Le Roi Lear mise en scène Schiaretti avec
Serge Merlin
Le comédien
britannique John Gielgud lâcha d'un ton pincé, à un confrère qui lui demandait
conseil pour jouer Le Roi Lear : « Trouvez une Cordélia
facile à porter ! » Résumé lapidaire d’une pièce toute de poids
et de (dé)mesures. Au début, Lear, un monarque sur le départ, entend jauger
l’amour de ses trois filles. Laquelle d’entre elles se livrera aux surenchères
verbales qui lui permettront de remporter le meilleur morceau du royaume mis en
partage à cette occasion ? Les deux premières jouent le jeu sans
barguigner, au prix de viles flatteries. La troisième, Cordélia, pourtant la
préférée de ce père évaluateur, refuse d’abonder. Elle ne paiera pas son tribut
de paroles précieuses au souverain. Pas question de spéculer sur les
sentiments. Le roi, outré, déshérite alors Cordélia tout en la bannissant.
À la fin,
victime des deux légataires ingrates, ces fausses valeurs qu’il a dotées, Lear
retrouve Cordélia, revenue le secourir, avant que d’être assassinée. Alors le
roi hurle à la mort, mais en comptant ses mots : « No, no, no
life » (3 “no”). « Never, never, never,
never, never » (5 “never”). « Look
on her. Look, her lips. Look there, look there » (4 “look” + 2 “her” + 2 “there”). Ce disant, Lear
brandit la dépouille de sa fille : c’est donc là que tout se complique,
selon le regretté John Gielgud, en cas de Cordélia volumineuse, qui pèserait
plus que de raison sur les triceps de l’acteur interprétant le rôle titre…
N’entretenons
pas de faux suspens : l’octogénaire Serge Merlin ne porte pas à bout de
bras Cordélia, à l’issue de 3 h 50 d’un spectacle autrement plus
riche en tours de force. S’appuyant sur la traduction réalisée voilà tout juste
cinquante ans par le poète Yves Bonnefoy, la mise en scène de Christian
Schiaretti dépasse la vision habituelle d’un Lear régressif et incestueux,
fuyant la mort dans les reniements, la faute morale, la rupture des liens
familiaux, sociaux et même humains – la pièce, d’une férocité absolue,
propose un déchaînement d’animalité, qui aboutit cependant à une forme achevée
d’art poétique shakespearien…
Cette
tragédie est censée montrer où mène l’état de division d’un royaume. L’action
se situe 800 ans avant l’ère chrétienne et remonte, via le légendaire celtique,
aux sources indo-européennes de la mythologie du premier roi et de ses
héritiers prompts aux déchirements. La pièce fut représentée pour la première
fois en 1606, devant Jacques 1er d’Angleterre, qui succédait à
Elizabeth 1re. Or celle-ci avait été l’ennemie acharnée de la
mère du nouveau souverain : Marie Stuart, évincée du trône d’Angleterre au
profit d’Elizabeth en 1558, ensuite devenue reine d’Écosse, emprisonnée puis
exécutée par Elizabeth en 1587. La discorde planait donc sur les premiers rangs
du public, comme dans la tragédie, lors de la création. Le contexte était si
lourd que s’y tiennent encore aujourd’hui la plupart des mises en scène.
Christian Schiaretti joue sur d’autres leviers,
qui, du fond des âges, questionnent notre déréliction contemporaine. D’abord,
cette façon qu’a Lear de soupeser la parole de ses filles symbolise le passage
d’un ordre féodal, fondé sur une allégeance chevaleresque aux liens, à une
société marchande, axée sur des valeurs désormais sonnantes et trébuchantes. Le
mérite aristocratique cède sous la pression du ressort bourgeois. Fini ce
qu’impose la parole, voici combien vaut une voix. Alors que nous vivons, en ce
début du XXIe siècle, l’épuisement d’une telle mutation, son
origine, flairée par Shakespeare voilà cinq cents ans, nous prend à la gorge.
La position
de Cordélia tient dans cette phrase, qui fait barrage : « I love
your majesty according to my bond ; no more nor less. » Ce que
traduit ainsi Yves Bonnefoy, en escamotant la notion de “lien” (bond) : « J’aime
Votre Grandeur comme c’est mon devoir, ni plus ni moins. » Le silence
de Cordélia vaut frontière entre le dedans et le dehors : elle ne dira pas
au roi, en présence de la cour, ce qu’elle pourrait confier au père, lors d’un
colloque singulier. Elle récuse la confusion dans laquelle se complaît Lear,
entre le lieu public et l’espace privé. Elle n’admet pas l’invasion de la
sphère officielle par les questions intimes.
De plus
Cordélia, forte de ses principes, refuse que le souverain s’éjecte de son rôle
de cadenas symbolique garant du groupe, pour divaguer et jouir sans entraves
(“bond”) de ses filles ; passant de l’une à l’autre, despotiquement,
sacrifiant toute cohésion politique à son plaisir dégénérescent. Là encore, la
concordance des temps saute aux yeux…
Instruit par
une telle modernité, guidé par cette étonnante chambre d’échos, le spectateur
entend l’égarement du roi, qui bat la campagne en compagnie de son fou (ici,
l’excellent comédien irlandais Andrew Bennett). En ces scènes centrales de la
pièce, la langue – absurde, torturée, donc monstrueusement poétique –
annonce le théâtre de Samuel Beckett ou de Valère Novarina. Et c’est là que
donne toute sa mesure Serge Merlin, acteur unique, phénoménal, dont nous avions
évoqué, voilà trois ans, la composition dans Fin de partie.
Serge Merlin
touche à l’incarnation vertigineuse. Son regard, défiant la distance,
transperce jusqu'aux derniers rangs. Son brame chuchote, geint, tonitrue. Sa
démarche sautille et traînasse, son bras s’élance et s’abat. Son phrasé
accroche l’ouïe, berce l’âme, arrache des larmes, soulève le rire, tétanise.
Fauve lâché dans l’arène d’un décor sphérique, Serge Merlin se saisit de la
tragédie sans pour autant l’étouffer. En l’absence sur scène de ce chef égaré,
tantôt sorti des langes, tantôt échappé de l’Olympe, l'action suit son cours, exempte
de toute baisse de rythme ou de tension. Le spectateur ne perd pas une miette
de l'histoire parallèle, furieusement virile, celle du bâtard Edmond
(magnifique Marc Zinga) évinçant son frère légitime Edgar (remarquable
Christophe Maltot), pour terrasser leur géniteur (pathétique Philippe Duclos en
comte de Gloucester).
Chaque
passage sur scène de Serge Merlin porte à l’incandescence les thèmes qu’aborde
ce chef-d'œuvre suprême qu'est Le Roi Lear : le pouvoir, la
paternité, la folie, la vieillesse (une moitié de la France n’aura-t-elle pas
bientôt mis l’autre moitié sous curatelle ?!), l’exil et la liberté, la
désobéissance et la soumission, l’ingratitude et la fidélité…
Dans cette « nuit
sans pitié », parmi ce « deuil général », avec une
force de prédateur et des grâces d’oiselet, Serge Merlin atteint au prodige
effarant. Les éclairages sépulcraux et les costumes dignes du Caravage nous mettent
sur la piste d’un Golgotha tératologique et d’une Pietà
dénaturée. Ce qu’impose à l’esprit ce Roi Lear du TNP dépasse
l’entendement, révolutionne l’anthropologie, met la théologie cul par-dessus
tête. Ce que propose ce spectacle, avec la complicité prodigieuse de Serge
Merlin, c’est la crucifixion du Père…
(Article de Médiapart.)