samedi 18 janvier 2014

Shakespeare à l'honneur dans une mise en scène de Thomas Jolly

Thomas Jolly a 31 ans et avec sa troupe, la Picola Familia, il monte un Henri VI qui va durer 18 heures et qui sera présenté au Festival d'Avignon.

Article dans le Monde:



Il fallait oser, Thomas Jolly le fait : mettre en scène le cycle Henry VI de Shakespeare, soit trois pièces qui requièrent dix-sept heures de représentation. L'intégrale sera créée en juillet à Avignon, à l'invitation d'Olivier Py, le nouveau directeur du Festival. En attendant, on peut voir une première partie qui soulève l'enthousiasme du public, comme on a pu le constater dimanche 12 janvier, au Théâtre des Gémeaux, à Sceaux (Hauts-de-Seine) : huit heures d'une fête du théâtre, avec du Grand-Guignol, du suspense, de l'émotion et des effets très spéciaux qui entraînent la foule des personnages dans une saga.

Mais commençons par le début : Henry VI. Créées en 1592, les trois pièces continuent d'alimenter les débats des spécialistes, qui discutent sur la place que Shakespeare a tenue dans leur écriture, surtout celle de la première.
Elles couvrent le règne d'Henry VI d'Angleterre, de la mort de son père Henry V (en 1422) à sa propre mort (en 1471), et relatent deux événements majeurs : la fin de la guerre de Cent Ans et la guerre des Deux-Roses qui a opposé les Lancastre et les York dans la conquête du trône d'Angleterre.

UNE TÉTRALOGIE NATURELLE
L'aventure se poursuit dans Richard III, une des pièces de Shakespeare les plus jouées, mais presque jamais rattachée à Henry VI, avec laquelle elle constitue une tétralogie naturelle. En 1998, Patrice Chéreau avait mis en scène la troisième partie d'Henry VI avec des fragments de Richard III. Thomas Jolly, lui, a rêvé de mettre en scène le cycle entier. Mais l'entreprise d'Henry VI est si lourde, en soi, qu'il a renoncé.
Reste que ce garçon de 31 ans, quasiment inconnu, est le premier, en France, à donner à voir l'intégrale d'Henry VI. Avant lui, il y a eu trois tentatives, celles de Jean-Louis Barrault (en 1965-1966), de Denis Llorca (en 1978) et de Stuart Seide (en 1993). Aucune n'a embrassé tout le cycle, souvent considéré comme mineur dans l'œuvre de Shakespeare, parce qu'il n'a pas la profondeur d'Hamlet ou du Roi Lear.
Alors, pourquoi Thomas Jolly s'y intéresse-t-il ? Quand il était élève à l'école du Théâtre national de Bretagne, il a suivi un stage sur Henry VI. Cinq ans plus tard, en 2009, raconte-t-il en riant, « au cours d'un été de solitude et désœuvrement, sans le sou pour partir en vacances, j'ai acheté la Pléiade qui contient Henry VI. Et je me suis dit : je vais le faire ».
Thomas Jolly a commencé à y travailler, avec ses amis de La Piccola Familia, la troupe qu'il a fondée en 2006. La scène nationale du Trident, à Cherbourg, les a soutenus dès le début, puis le TNB de Rennes et le Festival d'Avignon sont entrés dans l'aventure. Sans eux, l'intégrale n'aurait pu être menée à bien.

IL FAUT FAIRE ENTENDRE L'HISTOIRE DE CE ROI
Il faut dire que Thomas Jolly a des atouts : une détermination affirmée, et un sens du plateau qui s'est imposé brillamment, dès sa deuxième mise en scène, Toâ, de Sacha Guitry, en 2009. On retrouve ces qualités dans Henry VI : le théâtre y éclate à chaque instant, avec la force d'un metteur en scène décidé à convaincre que oui, il faut faire entendre l'histoire de ce roi aujourd'hui, parce qu'elle s'inscrit dans une période de crise, où les politiques sont acculés à l'action parce que tout va trop vite.
Les politiques, dans Henry VI, ce sont les nobles qui s'engouffrent dans une vacance du pouvoir : Henry VI a 9 mois à la mort de son père. Une régence est assurée, puis il prend les rênes du pouvoir, en 1437. Il règne jusqu'en 1460, puis en 1470 et 1471. Très pieux et faible de caractère, il est peu armé pour sa fonction. Voilà pour les dates et le contexte, avec lesquels le cycle de Shakespeare prend des libertés : il y a de nombreuses erreurs historiques et des confusions sur les personnages dans cette épopée qui a connu un très grand succès à sa création, parce qu'elle ranimait un sentiment national chez les Anglais du XVIe siècle.
On le voit en particulier dans la première pièce, qui traite de la guerre de Cent Ans. C'est une charge contre la France, « cette nation inconstante et frivole », et les Français, présentés comme goguenards et couards. Quant à Jeanne d'Arc, elle est décrite comme une « ribaude » qui se sert de son corps pour séduire, ment comme elle respire et n'hésite pas à faire appel à la sorcellerie pour arriver à ses fins. Dans la mise en scène de Thomas Jolly, elle porte une perruque bleue flashy, en accord avec l'esthétique et le jeu volontairement outrés.

UN BÛCHER DE CHAISES, DU PLUS BEL EFFET
Des fumigènes comme s'il en pleuvait, de la musique à fond, des guerriers qui chevauchent des chaises en bois et se battent avec des bâtons auxquels sont fixés des rubans : il y a du Grand-Guignol dans cette introduction au règne d'Henry VI, qui voit le grand Talbot, dernier héritier du temps glorieux de la chevalerie, mourir au champ de bataille. Jeanne d'Arc, pour sa part, meurt sur un bûcher de chaises, du plus bel effet. C'est un rajout de Thomas Jolly, qui la réhabilite, en somme : dans la pièce, elle disparaît de l'histoire quand elle est arrêtée.
La deuxième pièce sur Henry se resserre sur le royaume d'Angleterre et la cour, où les intrigues se nouent. Le spectacle prend alors une autre tournure : il quitte le domaine de l'excès, sans pour autant abandonner les effets de mise en scène, ni l'esthétique héritée des séries qui cartonnent à la télévision, et dont Thomas Jolly est un adepte. Il en tire d'ailleurs les bonnes leçons : un découpage haletant, qui lui fait mettre des entractes là où on ne les attend pas, de façon à maintenir le public en haleine.
Il introduit aussi une rhapsode, totalement craquante, qui s'adresse à la salle, lui rappelle les épisodes précédents. Et il dirige les comédiens, inégaux mais enthousiastes, avec l'énergie de celui qui proclame : « On va y arriver. » Il y arrive d'ailleurs si bien qu'au bout de huit heures, quand le rideau tombe, chacun se demande : « Que va-t-il se passer ? Comment cela va-t-il finir ? » Pourtant, on en est loin, de la fin : le spectacle s'arrête après la mort de Suffolk, l'amant de la reine. Soit à la fin de l'acte 4 de la deuxième pièce consacrée à Henry VI. Vivement la suite !



Henry VI, cycle 1. De William Shakespeare. Traduction : Line Cottegnies. Mise en scène : Thomas Jolly. Avec la troupe de La Piccola Familia. Les Gémeaux, 49, avenue Georges-Clemenceau, Sceaux (Hauts-de-Seine). Tél. : 01-46-61-36-67. De 9 € à 26 €. Jusqu'au 22 janvier.