Christophe Tarkos est né à Marseille en 1963. Il est décédé des suites
d'une longue maladie en 2004. Sa poésie écrite et orale (il est un
excellent performer et improvisateur) le situe dans la filiation de
Beckett, par exemple, et est associée aux travaux de poètes et
d'écrivains comme Charles Pennequin, Christian Prigent, Claude Pélieu,
Philippe Beck, Vincent Tholomé, durant les 30 dernières années.
« Je suis un poète qui défend la langue française contre sa
dégénérescence, je suis un poète qui sauve sa langue, en la faisant
travailler, en la faisant vivre, en la faisant bouger ».
Il organise un travail de sape de la langue ; une poésie de
déconstruction ; il s’attaque à la langue dans sa matérialité, en même
temps il effectue un travail de nomination (ou renomination) et de
rumination (mâche-mot) en soumettant la langue et les mots à une sorte d’incantation ou de psalmodie, les malaxant en une sorte de purée de sons : le pâte-mot.
Il aboutit ainsi à une sorte de superficialité de la langue, n'ayant
d'abord qu'à proposer sa matérialité : paradigmes, grammaire, sons.
C'est l'agencement et le montage qui donnent ensuite cette impression
d'emportement, ou d'étouffement dans les méandres des rythmes. A l'instar d'Olivier Cadiot,
son écriture n'est pas étrangère aux recherches du 20ème siècle sur la
linguistique : grammaires génératives et transformationnelles. Par
exemple, le jeu des répétitions, des permutations, par les glissements
d’une phrase à l’autre, par substitution ou par déclinaison de
paradigmes grammaticaux (passages du présent au passé etc.), énoncés en
boucles spiralées, énoncés variables de formules interrogatives,
présentatives…Indéniablement, cette poésie est construite pour être
proclamée et c'est dans cette opération que la physique du souffle chez
le lecteur contribue, pour sa part, à l'élaboration des sens.
Tentatives de susprendre le contrôle de la pensée (voir les premiers
surréalistes) et tentation de s’affranchir du sens donné pour faire que
le rappel du sens n’encombre plus le dire : jaillissement du dire à
l'intérieur même de la gangue de la langue, en "effleurant la surface
des mots pour atteindre musicalement le monde". Christian Prigent a été
un de ses principaux défenseurs (voir ses articles ). C’est pourquoi il a
également un rapport avec la poésie sonore. « Vient inquiéter l’idylle ahurie entre choses et langues : ça s’appelle peut-être poésie. » (C. Prigent).
Textes
Tue-moi tue-moi ne me laisse pas crever de rien ne me laisse pas
mourir sans que personne ne me touche par simple flocalisation ne me
laisse pas finir à cause de rien je ne suis pas rien je mérite que tu me
tues que tu me poignardes dans le dos que tu m'étrangles que tu
m'assassines mais pas de mourir comme ça avec rien dans le dos avec rien
en plus avec rien qui m'arrête dans mon élan et ma force je ne veux pas
m'arrêter pour rien tue-moi je veux que tu me tues que tu m'assassines
je n'ai aucun pouvoir sur ma mort je ne veux pas mourir par
mourrissement je suis de la valeur à tuer je suis un élan qui ne
s'arrête pas qui ne s'arrêtera pas si tu ne me tues pas dans mon élan
mon combat est digne d'un assassinat je suis un combattant tue-moi que
je puisse me défendre et te regarder dans les yeux te voir toi le garçon
qui va avoir le dessus je me défendrai je perdrai je serai tué par toi
qui vas me tuer pour ta raison parce que je suis un vaillant combattant
dans son élan en trop tue-moi dans mon élan j'ai l'espoir d'être en trop
qu'il faille me descendre me tuer assassine-moi dans le dos avant que
rien ni personne ne me tue avant de me voir mourir par dessèchement de
laissé toujours vivant pour rien enlève-moi ma vie que j'aime d'homme
vaillant ne me laisse pas me dessécher abandonné comme si j'étais rien à
ce point qu'aucun assassinat ne m'assassine qu'aucune personne ne
m'étrangle qu'aucun garçon ne me poignarde pendant ma combattante
vaillance je ne veux pas que ce soit rien je serai mort je mourrai sans
raisons je mourrai par le vide.
Caisses éd. P.O.L. 1998
Tout est totalement monstrueux ma face collée à manger est
monstrueuse à pommeaux à trous à volonté à s'accrocher à tout
s'accrocher est monstrueuse ma bouche ouverte est dégueulasse des ronds
d'yeux liquides sont monstrueux clignent la face est monstre de mes
miennes narines seules mes narines les deux seules vues les deux seules
narines bougeantes mes narines bougent toutes seules mes narines
bougeantes sont monstrueuses ce qui sort de mes narines oreilles est
monstre monstrueux ma monstrueuse bouche tout est monstrueux ce qui sort
des oreilles et des yeux s'échappe dehors est dégueulasse déborde
dehors c'est dehors débordé ma haleine est monstrueuse ce qui sort de
mes narines qui bouge tout seul est monstrueux et irrespirable des
monstres me sort par les yeux me sort par le nez déborde dehors est
monstrueux et c'est dehors pense dehors qui pense tout me sort par le
nez et par les oreilles dehors a débordé a tout préparé est bien
installé pense tout est tout installé tout est dégueulasse débordant
dehors pense monstrueusement je mange dehors monstre.
Caisses éd. P.O.L. 1998
Je soulève le couvercle de la théière. La théière est en fer peint de
fleurs sur un fond blanc. La théière est en fer-blanc, a la forme d'une
cafetière. Je soulève le couvercle de fer-blanc de la théière, je le
pose à ses côtés sur la table en bois. Je prends la bouilloire et je
verse l'eau bouillante de la bouilloire dans théière en fer ouverte.
J'enlève le couvercle, je pose le couvercle, je verse l'eau, je prends
le couvercle, je repose le couvercle sur la théière en fer. Je referme
la théière en fer qui fume. La théière de thé tiède est pleine d'eau
chaude. Le thé dans la tasse blanche a le goût du thé couleur thé.
Eclaircie par la tache blanche, la vapeur d'eau et l'eau chaude versée
dans la tasse blanche aux bords chauds.Une goutte de thé versée goutte
sur le bec de la théière qui verse le thé dans la tasse et glisse sous
la gouttière courbée de la théière puis le long de la courbe de la
théière de terre et tache la table. Je prends la tasse. Je bois une
gorgée de thé chaud. Le thé fait mal au coeur. Je bois une gorgée, je
repose la tasse. J'oublie la tasse de thé. J'ai mal au coeur. J'ai soif,
je prends la tasse, je bois une gorgée. Je repose la tasse. Le mal au
coeur s'adoucit. J'oublie la tasse. Je bois une gorgée de thé, le thé
est froid.
Caisses éd. P.O.L. 1998
Les nuages sont beaux, blancs les nuages sont blancs, bleus, les
nuages sont beaux, immondes, les nuagent nagent, les enfants font
l'amour, lèvent, soufflent, grandissent, passent, ne reculent pas, se
retournent, descendent, les nuages nagent, les nuages volent, sont beaux
immortels, couvrent tout le ciel, remplissent le ciel, rendent le ciel
plus blanc, ne tordent pas, s'élargissent font des nuées, les nuages ne
servent à rien, au-dessus de nos têtes, glissent, sont sur le ciel, sont
sur les yeux, il n'y a qu'à lever les yeux pour les voir glisser
au-dessus de nous les mouvements sont si lents, il n'y a pas de
mouvements dans le ciel, les nuages glissent lentement, si lentement les
nuages volent, s'enfoncent, il y en a partout dans le ciel, ce qui
reste est du bleu, le bleu du ciel, des taches bleues, les enfants sont
jeunes et blancs, les enfants sont doux, les enfants sont jolis, les
enfants font l'amour, se font l'amour entre eux, sont en train de faire
l'amour entre eux, sont jeunes et doux, les taches bleues sont
semblables aux taches blanches des nuages les nappes blanches des nuages
s'étalent, se sont étalées, sont étalées, prennent la place dans le
ciel, couvrent, sont couvrantes, les mouvements sont si lents, les
masses blanches changent de forme sans qu'on les voie changer de forme,
on ne voit pas, dans les yeux, les nuages sont sur le voile de yeux les
nuages voilent les yeux, on ne voit que des nuages, le ciel se referme,
ils peuvent couvrir le ciel de nuages [ ...]
( extrait)
Pan éd. P.O.L. 2000