lundi 6 janvier 2014

Article sur Mistero Buffo

Mistero buffo

Mistero buffo est sans conteste l’un des chefs-d’œuvre de Fo, le spectacle le plus connu et le plus caractéristique de toute sa production, une véritable invention pour le modèle offert aux jeunes générations. En deux mots, il s’agit d’une œuvre fondamentale dans l’histoire du théâtre occidental.
Mistero buffo fut créé au cœur de la période militante de Fo ; et pourtant, de tous les spectacles de cette époque, c’est celui qui est le moins lié aux idées révolutionnaires de 68 et à l’idéologie anticapitaliste. C’est un recueil d’histoires universelles et intemporelles, centrées sur les thématiques de la liberté et de l’oppression.
Pourquoi ce titre de Mistero buffo ? Le terme «mystère» appartient au vocabulaire théâtral du Moyen Âge : il désigne une représentation mettant en scène l’histoire sainte, jouée le plus souvent sur le parvis des églises ou sur les places, à l’occasion de fêtes. Un «mystère bouffe» (de même qu’existe le terme d’opéra bouffe) est un spectacle d’argument religieux où interviennent aussi le comique, la dimension satirique. Toutefois le grotesque ne touche pas la religion en tant que foi (ni le Christ, ni la Vierge, ni les saints ne sont objets de dérision), elle touche tout ce qui l’entoure, les individus qui en profitent pour faire des bénéfices. Dario Fo attribue au peuple l’invention de ce genre spécifique. Avec Mistero buffo il nous renvoie aux origines du théâtre occidental.
Ce spectacle est le résultat d’un vaste travail sur la culture populaire mené par l’auteur au cours des années 60. Il s’est servi de textes médiévaux authentiques (dit-il) – chroniques, farces, textes de jongleurs – et les a adaptés. En somme, voulant remonter aux origines de la culture populaire, il remonte à l’adaptation théâtrale des évangiles : non pas selon la version officielle fournie par l’Église, mais selon les lectures qu’en fit le peuple, avec un Christ du côté du peuple (des exploités) et un Dieu du côté de l’Église et des puissants (des patrons).

Comme un jongleur du Moyen Âge, Dario Fo est seul sur scène, sans costume ni décor, et il raconte, tout en utilisant très largement le langage du corps (mimiques et gestuelle). Il raconte à la première personne une fable à un public devenu interlocuteur, allant jusqu’à introduire un contact quasiment physique puisqu’une partie de l’assistance est invitée à monter sur scène, reproduisant ainsi la situation du jongleur en action sur la place du village. En somme, renouant avec la tradition populaire aussi bien dans le contenu que dans la manière de jouer, Dario Fo se place en jongleur des temps modernes.
Mistero buffo se compose d’un ensemble d’histoires. Chacune est racontée selon le même schéma : prologue de présentation, puis représentation. L’auteur-acteur présente au public ce qu’il va entendre ; il lui explique ce qu’il devra comprendre, le deuxième sens, caché sous le sens premier ; puis il joue le texte. Ce deuxième sens concerne l’actualité, le rapport ou la ressemblance entre passé et présent. Car Fo établit une relation entre Moyen Âge évoqué sur scène et monde contemporain, explicitant les références, si bien que Mistero buffo devient un prétexte pour parler de l’actualité.
L’explication donnée dans le prologue est d’autant plus nécessaire que Dario Fo, ensuite, ne s’exprime pas en langue italienne, mais dans un idiolecte de son invention, un mélange de dialectes de la plaine du Pô anciens et modernes. Là est l’autre grande innovation de Mistero buffo : l’invention d’une «langue de scène», que Fo utilisera ensuite tout au long de sa carrière, chaque fois qu’il récitera un monologue. Il use ainsi, dit-il, de la technique des jongleurs et plus généralement des comédiens du Moyen Âge et de la Renaissance. En effet, explique-t-il, à une époque où chaque région, voire chaque ville, avait son propre dialecte ou son parler local, les comédiens, pour se faire comprendre, avaient dû inventer une langue passe-partout, un mélange des divers parlers de la zone. Pour lui, cet idiolecte est la langue de classe des pauvres ; mais, en cette période post-soixante-huitarde, une telle transgression des codes linguistiques est aussi un moyen de contester la tradition du théâtre littéraire.
Dans certains textes de Mistero buffo, Fo a également recours au grammelot. Le grammelot aussi est une langue complètement inventée (par les acteurs de commedia dell’arte). Dans un discours en grammelot, les mots proprement dit ne dépassent pas les dix pour cent de l’ensemble, tout le reste est une accumulation de sons et d’onomatopées qui, prononcés sur un ton approprié et accompagnés de gestes significatifs, permettent à l’auditoire de comprendre l’histoire racontée.
Le but de tout cela ? Une démystification de l’Histoire ! Dario Fo est convaincu que les classes dominantes ont élaboré une Histoire à leur façon, en faveur de leurs intérêts, qu’elles se sont servies de la culture et de la religion pour légitimer leur suprématie.
Et donc le but de Mistero buffo est de rendre leur dignité aux classes populaires, comme l’a bien exprimé la motivation avancée par le jury du prix Nobel. Rappelons-la : «dans la tradition des jongleurs médiévaux», Dario Fo «tourne le pouvoir en dérision et rend leur dignité aux opprimés», poussant l’auditoire à «prendre conscience des abus et des injustices de la société». Avec Mistero buffo Dario Fo se fait jongleur du peuple, il incarne la figure du jongleur médiéval. Or le jongleur de Mistero buffo est un agitateur politique, un provocateur, comme l’expose très clairement le monologue central, essentiel, du spectacle, intitulé précisément La nascita del giullare .
Ce magnifique monologue raconte une légende qui explique comment est né le jongleur. Ce dernier y expose sa propre histoire, à la première personne. Il était paysan, il avait une femmes et des enfants et gagnait péniblement sa vie, quand un jour il découvrit une terre qui n’appartenait à personne car incultivable, du moins apparemment. Aidé de sa famille il entreprend de la mettre en valeur et elle s’avère extraordinairement fertile. C’est alors qu’arrive le maître de la région, lequel prétend que cette terre lui appartient, veut le chasser et envoie un prêtre et un notaire qu’il a chargés de le convaincre. Comme le paysan ne veut rien entendre, le maître lui-même se rend chez lui, accompagné d’hommes armés, et viole la jeune épouse sous les yeux de toute la famille. La femme perdit la raison et disparut, les enfants se laissèrent mourir. Le malheureux père n’avait plus qu’à se suicider ; il avait préparé la corde et y glissait déjà son cou quand… Jésus-Christ passa par là et lui demanda à boire. Bien sûr l’infortuné lui raconta son histoire… et Jésus en personne lui assigna la mission d’agitateur du peuple, inventant ainsi… le métier de jongleur :
[Les fragments cités désormais le sont non point dans l’idiolecte d’origine, difficilement compréhensible à la seule lecture (sans l’aide des inflexions de voix, des mimiques et de la gestuelle) mais dans la traduction italienne proposée dans les éditions dirigées par Franca Rame, toutes bilingues]
Bene, ora da adesso devi fare in modo che gli altri si facciano carico di quello che ti è capitato… devi dirgli del padrone… della bastardata che ha fatto con la tua donna, e prima del prete e del notaio ! E poi ascolta quel che ti contano loro. E sopra ogni cosa non raccontare piagnucolando ma con lo sghignazzo… Impara a ridere ! A tramutare anche il terrore in risata. Ribaltare col culo per aria i furbacchioni che cercano di incastrarvi con le parole… con le gran chiacchierate !... E fa che tutti sbottino in gran risate… così che ridendo ogni paura si sciolga !
Io, Jesus Cristo, da ’sto momento ti do un bacio sulla bocca e tu sentirai la tua lingua frullare a cavatappi e poi diventare come un coltello che punta e taglia… smuovendo parole e frasi chiare come un Vangelo. E poi corri nella piazza ! Giullare sarai ! Il padrone sbragerà, soldati, preti, notai sbiancheranno scoprendosi nudi come vermi !

En somme c’est Jésus, le protecteur des pauvres, qui a créé le jongleur, celui qui ne se contente pas d’amuser le public avec ses histoires, mais qui provoque, qui agite, qui ouvre les yeux de l’assistance sur les exactions dont les pauvres sont victimes de la part des riches.
Ce monologue expliquant la naissance du jongleur est immédiatement suivi de La nascita del villano , un autre monologue tout aussi satirique expliquant la naissance du vilain (du paysan). Comment le paysan est-il né ? Eh bien c’est Dieu qui l’a créé, pour soulager l’homme. Ce dernier s’étant plaint de ce que le travail des champs était trop pénible, Dieu, voyant passer un âne, lui fit concevoir une créature qui vint au monde au bout de neuf mois dans un pet magistral. À peine le vilain était-il né que s’abattit sur lui une pluie diluvienne et que l’ange du Seigneur, prononçant une sorte de décalogue, énuméra les travaux qu’il était tenu d’effectuer chacun des douze mois de l’année, pour le service de l’homme, son maître :
Per ordine del Signore,
tu da ’sto momento,
sarai padrone e maggiore
e lui, villano minore.
Ora è stabilito e scritto
che ’sto villano debba aver per vitto
pane di crusca con la cipolla a ufo,
fagioli, fava lessa e sputo.
Che debba dormire sopra un paglione
ché del suo stato si faccia ben ragione.
Dal momento che lui è nato nudo,
dategli un pezzo di canovaccio crudo…
di quelli che si adoperano per insaccar saracche,
perché si faccia un bel paio di braghe
Braghe spaccate in mezzo a patta slacciata,
che non debba perdere troppo tempo per ogni pisciata.
[…]
Di gennaio, dàgli un forcone in spalla
e caccialo a ripulire la stalla.
Di febbraio fai che sudi nei campi a franger la terra con le zappe
ma non darti pena se avrà la schiena a fiacche,
se verrà pieno di piaghe e calli,
ne avran vantaggio i tuoi cavalli
liberati dalle mosche e dai tafani
che tutti verranno a star di casa dai villani.
[…]
Se fuori l’acqua vien giù spessa
digli che vada a messa,
in chiesa è riparato
e potrà pregare e cantar beato…
Pregare senza passion né carità
ché tanto nessun salvamento n’avrà
lui, l’anima non ce l’ha
e Dio ascoltar non lo potrà.
E come potrebbe avere l’anima sto villano malnato
’sto disumano mulo
che non da una femmina è sortito
ma da un ciuco
anzi
con una scoreggia dal suo culo !

Bien entendu, en vertu du jeu de l’ironie, ce monologue est à interpréter à l’envers: ce n’est pas une dérision du paysan, mais bien une satire de l’instrumentalisation de la religion par le pouvoir. Le Dieu qui est évoqué ici, fécondateur de l’âne, est le Dieu des riches et des puissants. Ainsi, l’image officielle de la religion chrétienne et des personnages bibliques est-elle renversée. D’où le dualisme des figures divines : un Christ porte-parole des faibles et des exploités auxquels il rend leur dignité, contre un Dieu «padre-padrone», image du Pouvoir, toujours du côté des riches et des puissants.

Superbe aussi est le monologue qui met en scène Boniface VIII. Dario Fo se glisse dans la peau du pape, alors qu’il marche orgueilleusement à la tête d’une procession, soufflant sous le poids de sa tiare et de son manteau brodé d’or et de pierreries. Or soudain il aperçoit une autre procession qui semble avoir plus de succès de public que la sienne : c’est Jésus lui-même qui monte au calvaire, courbé sous le poids de sa croix. Afin de se faire bien voir le pape hypocrite se précipite pour l’aider ; s’ensuit un dialogue acide entre les deux personnages, à l’issue duquel le pape reçoit du Christ… un coup de pied ! D’où la série d’insultes rageuses qui jaillissent de sa bouche !
Cristo ! Una pedata a me ?! Al Papa ?! Ma sei divenuto matto ? (Rivolto al cielo) Se lo sapesse tuo padre, poveraccio!... […] (Carico di livore) Arriverà il giorno che tu andrai sulla croce inchiodato… In quel giorno sarò gran contento… andrò a puttane, mi voglio ubriacare da schiattare ! (Puntando il dito contro Cristo) Capo degli asini ! Principe sono io ! Principe Massimo della Romana Chiesa !
…Un Pape bouffi d’orgueil, féroce caricature de l’homme de pouvoir.
Il est bien évident que dans Mistero buffo Dario Fo n’offre pas du jongleur médiéval une image reflétant la réalité historique : le jongleur moderne Dario Fo se superpose au jongleur médiéval et fait de ce personnage le symbole intemporel et universel de la lutte du peuple contre l’oppression.