lundi 27 janvier 2014

Parole d'acteur: Nicolas Bouchaud

 Article dans Philomagazine:
http://www.philomag.com/lepoque/breves/nicolas-bouchaud-jouer-cest-creuser-une-inquietude-8728




 (...)Jouer rend inquiet ?
Assurément. Jouer, c’est creuser une inquiétude. Non seulement parce que la parole au théâtre est toujours une expérience unique avec des spectateurs, une parole improvisée qui se déploie sur scène dans un temps qu’Agmaben dirait “poussé à incandescence”.
Mais jouer creuse une inquiétude aussi parce que, fondamentalement, ce n’est ni jouer un rôle, se prendre pour un autre, ni figer un personnage. Être acteur n’est qu’affirmer la non-assurance d’être soi, et faire comme si tout s’inventait à chaque geste.

Être acteur, ce n’est donc pas jouer un rôle ?
Non. Je ne crois ni à la représentation, ni à l’imitation d’une réalité extérieure à la scène. Lorsque j’incarne le Roi Lear ou John Sassall, le médecin humaniste d’Un métier idéal, je les incarne comme s’il s’agissait de “personnes” et non à proprement parler de “personnages”. Une personne c’est vous, c’est moi, c’est le premier venu. C’est à dire que nous sommes des personnes au sens où nous créons, nous inventons notre être à chaque instant. Nous sommes l’acte de devenir nous-même et donc nous sommes parfois dans le doute et souvent dans le drame de nos incertitudes.
L’acteur c’est celui qui donne  à son personnage le caractère vivant et imprévisible d’une “personne”. Il s’agit de recréer l’imprévisibilité de Phèdre ou d’Alceste. L’acteur c’est celui qui va nous faire croire que rien n’est joué de son existence et de son destin avant qu’il le joue. Quand Maria Casarès joue Phèdre, elle ne représente pas Phèdre. Elle est Phèdre et elle n’est pas Phèdre. Elle est Casares et elle ne l’est pas non plus tout à fait. C’est un hybride qui s’invente sur scène.
L’acteur qui croit au personnage comme quelque chose qui serait extérieur à lui et qu’il faudrait imiter ou, pire, comprendre ou encore pire “sauver”, est confronté à des artifices de jeu très complexes, débordant d’  “intentions” et d ‘émotions plaquées qu’il est, en réalité, incapable d’éprouver.

«Je me suis mis à penser que l’acteur pourrait avoir deux corps»

Comment être et ne pas être ?
Je me suis mis à penser que l’acteur pourrait avoir deux corps, après avoir lu Les Deux corps du roi de l’historien allemand Ernst Kantorowicz, notamment une passionnante analyse de Richard II de Shakespeare. Kantorowicz montre comment, au Moyen Âge, le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel.
Au théâtre, on pourrait imaginer un équivalent du corps politique qui serait le corps du texte, qui ne meurt jamais. Ce corps du texte rencontrerait le corps de l’acteur, naturel, mortel, qui pendant un temps investit l’une de ces figures théâtrales du répertoire. Mais la figure survivra à tous les acteurs qui l’auront interprétée. Et, l’acteur, lui, mourra de sa belle mort.(...)