http://www.philomag.com/lepoque/breves/nicolas-bouchaud-jouer-cest-creuser-une-inquietude-8728
(...)Jouer rend
inquiet ?
Assurément.
Jouer, c’est creuser une inquiétude. Non seulement parce que la parole au
théâtre est toujours une expérience unique avec des spectateurs, une parole
improvisée qui se déploie sur scène dans un temps qu’Agmaben dirait “poussé à
incandescence”.
Mais jouer
creuse une inquiétude aussi parce que, fondamentalement, ce n’est ni jouer un
rôle, se prendre pour un autre, ni figer un personnage. Être acteur n’est
qu’affirmer la non-assurance d’être soi, et faire comme si tout s’inventait à
chaque geste.
Être acteur,
ce n’est donc pas jouer un rôle ?
Non. Je ne
crois ni à la représentation, ni à l’imitation d’une réalité extérieure à la
scène. Lorsque j’incarne le Roi Lear ou John Sassall, le médecin humaniste d’Un
métier idéal, je les incarne comme s’il s’agissait de “personnes” et non à
proprement parler de “personnages”. Une personne c’est vous, c’est moi, c’est
le premier venu. C’est à dire que nous sommes des personnes au sens où nous
créons, nous inventons notre être à chaque instant. Nous sommes l’acte de
devenir nous-même et donc nous sommes parfois dans le doute et souvent dans le
drame de nos incertitudes.
L’acteur
c’est celui qui donne à son personnage le caractère vivant et
imprévisible d’une “personne”. Il s’agit de recréer l’imprévisibilité de Phèdre
ou d’Alceste. L’acteur c’est celui qui va nous faire croire que rien n’est joué
de son existence et de son destin avant qu’il le joue. Quand Maria Casarès joue
Phèdre, elle ne représente pas Phèdre. Elle est Phèdre et elle n’est pas
Phèdre. Elle est Casares et elle ne l’est pas non plus tout à fait. C’est un
hybride qui s’invente sur scène.
L’acteur qui
croit au personnage comme quelque chose qui serait extérieur à lui et qu’il
faudrait imiter ou, pire, comprendre ou encore pire “sauver”, est confronté à
des artifices de jeu très complexes, débordant d’ “intentions” et d
‘émotions plaquées qu’il est, en réalité, incapable d’éprouver.
«Je me suis mis à penser que l’acteur pourrait avoir
deux corps»
Comment être
et ne pas être ?
Je me suis
mis à penser que l’acteur pourrait avoir deux corps, après avoir lu Les Deux
corps du roi de l’historien allemand Ernst Kantorowicz, notamment une
passionnante analyse de Richard II de Shakespeare. Kantorowicz montre
comment, au Moyen Âge, le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en
incarnant le corps politique et immortel.
Au théâtre,
on pourrait imaginer un équivalent du corps politique qui serait le corps du
texte, qui ne meurt jamais. Ce corps du texte rencontrerait le corps de
l’acteur, naturel, mortel, qui pendant un temps investit l’une de ces figures
théâtrales du répertoire. Mais la figure survivra à tous les acteurs qui
l’auront interprétée. Et, l’acteur, lui, mourra de sa belle mort.(...)