution : en fouillant dans les tiroirs de son père, tiroirs qui peuvent être
comparés aux secrets mentaux enfouis, elle trouve des photographies, et se lie
d'amitié avec les personnes représentées. Elle en fait ses Bons Copains et ses
Bonnes Copines. Mais elle va encore plus loin, en fouillant dans le tiroir de
plus caché et refoulé de son père : elle fait de Guitou, l'ami d'enfance de
Fabrice, son Meilleur Copain, et le fait sortir de la photo. Cet acte semble
être celui qui vas sauver la famille de l'impasse où ils se trouvent tous,
c'est-à-dire une quête qu'ils ne parviennent pas à résoudre.
L'arrivée de
Guitou est un bouleversement pour tous. Fabrice en devient malade, et Petite
Amie ne veux pas croire son mari. Mais si l'adoption est dure à faire passer,
les personnages voient très rapidement leur vie changer. Leurs soucis d'adulte
sont oubliés, et ils se replongent tous ensemble dans leur enfance et les
souvenirs. Les évènements passés jusque là refoulés sont alors acceptés, et ils
vont jusqu'à devenir une part du présent. Ces changements se manifestent surtout
par des modifications physiques. En effet, nous pouvons constater dès le début de
la pièce que les rôles des enfants sont très physiques, or les parents vont eux
aussi lentement se laisser gagner par cette vivacité du corps, symbole de la
jeunesse et du trop-plein d'énergie des enfants. C'est ce dynamisme des corps qui
symbolise l'enfance dans la pièce. Les personnages dansent, jouent, sautent
dans les flaques. Plus on avance, plus ce dynamisme gagne tous les corps. Le
mouvement circule.
Qui dit enfance,
dit aussi contacts physiques entre parents et enfants. Au commencement de la
pièce, c'est surtout la mère qui câline sa fille, mais au fil de l'histoire,
Fabrice se met lui aussi à l'embrasser et à la câliner. Ces contacts montrent
aussi des sentiments d'amour très beaux, surtout lorsqu'on apprend que Petite
Amie finit par caresser les cheveux de Guitou, comme si cela était un signe de
son adoption. Les contacts amoureux entre les deux parents soulignent aussi la
question du couple, un couple qui semble uni et préparé à faire face à tout et
n'importe quoi, la preuve étant qu'ils ont survécu à l'arrivée impromptue de
Guitou dans leur vie, cet homme qualifié de « préhistorique » par Armance,
puisqu'il précède l'histoire racontée, il est un morceau du passé.
Au niveau
physique, d'autres éléments marquent le basculement pour les adultes, dans le
retour à l'enfance. Par exemple, nous pouvons remarquer au début du spectacle
que la petite Armance se tient souvent accroupie, ou assise par terre. Or c'est
un trait de comportement qui vas se mettre à survenir également chez les
parents, qui finiront par adopter cette même position. De plus, le jeu des deux
enfants est énormément ressemblant et caractéristique. Les comédiens jouant
Armance et Guitou ont du beaucoup travailler ensemble, puisqu'ils ont adopté les
mêmes mimiques, les mêmes expressions et façons de s'exprimer. En vérité, ils
ont tous les deux la même lueur dans le regard qui fait oublier au spectateur
leurs corps d'adultes, et ainsi nous ne voyons plus que l'enfant qui sommeille
en eux, et qu'il a fallu retrouver pour jouer ce rôle. Le choix de prendre des
comédiens adultes apparaît alors très intéressant de ce point de vue.
Certains
jeux de regards étaient très beaux, dont un en particulier : dans la scène où
Armance semble parler toute seule avec ses amis imaginaires, au milieu du
cercle de cartes postales, sa mère tourne autour d'elle, en la regardant avec
des yeux à la fois inquiets de son comportement, et à la fois fascinés par l'imagination
incroyable de sa fille. C'est un regard d'une mère qui veille sur son enfant,
et qui semble également commencer à retrouver une part d'elle-même dans le
comportement d'Armance. Cependant, elle dira à la fin de la pièce que regarder
des photos, c'est regarder le passé, qu'on ne peut rien y changer. Armance y
répond : « sauf si Guitou sort de la photo ». Cela souligne donc l'importance
de se replonger dans nos souvenirs et d'en tirer parti pour résoudre les
questions qui nous détruisent. Les regards et les jeux des comédiens sont
également porteurs d'une innocence marquée, et d'une très belle simplicité,
telle que le spectateur peut s'identifier au personnage comme il
s'identifierait à un héros, or les personnages ne sont « que » des gens comme
nous, et ils semblent représenter une part véritable de nous-mêmes tels que
nous le sommes, ou bien tels que nous l'avons été.
Nous pouvons
aussi nous intéresser à la parole. Celle-ci est claire et simple, comme celle
de l'enfant. On sent surtout chez le père un phrasé très beau, un langage
propre au père aimant sa fille et voulant l'instruire. C'est aussi ce
personnage là qui s'adresse le plus au public, par exemple pour montrer aux
spectateurs les dessins faits par Armance. Comme c'est plus ou moins le
narrateur de la pièce, il procède à de nombreux monologues et apartés, pour expliquer
ou commenter des situations, ou encore pour simplement expliciter ses actions
ou états d'âmes. Il n'y a par contre que quelques répliques qui sont mises en
avant, ce sont celles pré-enregistrées par les comédiens. Ainsi le passé, le
présent et le futur se mélangent et se superposent, pour mener à une
construction nouvelle des personnages, par le biais des souvenirs. Ce paroxysme
du retour en enfance survient lors de la scène des sauts sous la pluie :
pantalons baissés et rires au lèvres, les deux amis d'enfance se retrouvent
ensemble à s'amuser sous la pluie. Cette scène fait rire le spectateur, mais
elle peut aussi l'émouvoir, car c'est un très beau moment, un des plus beaux de
la représentation, car il regroupe tous les thèmes de la pièce : l'enfance, les
élans créatifs, la paternité et la maternité avec les parents qui partagent un
bon moment avec leur fille, mais c'est aussi la trace qu'ils laisseront derrière
eux, car Petite Amie finit par prendre en photo la famille. Photo qui restera
probablement cachée pendant des années, avant d'être ressortie, peut être par
un enfant, et qui pourquoi pas, pourras à son tour faire parler ces figures du
passé ?
Parti-pris
de mise en scène et avis personnel :
Pour cette
première mise en scène de l'oeuvre de Melquiot, Guy-Pierre Couleau choisit donc
un parti-pris symboliste, celui de la figure du cercle : le cercle de la vie,
celui du temps qui passe et revient, celui des souvenirs qui resurgissent. Mais
c'est aussi le cercle de l'humain qui se construit lui-même tout au long de sa
vie, comme Fabrice construit son rôle de père à travers Guitou, à travers son
passé qu'il avait choisi de mettre de côté, mais qui va finalement revenir à
lui, grâce à Armance. Ainsi la petite famille finit par se retrouver, liée et
unie. La façon d'écrire de l'écrivain est aussi mise en avant, puisque c'est
grâce au passage de Guitou dans leur vie que Fabrice et Petite Amie finissent
par retrouver leur inspiration. Fabrice vas donc écrire cette histoire, peut
être, qui sait, pour ensuite la léguer à sa fille, pour laisser une trace de
cet apprentissage, comme les photos laissent elles aussi des traces. C'est par
ailleurs ce qu'a fait l'auteur Fabrice Melquiot en écrivant cette pièce : il
porte le même nom que son personnage, et le nomme « moi » dans l'oeuvre qu'il
publie. Les « je » sont ainsi confondus et liés, et c'est pour sa fille
Armance, qui vient de naître, que Melquiot écrit cette histoire, pour apprendre
lui-même à devenir un père. Cette double narration est très bien représentée
dans la mise en scène de Guy-Pierre Couleau, à la fois simple et douce, et à la
fois forte en significations, comme celle du père qui se construit en revenant
sur lui-même, en revenant sur son propre cercle de vie.
C'est une
pièce qui nous invite à nous interroger sur notre présent, à nous replonger
dans nos souvenirs d'enfance, mais aussi à imaginer notre futur.
Personnellement, cette pièce à créée en moi un besoin d'écrire et d'immortaliser
les instants, pour pouvoir ensuite y revenir, s'en rappeler, pour laisser une
trace des actions accomplies, des sentiments éprouvés. Et au final, pour se
dire que les souvenirs seront toujours là, et qu'ils survivront tant que quelqu'un
ou quelque chose sera là pour les faire exister.