vendredi 11 avril 2014

Identité et reconnaissance dans les contes de François Flahaut

http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2004-1-page-31.htm



(…)Arrêtons-nous un instant sur Cendrillon, un conte très répandu dont on trouve des variantes jusqu’en Asie du Sud-Est. Dans ce type de conte, les deux formes de reconnaissance, celle qui est donnée d’emblée et celle qu’il faut acquérir, sont clairement distinguées. On a affaire à deux grands types de relations qui jouent un rôle dans le processus de constitution de soi de l’héroïne : d’un côté, ses relations avec un personnage de la génération qui la précède, personnage maternel auquel la rattache donc un lien de sang; de l’autre, ses relations avec un personnage de sa génération, personnage dont il s’agit que l’héroïne se fasse reconnaître afin de nouer avec lui un lien d’alliance.
Il est clair que la possibilité pour Cendrillon de s’accomplir, de se réaliser en tant que femme, se fonde sur l’aide que sa marraine lui apporte, le don que celle-ci lui fait de la robe et des parures qui la mettent en valeur, du carrosse qui lui permet de se rendre au bal, c’est-à-dire là où se rencontrent les jeunes gens des deux sexes. La bonne marraine, qui aide ainsi la jeune fille à prendre son essor, contraste avec la mauvaise belle-mère de Cendrillon, qui retient celle-ci au foyer (d’où les cendres auxquelles fait allusion le nom de l’héroïne). Cependant, dès que l’on suit la piste du don maternel à travers d’autres contes de la même famille, les choses, comme on va le voir, se compliquent.
Commençons par souligner un point essentiel : le don maternel est souvent proche de cette miraculeuse force de vie qui permettait au dieu égyptien Bata de renaître après avoir été mis à mort.
Voici par exemple, une version du conte de L’orpheline et sa vache (un conte qui mêle Cendrillon aux Fées, conte lui aussi bien connu grâce à la version qu’en a donné Perrault). La version en question a été recueillie en Géorgie [6]  Le Frère de Cendrillon. Contes populaires géorgiens... [6] . Ici, comme souvent, c’est une vache qui joue un rôle maternel à l’égard de l’héroïne. La marâtre, feignant d’être malade et même mourante, demande à son mari qu’il tue cette vache afin qu’en mangeant de sa viande, elle guérisse : on retrouve ici le motif déjà rencontré dans le conte égyptien des Deux frères. L’héroïne, sur le conseil de la vache, enterre sa peau et ses os. Ceux-ci se métamorphosent : à leur place, l’héroïne trouvera la robe, les parures et les chaussures grâce auxquelles elle se montrera sous son plus beau jour et éveillera l’intérêt d’un prince. Autre exemple, dans une version de Cendrillon recueillie en Grèce (dans le Péloponnèse) : la mère de Cendrillon s’est changée en vache. Le père se remarie et finit par égorger la vache. Mais la jeune fille ramasse les os et les enterre. Après une période de deuil, elle trouvera à leur place une belle robe, des escarpins rouges et un cheval blanc [7]  Voir Jean-Louis Siran, « Pourquoi les filles mangent-elles... [7] .
Des restes de la mère provient la robe destinée à la fille : ce motif met en relief l’idée que le pouvoir de devenir femme ne vient pas de soi, mais qu’on le reçoit de la génération précédente. Le motif est très fréquent dans un conte qui appartient à la même famille que Cendrillon : Unœil, Deuxyeux, Troisyeux (la version la plus facilement accessible est celle qu’en ont donnée les frèresGrimm). Avec cette différence qu’ici, c’est un arbre aux fruits d’or qui pousse à partir des restes de la vache-mère, mais un arbre qui lui aussi attire l’attention d’un jeune prince. L’héroïne, Deuxyeux, est la seule à pouvoir cueillir pour le prince ces fruits appétissants : sa marâtre et ses sœurs (respectivement nommées Unœil et Troisyeux) essaient de les cueillir, mais en vain. De même, on s’en souvient, la pantoufle de verre perdue par Cendrillon ne peut être chaussée que par elle, et les tentatives de ses demi-sœurs restent vaines. Le motif de l’arbre né des restes de la mère est également central dans le conte de La vache et les deux orphelins [8]  Voir E. Laoust, Contes berbères du Maroc, Larose, 1949,... [8] (un conte que l’on trouve notamment en Afrique du Nord et en Égypte), où la mère défunte continue de nourrir ses enfants sous la forme d’une vache, puis d’un arbre. La mère-vache, ici aussi, comme dans Unœil, Deuxyeux, Troisyeux, est mise à mort à l’instigation de la marâtre qui se prétend malade et demande le foie de la vache à titre de remède. Des os enterrés par les enfants naîtra un arbre qui les nourrira (cette bienfaisance d’un arbre maternel se retrouve en Afrique de l’Ouest [9]  Voir V.Gorog-Karady, « Parole sociale et parole imaginaire »,... [9] ).
L’arbre de vie transmet aux vivants le don d’un mort. Ces contes sacralisent, en quelque sorte, la bienfaisance maternelle en mettant en avant le pathétique d’un don qui se transmet au-delà de la mort. Précisons. Les métamorphoses de la mère qui permettent à la vie de se poursuivre sont évidemment comparables à celles de Bata; avec toutefois une différence essentielle : le pouvoir divin et infini de la vie, le dieu Bata ne le transmet pas à un autre, il se le donne à lui-même. Ce qui, au contraire, fait la bonté et la valeur du don maternel – le don fait à sa fille du pouvoir de devenir femme –, c’est qu’il exige de la mère qu’elle accepte de passer le relais à sa fille, donc de mourir : le don de vie, paradoxalement, se fonde sur l’acceptation de la mort.(…)