Le théâtre postdramatique, tel que le théoricien du théâtre contemporain Hans-Thies Lehmann le définissait dans les années 1990 (Lehmann, 2002), se caractérise par une remise en cause du primat du texte et du « drame » au sens d’action. Narration et texte y apparaissaient comme deux éléments équivalents, remis en cause par ce type de théâtralité. Le théâtre s’éloignerait de la notion de drame, alors que la société se dramatiserait.
Depuis
une dizaine d’années se dessinent sur les scènes européennes deux
grandes orientations qui peuvent être perçues comme l’héritage du
théâtre postdramatique. D’une part, l’« écriture de plateau », telle que
la définit le philosophe et critique de théâtre Bruno Tackels (Tackels,
2001), replace la notion d’écriture (non exclusivement textuelle) au
centre du processus de création ; ce type d’écriture use de matrices qui
peuvent être plastiques, chorégraphiques ou transdiciplinaires.
L’écriture, et éventuellement la narration, y sont assumées par la mise
en scène au sens large, c’est-à-dire par l’ensemble des médias
constituant le spectacle. D’autre part, la notion de « théâtre
néo-dramatique » désigne une théâtralité où un texte, des personnages et
une fiction restent à la base du travail scénique, et ce même si le
texte est déstructuré, les personnages disloqués, la fiction mise en
doute. Les textes de Falk Richter et Anja Hilling, par exemple, relèvent
de ces catégories (Richter, 2008 ; Hilling, 2009).
Joël
Pommerat, un « écrivain de plateau »
En forgeant
l'expression «écrivains de plateau», l'essayiste Bruno Tackels renvoie à ces
metteurs en scène pour lesquels l'écriture de la pièce n'est pas première dans
la création théâtrale, ceux pour qui
les «mots de
la scène» sont aussi importants que ceux du texte (
Les
Castellucci, Ecrivains de plateau, Les Solitaires Intempestifs 2005)
Une écriture
dramatique du XXIème siècle,
Jean-Pierre
Ryngaert (extrait)
Dans la
conception courante de la mise en scène, le texte est premier, et son passage à
la scène relève d'une opération de transmission, de «traduction» disait Antoine
Vitez. Cette façon de penser le texte a été critiquée par des sémiologues,
notamment Patrice Pavis, qui analyse le spectacle à travers la totalité de ses
composantes, en refusant une hiérarchie établie, en tous cas établie à partir
ou autour du texte. Le textocentrisme, entendu péjorativement, s'explique en
partie par l'histoire de la mise en scène et par le statut initial du metteur en
scène, longtemps régisseur et premier lecteur du texte. A mesure que la
profession et les techniques scéniques évoluaient, le metteur en scène s'est
imposé comme
un artiste usant de tous les langages qu'il avait à disposition pour créer le
spectacle.
Considérée
comme un creuset où entrent en complémentarité ou en concurrence différents
arts, la scène n'est plus «au service du texte», mais le lieu même de la
création.
Des artistes
tentent de penser simultanément l'écriture du texte et l'écriture scénique, en
ne travaillant pas en deux temps, mais en inventant dans le même élan la part
du jeu et du mouvement,
du son, de
la lumière, et la part dévolue au texte. Il ne s'agit pas de renouer avec une
tentation proche de la création collective, où l'auteur écrivait pour les
acteurs, au bord de la scène, parfois en fonction de leurs propositions, mais
bien d'un acte individuel où l'artiste, qui ne se définit pas plus comme auteur
que comme metteur en scène, travaille dans le même creuset toutes les
composantes de la représentation.
C'est le
cas, par exemple, de l'Argentin vivant en Espagne Rodrigo Garcia, ou du
français Joël Pommerat. Ces auteurs, et bien d'autres, délaissent les
catégories dramaturgiques ordinaires relevant trop strictement de l'écriture
textuelle, ou les combinent avec les catégories scéniques.
(...)
En assistant
aux spectacles de Joël Pommerat, on constate l'importance considérable faite à
l'univers sonore et à la façon dont il se combine aux mots, par exemple dans Au
monde ou dans
Je tremble.
Lui aussi
insiste sur la présence des acteurs dans son travail de création, en déclarant
qu'il «fait avec ce qu'ils sont», et s'entoure depuis des années des mêmes collaborateurs.
Dans les cas évoqués, la mise en scène ne vient pas après le texte, c'est le
présent de la création qui l'emporte et toutes les conditions de celle-ci ont
été réunies pour que ce présent soit de la meilleure qualité possible.
Jean-Pierre
Ryngaert, Écritures dramatiques
contemporaines,
Armand
Colin, 2011, p. 67-68
Théâtres en présence de Joël Pommerat (extrait)
J'ai commencé à ressentir combien il était juste, et même naturel, que l'écriture du texte et la mise en scène naissent d'un même mouvement, et ne soient plus envisagés de façon décalée, séparée. J'ai commencé à ressentir combien la mise en scène était elle aussi une écriture. Le texte se chargeait des signes et du sens véhiculés par le langage de la parole, la mise en scène prenait en charge tous les autres langages, les autres signes, visibles ou pas, audibles ou pas, et leurs résonances entre eux.
Et tout cela c'était l'écriture. Et c'est tout cela qui composait le poème dramatique.
Joël Pommerat, Théâtres en présence,
Actes Sud-Papiers, 2007, p. 18