Article dans le Monde:
Il fallait oser, Thomas Jolly le
fait : mettre en scène le
cycle Henry VI de Shakespeare, soit trois pièces qui requièrent dix-sept
heures de représentation. L'intégrale sera créée en juillet à Avignon,
à l'invitation d'Olivier Py, le nouveau directeur du Festival. En attendant, on
peut voir une première
partie qui soulève l'enthousiasme du public, comme on a pu le constater dimanche 12 janvier, au Théâtre des Gémeaux, à
Sceaux (Hauts-de-Seine) : huit heures d'une fête du théâtre, avec du
Grand-Guignol, du suspense, de l'émotion et des effets très spéciaux qui
entraînent la foule des personnages dans une saga.
Mais
commençons par le début : Henry VI. Créées en 1592, les trois pièces
continuent d'alimenter les
débats des spécialistes, qui discutent sur la place que Shakespeare
a tenue dans leur écriture, surtout celle de la première.
Elles
couvrent le règne d'Henry VI d'Angleterre, de la mort de son père Henry V (en
1422) à sa propre mort (en 1471), et relatent deux événements majeurs : la fin
de la guerre de Cent Ans et la guerre des Deux-Roses qui a opposé les Lancastre
et les York dans la conquête du trône d'Angleterre.
UNE
TÉTRALOGIE NATURELLE
L'aventure
se poursuit dans Richard III, une des pièces de Shakespeare les plus
jouées, mais presque jamais rattachée à Henry VI, avec laquelle elle
constitue une tétralogie naturelle. En 1998, Patrice Chéreau avait mis en scène
la troisième partie d'Henry VI avec des fragments de Richard III.
Thomas Jolly, lui, a rêvé de mettre en scène le
cycle entier. Mais l'entreprise d'Henry VI est si lourde, en soi, qu'il
a renoncé.
Reste que ce
garçon de 31 ans, quasiment inconnu, est le premier, en France, à donner à voir l'intégrale d'Henry
VI. Avant lui, il y a eu trois tentatives, celles de Jean-Louis Barrault
(en 1965-1966), de Denis Llorca (en 1978) et de Stuart Seide (en 1993). Aucune
n'a embrassé tout le cycle, souvent considéré comme mineur dans l'œuvre de
Shakespeare, parce qu'il n'a pas la profondeur d'Hamlet ou du Roi
Lear.
Alors,
pourquoi Thomas Jolly s'y intéresse-t-il ? Quand il était élève à l'école du
Théâtre national de Bretagne, il a suivi un stage sur Henry
VI. Cinq ans plus tard, en 2009, raconte-t-il en riant, « au cours d'un
été de solitude et désœuvrement, sans le sou pour partir en vacances,
j'ai acheté la Pléiade qui contient Henry VI. Et je me suis dit : je
vais le faire ».
Thomas Jolly
a commencé à y travailler, avec ses amis de La Piccola Familia, la troupe
qu'il a fondée en 2006. La scène nationale du Trident, à Cherbourg, les a
soutenus dès le début, puis le TNB de Rennes et le Festival d'Avignon sont entrés
dans l'aventure. Sans eux, l'intégrale n'aurait pu être menée à bien.
Il faut dire que Thomas Jolly
a des atouts : une détermination affirmée, et un sens du plateau qui s'est
imposé brillamment, dès sa deuxième mise en scène, Toâ, de Sacha Guitry,
en 2009. On retrouve ces qualités dans Henry VI : le théâtre y éclate à
chaque instant, avec la force d'un metteur en scène décidé à convaincre que oui,
il faut faire entendre l'histoire
de ce roi aujourd'hui, parce qu'elle s'inscrit dans une période de crise, où
les politiques sont acculés à l'action parce que tout va trop vite.
Les
politiques, dans Henry VI, ce sont les nobles qui s'engouffrent dans une
vacance du pouvoir : Henry VI a
9 mois à la mort de son père. Une régence est assurée, puis il prend les rênes
du pouvoir, en 1437. Il
règne jusqu'en 1460, puis en 1470 et 1471. Très pieux et faible de caractère,
il est peu armé
pour sa fonction. Voilà pour les dates et le contexte, avec lesquels le cycle
de Shakespeare prend des libertés : il y a de nombreuses erreurs historiques et
des confusions sur les personnages dans cette épopée qui a connu un très grand
succès à sa création, parce qu'elle ranimait un sentiment national chez les
Anglais du XVIe siècle.
On le voit
en particulier dans la première pièce, qui traite de la guerre de Cent Ans.
C'est une charge contre la France, « cette nation inconstante et frivole »,
et les Français, présentés comme goguenards et couards. Quant à Jeanne d'Arc,
elle est décrite comme une « ribaude » qui se sert de son corps pour séduire, ment comme
elle respire et n'hésite pas à faire appel à la
sorcellerie pour arriver à ses fins.
Dans la mise en scène de Thomas Jolly, elle porte une perruque bleue flashy, en
accord avec l'esthétique et le jeu volontairement outrés.
UN BÛCHER DE
CHAISES, DU PLUS BEL EFFET
Des
fumigènes comme s'il en pleuvait, de la musique à fond, des guerriers qui
chevauchent des chaises en bois et se battent avec des bâtons auxquels sont
fixés des rubans : il y a du Grand-Guignol dans cette introduction au règne
d'Henry VI, qui voit le grand Talbot, dernier héritier du temps glorieux de la
chevalerie, mourir au champ de
bataille. Jeanne d'Arc, pour sa part, meurt sur un bûcher de chaises, du
plus bel effet. C'est un rajout de Thomas Jolly, qui la réhabilite, en somme :
dans la pièce, elle disparaît de l'histoire quand elle est arrêtée.
La deuxième
pièce sur Henry se resserre sur le royaume d'Angleterre et la cour, où les
intrigues se nouent. Le spectacle prend alors une autre tournure : il quitte le
domaine de l'excès, sans pour autant abandonner les effets
de mise en scène, ni l'esthétique héritée des séries qui cartonnent à la
télévision, et dont Thomas Jolly est un adepte. Il en tire d'ailleurs les
bonnes leçons : un découpage haletant, qui lui fait mettre des entractes
là où on ne les attend pas, de façon à maintenir le public
en haleine.
Il introduit
aussi une rhapsode, totalement craquante, qui s'adresse à la salle, lui
rappelle les épisodes précédents. Et il dirige les comédiens, inégaux mais
enthousiastes, avec l'énergie de celui qui proclame : « On va y arriver. » Il y
arrive d'ailleurs si bien qu'au bout de huit heures, quand le rideau tombe,
chacun se demande : « Que va-t-il se passer ? Comment cela
va-t-il finir ? »
Pourtant, on en est loin, de la fin : le spectacle s'arrête après la mort de
Suffolk, l'amant de la reine. Soit à la fin de l'acte 4 de la deuxième pièce
consacrée à Henry VI. Vivement la suite !
Henry VI, cycle 1. De William
Shakespeare. Traduction :
Line Cottegnies. Mise en scène : Thomas Jolly. Avec la troupe de La Piccola
Familia. Les Gémeaux, 49, avenue Georges-Clemenceau,
Sceaux (Hauts-de-Seine). Tél. : 01-46-61-36-67. De 9 € à 26 €. Jusqu'au 22
janvier.