samedi 22 mars 2014

Hamlet retraduit par André Marcowitz (suite 8)



"Fools of nature"

La suite de la tirade d’Hamlet à l’entrée de son père. Reprenons
… I ‘ll call thee Hamlet,
King, father, royal Dane. O answer me.
Let me not burst in ignorance, but tell
Why thy canoniz’d bones, hearsed in death,
Have burst their cerements ; why the sepulchre,
Wherein we saw thee quietly enurmed,
Hath oped his ponderous and marble jaws
To cas thee up again. What may this mean,
That thou, dead corse, again in complete steel
Revisits thus the glimpses of the moon,
Making night hideous, and we fools of nature
So horridly to shake our disposition
With thoughts beyond the reaches of our souls ?
Say why is this ? Wherefore ? What should we do ? »

Ma traduction, telle qu’elle est publiée :
« … Oui, je te nomme
Hamlet, roi, père, Danemark !... Dis-moi,
O, réponds-moi, j’éclate d’ignorance,
Pourquoi tes os bénis dans le trépas
Ont-ils fait éclater leur drap funèbre ?
Pourquoi ta tombe où si tranquillement
Nous t’avions vu dormir a-t-elle ouvert
Soudain le marbre lourd de ses mâchoires
Pour te jeter ici ? Quel est le sens
De voir ton corps, toi, mort, et en armure,
Sous les éclats fugaces de la lune,
Rendant la nuit hideuse, et nous, dès lors,
Bouffons de la nature, secouant
Si monstrueusement notre raison
Par des pensées que n’atteint pas notre âme ?
Pourquoi ? Dis ? Dans quel but ? Et nous, que faire ? »
Why, why, what ?... Why ? wherefore ? what ? deux séries de trois questions, dans une pièce où la question est le sujet principal, et puis, cette expression : « we fools of nature ». Qu’est-ce qu’elle veut dire ? — l’édition Cambridge explique : « natural creatures, too ignorant to understand what lies beyond » Ma foi, c’est bien possible, mais ça me semble un peu court. Arden est un peu plus complexe :
« playthings of, subject to the caprices of » — des jouets de la nature. Et, continuant : « We are « fools of nature » in being at the mercy of nature’s limitations (and hence confounded by what is beyond nature). Nous sommes des « fools of nature » en étant à la merci des limitations de la nature (et donc, en étant confondus par ce qui est au-delà de la nature). »
J’avais traduit d’instinct, « bouffons de la nature » — et je me souviens de la façon dont j’avais traduit. Je traduisais « Hamlet » pendant que je traduisais Dostoïevski, le matin. Après huit pages (12000 signes) de Dostoïevski, j’avais besoin de sortir, et je descendais dans un café de la place Ste Anne, à Rennes. Je me mettais juste face à la rue, ou bien dehors si le temps le permettait, et, là, au crayon, dans un carnet, je traduisais « Hamlet ». Oui, je me souviens de ma sidération d’être en train de traduire ce passage, de cette explosion de questions… tous ces « s t r » que j’entendais sous mon crayon — parce que, oui, tout se concentre, pour moi, dans « monstrueusement ». Je veux dire, dans mon texte français, cette fois considéré comme autonome par rapport au texte anglais (lequel est, lui aussi, évidemment, construit en profondeur sur des allitérations). Mais c’est traduit comment, « fools of nature » ? et, vraiment, qu’est-ce que ça veut dire ? Maintenant que je suis bardé de livres, fouillons :
Letourneur/Guizot (1820)
« Comment, toi, cadavre sans vie, tu reviens couvert d’acier, rechercher ainsi la clarté de la lune ! tu rends la nuit hideuse ; et nous autres, fous de nature, tu ébranles horriblement toute notre existence par des pensées qui excèdent la portée de notre âme ! Dis, pourquoi cela ? qu’est-ce donc ? que devons-nous faire ? »
François-Victor Hugo
(présentation de l’édition originale, avec les tirets).
« Pourquoi toi, corps mort, viens-tu, tout couvert d’acier, — revoir ainsi les clairs de lune — et rendre effrayante la nuit ? Et nous, bouffons de la nature, — pourquoi ébranles-tu si horriblement notre imagination — par des pensées inaccessibles à nos âmes ? — dis, pourquoi cela ? dans quel but ? que veux-tu de nous ? »
— Il a mis « bouffons de la nature » !
Yves Bonnefoy :
« O toi, corps mort
Et de nouveau debout dans l’acier, que veut dire
Que tu viennes revoir les lueurs de la lune,
Et faire affreuse la nuit, et nous, les dupes de Nature,
Si durement nous ébranler dans tout notre être
Par des pensées que l’âme n’atteint pas ?
Pourquoi cela, pourquoi ? Dis, que veux-tu de nous ? »
François Maguin.
« Que veut dire cela :
Toi, corps mort, tu portes à nouveau l’armure,
Et viens ainsi revoir le mouvant clair de lune,
Rendant la nuit hideuse et nous, jouets de la nature,
Tu fais si affreusement trembler notre disposition
Par des pensées que ne peut sonder l’âme ?
Dis, pourquoi cela ? Pourquoi ? Que faut-il faire ? »
Jean-Michel Déprats :
« et nous, les jouets de la nature,
Pourquoi si horriblement ébranler notre raison
Par des pensées hors de l’atteinte de notre âme ?
Dis pourquoi cela. À quelle fin ? Que veux-tu de nous ? »
« Fools of nature »… Dans cette pièce, il y aura beaucoup de « fools », de fous, de dupes, ou, comme Hamlet le dira de Polonius, « These tedious old fools », que je traduis par « vieux bouffons assommants ». — Et il y aura le crâne de Yorick, qui était le « fool », le « bouffon » du père Hamlet. —
Traduire « jouets » me faisait perdre un fil, qui est peut-être imaginaire. Je veux dire, je ne sais pas si je peux mettre dans un même sac tous les « fools », tous les « bouffons » du texte, mais j’ai une vieille tactique qui est, dans l’ignorance, de faire « comme si ». Je veux dire, je garde le même mot, et, si ça se trouve, ça donnera quelque chose à la fin. — « Dupe » me paraît tout simplement vieilli, ou c’est un mot que j’ai du mal à employer — peut-être parce qu’il me fait un peu trop penser à Molière ? Je n’en sais rien. — Dès lors, oui, bouffons.
Hamlet vient juste de dire qu’il préférerait ne pas être né « dans ces coutumes-là » ; et il a dit son horreur devant « ce jardin de ronces » qu’est la chair, c’est-à-dire le monde mortel, le monde de la nature, — le monde qu’on ne choisit pas. Et, là, d’un coup, il vient de nommer son père de tous les noms qui lui interdisent de choisir : « Hamlet, roi, père, Danemark ». — Et je pense toujours à mon « cursed spite ». Comme si, dans l’obligation soudain faite d’oublier sa vie personnelle, — le choix de ne pas être, finalement, le fils de celui qui lui a donné son nom, et donc, de se trouver chargé, d’un coup, d’un nom double, le sien et celui de son père, d’être, pour ainsi dire, le père de son propre père, ou d’être chargé de la chair d’un père qui n’est plus que d’air, — et l’air lui-même n’est qu’une blessure insondable — on sentait comme un sarcasme. — Mais « bouffons de la nature » ne rend pas compte, me semble-t-il, d’une autre dimension, réellement, impensable.
Celle des pensées qui n’atteignent pas l’âme… Et l’âme, n’empêche, on pourrait croire qu’elle est totalement bouleversée, — elle l’est. Elle est bouleversée « monstrueusement », mais bouleversée tellement qu’il n’y a pas de pensée pour le dire. C’est un moment à la limite de la folie — où la « raison » est proche de céder.
*
Mais, justement, comment traduire « disposition » ? en fait, on le voit bien, « raison », que j’avais choisi (avec Jean-Michel Déprats, une fois n’est pas coutume), ce n’est pas ça non plus : je veux dire, ce n’est pas la raison, c’est… la raison habituelle, c’est, réellement une « disposition » d’esprit.
Et là, je me souviens que, ce mot, disposition, je l’ai déjà vu, chez Horatio. Quand Hamlet lui demande, au moment de leur première rencontre à la fin de la scène 2 (quand Horatio lui annonce qu’il a vu le fantôme) :
Hamlet : « But what in faith make you from Wittenberg ? »
Horatio : « A truant disposition, good my lord »
j’avais traduit ça :
« Non mais, pourquoi rentrer de Wittenberg ? »
« Seigneur, c’est ma nature vagabonde… »
J’avais mis « nature », là où il n’y est pas. Horreur et honte. Comment un seul mot, une seule faute d’inattention peut mettre en danger tout l’ensemble : « un grain de mal/ Remet en doute pour sa propre perte/L’essence la plus noble… »
Ici, ce n’est pas la « nature », c’est quelque chose d’autre : l’humeur, par exemple. Mais si j’y réfléchis, tout est capital dans ce petit passage : il faudra que j’y revienne encore…
« Mon humeur vagabonde, monseigneur… »
« Mon bon seigneur, c’est l’humeur vagabonde… »
Ce qui est sûr, c’est que « disposition » va se retrouver encore par la suite, à la fin de l’acte, quand Hamlet dit qu’il va jouer le fou :
« As I perchance hereafter shall think meet
To put an antic disposition on —… »

que j’ai traduit par :
« Si, par hasard, plus tard, je trouve bon
De me vêtir d’un naturel grotesque… »
Et, là, le gouffre devant le traducteur, il s’ouvre encore plus large…
*
Mais Hamlet, lui, à partir du moment où il a « éclaté » en questions, va vivre au bord des gouffres.