mercredi 19 février 2014

entretien avec Fausto Paravidino à propos de Peanuts

Entretien avec Fausto Paravidino

Comment la pièce Peanuts est-elle née ?
Le Royal National Théâtre m’avait fait une commande en décembre 2000. Il était question d’écrire une pièce adressée au jeune public, dans le cadre d’un projet qui s’appelle "International Connections".
Peanuts a été pensée pour un public international, même si, avant même d’être écrite, la pièce avait été choisie par le metteur en scène Sergio Maifredi du Théâtre de la Tosse de Gênes. Je ne voulais ni faire une opération de tourisme culturel, l’auteur italien qui vous montre comment l’Italie est faite, ni de l’autre côté, me déguiser en écrivain britannique. Et puis l’occasion de faire parler des jeunes avec d’autres jeunes était trop savoureuse. Et c’est là que la globalisation intervient. J’ai cherché un modèle de dialogue commun aux deux, moi et eux, et j’ai pensé à la bande dessinée, au langage universel des Peanuts, qui sont comme du Beckett, mais en bande dessinée. Les Peanuts de Schultz sont absolument beckettiens, sauf que, au contraire de Beckett, ils sont populaires. J’ai donc emprunté les personnages de Schultz, je les ai vieillis et je les ai balancés à la caserne de Bolzaneto, où les jeunes, arrêtés par la police qui avait fait irruption dans les lieux, furent soumis à des menaces et à des violences de tout genre. 

Quelle est la correspondance entre les personnages de Peanuts et les personnages de la bande dessinée ?
Dans la première version, les noms des personnages étaient les mêmes que ceux de la bande dessinée dont ils étaient inspirés. Ensuite, pour des raisons de droits d’auteur, on a préféré les déformer, même si certains demeurent très reconnaissables. Le nom de Charlie Brown est devenu, comme Buddy, un nom commun comme par exemple “Mario Rossi” en Italie ou “Franz Schmidt” en Allemagne. Minus est Linus, Schroeder est devenu Schkreker, d’autres sont encore plus transparents, comme Snoopy qui est devenu Snappy ou Sally qui est Silly ou encore Woodstock-Woodschlock, alors que Lucy est devenue Magda. 

Y a-t-il une correspondance psychologique entre chaque personnage de Schultz et son correspondant dans la pièce ?
J’ai essayé de maintenir une adéquation avec le personnage original et dans certains cas j’ai réussi, comme pour Charlie Brown, Sally et Lucy. Avec d’autres j’ai moins réussi, parce que certains personnages de Schultz ont une psychologie qu’on peut retrouver chez les adultes, alors que d’autres restent confinés à l’enfance. Par exemple, il y a de nombreux Charlie Brown adultes dans le monde. Et puis il y a les animaux, par exemple le fait que Snoopy soit un chien a été traduit dans le caractère anarchiste de Snappy, alors que Woodstock se prêtait à toutes sortes d’opérations dramaturgiques à partir du moment où dans la version originale il s’exprime par petits traits et que personnellement je n’ai jamais compris ce qu’il avait à dire. Aussi souvent que possible j’ai tenté de garder les rapports d’amitié et les liens de famille, comme pour Charlie Brown et sa sœur Sally. 

Je me souviens d’avoir lu quelque part qu’à l’origine de Peanuts il y a la constatation que Carlo Giuliani et Mario Placanica, le carabinier qui lui a tiré dessus, avaient le même âge.
C’est une chose qui m’a frappé. Nous sommes bien loin de Pasolini et de ses prolétaires en uniforme de policier. Alors que le jeune assassiné écrivait des poèmes en latin, Placanica, le meurtrier, interviewé à la télé, ne sait même pas aligner six mots d’affilée et c’est impressionnant de savoir que c’est l’Etat qui lui a mis une arme à la main. La tendance actuelle me paraît celle de recréer un monde de classes, et en plus, les pouvoirs de droite attaquent l’état social. J’ai l’impression que c’est celle-là, la droite qui s’avance : une droite pas tellement caractérisée par ses choix autoritaires plus ou moins fascistes, mais par son soutien à une société basée sur le pouvoir de l’argent, une société où c’est la loi du plus riche qui domine, et tant pis pour ceux qui n’ont pas réussi. La vieille Démocratie Chrétienne avait tant bien que mal transformé les italiens en une grande classe moyenne, et là est la vraie question de cette pièce. C’est sur la base de ce processus d’homologation, culturelle et autre, que, à Gênes, ceux qui défonçaient les têtes avec les matraques et les jeunes qui manifestaient, avaient les mêmes chansons en commun. Ce n’est pas un hasard si les musiques de Fabrizio de Andrè, chanteur anarchiste par excellence, étaient diffusées par les enceintes du Palais des sports, transformé, à l’occasion du G8, en une grande caserne. 

Quelle est la fonction des titres des différentes sections ?
Dans leur ensemble, elles constituent une sorte de bréviaire des thèmes de la globalisation. Il fut un temps où on disait que la sphère personnelle est aussi politique. Les sections de la pièce représentent une tentative de mesurer dans la vie de tous les jours les grands thèmes de la politique, et elles en sont aussi une sorte de contre-chant ironique, sans jamais tomber dans la parodie.
En général, le même concept exprimé de manière infantile dans le premier acte, revient dans le deuxième sous sa forme adulte. Mais, alors que dans le premier acte des situations très banales et à « mesure de gamins » correspondent à des titres tirés des grands thèmes de l’Histoire et de la politique, dans le deuxième j’ai attribué des titres inadéquats et sentimentaux à des scènes qui racontent un monde adulte aux traits inquiétants. A cause de leur minimalisme, les titres du deuxième acte ne correspondent pas du tout à la gravité de la situation qu’on raconte, et sont une sorte de message rhétorique et rassurant, dicté par un ordre établi, uniquement occupé à minimiser. 

Prenons des exemples. Au début, la présentation de Buddy paraît sous le titre de Politiques du Travail.
Buddy fait un travail d’esclave et lorsque les autres lui renvoient cette image, il répond par un exercice de rhétorique qui vise à masquer la réalité des faits, tout d’abord à lui-même et ensuite aux autres. C’est la barbarisation en cours actuellement dans le monde du travail globalisé. Il y a eu récemment en Italie, mais peut-être aussi ailleurs, une campagne de recrutement de Mc Donald, un exemple très clair pour expliquer le sens du travail intérimaire. Les affiches montraient des visages souriants de jeunes employés et en dessous de chacun on lisait « futur avocat, futur ingénieur », etc. Ce qui voudrait dire que Mc Donald ne vous promet aucun avenir, et d’ailleurs, qui voudrait d’un avenir chez Mc Donald ? Ce qui n’est pas dit c’est que Mc Donald propose une paie minable et un contrat de six mois, et je doute fortement qu’après une journée de travail chez McDo, on ait suffisamment d’énergie pour mener à bien des études d’avocat ou d’ingénieur. 

Un autre exemple : « Les idéaux là et tout de suite ».
Le thème est incarné par Magda, qui fait des études d’ingénieur seulement pour suivre le désir de ses parents et qui calcule la date probable de leur mort afin d’acquérir sa liberté. C’est l’écart avec ce raisonnement tordu selon lequel dans l’attente d’un avenir meilleur, la réalpolitik suggère d’accepter un présent basé sur le compromis. Sauf qu’après on s’aperçoit que ce que l’on pensait être transitoire se révèle définitif et que la vie est passée dans l’attente d’une occasion qui ne s’est pas présentée. 

« Révolution et nouvelles techniques de lutte politique ».
C’est évidemment un dialogue parodique entre deux personnages, l’un intégré et l’autre animé par un élan révolutionnaire, dominé par l’envie de tout fracasser, mais sans un dessin politique précis. C’est peut-être le moment le plus triste de toute la pièce. C’est l’image des émeutes de Los Angeles, de la révolution argentine, où la population est descendue dans les rues pour manifester, en frappant les cuillères sur les marmites vides, mais personne n’avait dans la tête une véritable alternative politique. 

Quel est le sens de la politique pour ta génération ?
Je précise que je n’ai pas envie de parler au nom de ma génération, entre autre parce que je crains que mes copains et moi n’en soyons qu’un échantillon statistiquement peu représentatif. Je crois qu’il y a actuellement un véritable problème de reconnaissance. Beaucoup de citoyens, et pas seulement ceux de ma génération, ne se reconnaissent plus dans la politique traditionnelle et aujourd’hui, les mouvements contre la globalisation recherchent d’autres lieux et d’autres manières de faire de la politique. Les associations de volontariat sont souvent la réponse à cette envie retrouvée de faire la politique. Mais ce qu’on ressent est le manque d’un projet. Même l’âme verte et écologiste de l’Europe ne bouge qu’à l’intérieur des catégories économiques propres à l’économie de l’exploitation. Au fond, l’Europe ne se différencie des Etats-Unis que par sa timidité, par moins d’arrogance, par un reste de culpabilité, dû, peut-être, à son passé colonialiste. Mais on n’en est pas encore à une inversion de la tendance capitaliste, celle qui mesure les paramètres de Maastricht en terme de croissance du PIB (produit intérieur brut), alors que l’objectif de l’économie mondiale devrait être la réduction du PIB. Je comprends que la crise du marché de l’automobile engendre le chômage, mais en arriver à souhaiter l’expansion perpétuelle du marché de l’automobile nous amènera tout droit à la catastrophe, et pas uniquement à la catastrophe de l’environnement. Je n’ai pas de recettes, je constate seulement le manque d’une idée politique alternative. 

Comment Gênes 01, la commande de la pièce ensuite représentée au Royal Court, est-elle née ?
J’étais en contact avec le Royal Court depuis le stage, et la commande m’a été faite dans le cadre d’une initiative conjointe entre le Royal Court et l’association Human Rights Watch, une sorte d’Amnesty International qui, à cause des violences du G8, avait inscrit l’Italie dans la liste des six pays du monde où il y avait violation des droits de l’homme. Ils ont donc fait une commande d’écriture à un écrivain pour chacun des six pays en question. Gênes 01 est née comme ça, et de toute façon c’est une pièce qui vient après Peanuts et qui retrace les jours du G8 sur le style sec du théâtre-enquête, tel un reportage journalistique. 

Tu étais à Gênes pendant le G8 ?
Non, j’étais à Paris, et le premier jour du G8 j’étais à Londres, au Royal Court, où, en discutant avec un metteur en scène auquel je rendais visite, je disais qu’à Gênes il allait y avoir un gros bordel. Il n’était pas difficile de le prévoir, vu comment les choses avaient été mises en place : la ville militairement occupée par les forces de l’ordre, les huit chefs d’Etat enfermés comme dans une forteresse assiégée, des barricades partout qui encerclaient le centre d’une ville fantôme, et enfin le bruit des hélicoptères en permanence au-dessus de nos têtes… J’avais plein de copains à Gênes et j’étais en contact avec eux pour savoir comment les choses se passaient. 

Quel est le sens du théâtre pour toi ?
C’est un moyen pour communiquer, c’est une occasion pour partager les joies et les douleurs, les pensées et les émotions dans un lieu public.

Extrait d’un entretien réalisé par Alessandro Tinterri
pour le site www.drammaturgia.it
traduction : Valentina Fago