"L’étude du matériel linguistique employé au théâtre pour reproduire l’oralité du quotidien, révèle un autre instrument fondamental : celui du quiproquo. Mécanisme verbal très employé dans le théâtre classique, tragique ou comique, il représente un choix stylistique d’importance extrême dans un genre tel que le vaudeville, qui parvient à l’exploiter à merveille. Pierre Larthomas tient à distinguer le quiproquo, qui a une source toute linguistique, de la méprise, qui par contre, manifeste une liaison étroite avec le contexte, la situation, les gestes etc20. Il y a donc toujours, dans l’origine du quiproquo, un pivot verbal autour duquel tournent les actions et les répliques des personnages. Le malentendu linguistique, l’équivoque verbale, qui souvent rendent ambiguë notre conversation, deviennent une trouvaille de comique extraordinaire et, si dans le dialogue ordinaire, le quiproquo est vite arrêté par les rectifications du locuteur, dans le dialogue théâtral ses conséquences sont exaltées jusqu’à l’extrême et sa conclusion reculée autant que possible.
H. Bergson parle à ce propos “d’interférence de série” pour expliquer les différentes interprétations qu’une même suite d’événements peut déterminer chez deux ou plusieurs personnages : “Une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps à deux séries d’événements absolument indépendantes, et qu’elle peut s’interpréter à la fois dans deux sens tout différents”21.
En fait chacun se représente et interprète une série de faits selon sa propre logique, déterminant toutes les actions et le comportement qui en résultent. Cela implique que chacun règle en permanence son attitude sur une interprétation qu'il se donne du réel, qui peut bien différer de celle caractérisant un autre esprit. Les deux séries s’entrecroisent, certes, mais elles n’interprètent pas de la même façon les mêmes événements, d’où l’équivoque. L’effet sera d’autant plus drôle si le quiproquo ne cesse pas, si la représentation différente des faits qui semble « craquer » à chaque instant, poursuit, malgré tout, son existence. Cette technique qui est une des plus caractéristiques du vaudeville n’est que la reproduction exagérée d’un phénomène typique de la vie réelle, subissant un processus de mécanisation par lequel elle est démontable en pièces détachées, susceptibles d’être remontées différemment. Le théâtre de boulevard, même dans son exagération, cherche à refléter la vie : “La vie réelle est un vaudeville dans l’exacte mesure où elle produit naturellement des effets du même genre”22.
Chez Feydeau, on le comprend bien, les quiproquos abondent. Voilà un des exemples les plus amusants :
Follavoine – C’est vrai ça !... (Rappelant Rose au moment où elle va sortir) Au fait, dites donc, vous…
Rose, redescendant. – Monsieur ?
Follavoine – Par hasard, les…les Hébrides… ?
Rose, qui ne comprend pas. – Comment ?
Follavoine – Les Hébrides ?...Vous ne savez pas où c’est ?
Rose, ahurie. – Les Hébrides ?
Follavoine – Oui.
Rose – Ah ! non !...non !... (Comme pour se justifier) C’est pas moi qui range ici !...c’est Madame.
Follavoine, se redressant en refermant son dictionnaire sur son index de façon à ne pas perdre la page. – Quoi ! quoi ! “qui range” ! les Hébrides !...des îles ! bougre d’ignare !...de la terre entourée d’eau…vous ne savez pas ce que c’est ?
Rose, ouvrant de grands yeux. – De la terre entourée d’eau ?
Follavoine – Oui ! de la terre entourée d’eau, comment ça s’appelle ?
Rose – De la boue ?
Follavoine, haussant les épaules. – Mais non, pas de la boue ! C’est de la boue quand il n’y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d’eau ; mais, quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d’eau, ça s’appelle des îles !
Rose, abrutie. – Ah ?
Follavoine – Eh ! bien, les Hébrides, c’est ça ! c’est des îles ! par conséquent, c’est pas dans l’appartement.
Rose, voulant avoir compris. – Ah ! oui !...c’est dehors.
Follavoine, haussant les épaules. – Naturellement ! c’est dehors !
Rose – Ah ! ben, non ! non, je les ai pas vues23.
Follavoine, feuillète le dictionnaire à la recherche des renseignements
nécessaires pour localiser les îles Hébrides ; son petit Toto lui a
posé une question embarrassante et il ne veut pas apparaître ignorant
aux yeux de son fils. Sa recherche est malheureusement vaine et il pense
que sa servante Rose peut l’aider avec, hélas, les résultats désastreux
qu’on vient de lire. Le comique jaillit spontanément du quiproquo qui
pivote sur l’analphabétisme de la femme, incapable de comprendre les
questions de son maître. C’est un problème de signifié n’ayant pas le
même signifiant. L’indissolubilité entre les deux aspects du signe
linguistique se brise devant l’ignorance de Rose. Chacun des deux
personnages attribuent au signifiant île ou Hébrides,
évidemment un signifié différent. Malgré les tentatives répétées de
rectifications de la part de Follavoine, la bonne persiste,
inébranlable, à attribuer le signifié incorrect au signifiant
péniblement proposé par l’homme.
La localisation des Hébrides, donne lieu, dans la même pièce, à un autre quiproquo, cette fois-ci entre Follavoine et sa femme Julie. Ils se disputent pour savoir qui a trouvé l’orthographe correcte des îles en question.
La localisation des Hébrides, donne lieu, dans la même pièce, à un autre quiproquo, cette fois-ci entre Follavoine et sa femme Julie. Ils se disputent pour savoir qui a trouvé l’orthographe correcte des îles en question.
Julie, furieuse, allant jusqu’au coin gauche de la table sur laquelle elle pose son seau. – Oh ! c’est trop fort ! Quand c’est moi qui ai pris le dictionnaire ! quand c’est moi qui ai cherché dedans !La cause du quiproquo change par rapport au premier exemple. Cette fois il est question d’homophonie. Le même son, la même sonorité évoquent deux images différentes, dont l’une décidemment cocasse et plutôt forte, comme dans la meilleure tradition vaudevillesque. L’interférence bergsonienne provoque encore une fois le rire sans que les personnages protagonistes de l’équivoque réussissent à trouver l’unicité d’interprétation."
Follavoine, descendant par la droite de la table. Sur un ton persifleur. – Oui, dans les E !
Julie – Dans les E…dans les E d’abord ; comme toi avant, dans les Z ; mais ensuite dans les H.
Follavoine, s’asseyant sur le fauteuil qui est à droite devant la table. L’air détaché, les yeux au plafond. – Belle malice, quand j’ai eu dit : “Pourquoi pas dans les H” ?
Julie, gagnant la gauche. – Oui, comme tu aurais dit “Pourquoi pas dans les Q” ?
Follavoine – Oh ! non, ma chère amie, non ! si nous en arrivons aux grossièretés !...
Julie, se retourne ahurie, reste un instant interloquée, puis. – Quoi ? Quoi ? Quelles grossièretés ?
Follavoine – Moi, je te préviens que je ne suis pas de force, alors !…
Julie, gagnant la gauche de la table – Où ça, des grossièretés ? Parce que je te tiens tête ? Parce que je dis ce qui est ? (Secouant rageusement son seau de toilette sur la table tout en parlant) Mais oui, c’est moi qui ai trouvé ! Oui, c’est moi qui ai trouvé24!
Dans On purge Bébé, Julie reproche à son mari sa façon d’appeler sa mère :
Julie – Ah ! Zut (Sans prendre la peine d’asseoir, elle relève vivement ses bas en se mettant successivement sur une jambe et sur l’autre, puis reprenant.) – J’ai été dressée à ça toute petite ; si bien que c’est devenu chez moi comme une seconde nature. (S’asseyant sur le fauteuil à droite de la table.) Maintenant est-ce un bien ? Est-ce un mal ? (S’accoudant sur le rebord de la table, la tête appuyée sur la main) Je ne peux dire qu’une chose : je tiens ça de ma mère.
Follavoine, occupé à parcourir ses papiers et sans aucune intention – Ah !...ma belle-mère.
Julie, la tête à demi-tournée vers Follavoine et sur un ton pincé. – Non !...“ma mère” !
Follavoine, de même. – Eh ! bien, oui ; c’est la même chose.
Julie, sur le même ton. – C’est possible ! mais “ma mère”, c’est tendre, c’est affectueux, c’est poli ; tandis que “ma belle-mère”, ça a quelque chose de sec, d’aigre-doux, de discourtois que rien ne justifie26.
Inutile de se justifier pour Follavoine et d’expliquer le sens réel de ses propos, Julie interrompt toute sorte d’éclaircissements :
Julie, qui a gagné le milieu de la scène, se retournant, et hautaine et tranchante.- Ah ! Et puis, je t’en prie, hein ? En voilà assez avec ma mère !En fait, peu de répliques suffisent pour pousser Julie à affirmer, devant un Follavoine étonné :
Follavoine, ahuri. – Quoi ?
Julie – C’est vrai ça ! Cette façon de tomber toujours sur cette malheureuse !...de la cribler de lardons à tout propos….27
Follavoine – Ah ! oui ! oui !...ta mère.
Julie – Eh bien, oui, ma mère. (L’imitant) “Ta mère ! Ta mère !”, je le sais qu’elle est ma mère ! Cette façon de dire : “Ta mère”. Tu as toujours l’air de me la reprocher.
Follavoine, ahuri. – Moi !
Julie, revenant à son antienne. – Non, mais c’est bien ça : toutes les fois qu’elle sort avec Bébé, ça ne manque pas ; elle le bourre de gâteaux, de bonbons… !
Follavoine, tout en écrivant quelques notes. – Oh ! bien !... toutes les grands’mères sont comme ça.
Julie – C’est possible ! mais elle a eu tort ! Surtout que je l’avais priée de n’en rien faire.
Follavoine – Oh ! bien, elle n’a pas cru, la pauvre femme…
Julie, se montant. - “Elle n’a pas cru, elle n’a pas cru”, c’est entendu ! mais elle a eu tort tout de même.
Follavoine, indulgent. – Oh ! ben… !
Julie, s’emballant. – Mais si ! mais si ! il n’y a pas d’ “oh ben ” !...C’est curieux, ça, cette affectation que tu mets à donner toujours raison à maman !...à prendre parti contre moi ! Je te dis qu’elle a eu tort : eh bien, elle a eu tort28.
Quels que soient les mots employés par Follavoine, la mère de Julie n’est jamais appelée correctement ….même s’il recourt à l’appellation de mère proposée par Julie au début. La jeune femme n’hésite pas à se contredire : si sa mère est d’abord la cible de toutes les méchancetés de son gendre, elle devient ensuite son meilleur allié, tous deux étant toujours prêts à livrer bataille contre Julie. L’hilarité et le comique sont assurés.
Une autre forme de contraste, appartenant à la tradition burlesque du XVIIe siècle, se manifeste lorsque le langage du personnage s’oppose au sujet abordé. Il s’agit d’une catégorie de comique verbal plutôt bigarrée où le rire éclate à l’aide de différents effets d’opposition."
on peut bien créer des effets de décalage entre des sujets prosaïques d’une part et des propos nobles d’autre part.
En voilà un exemple tiré de On purge Bébé :
Julie, se calmant aussitôt et sur un ton gouailleur. – Ah ! bien ; non tu sais, tu as du culot ! Tu me fais une scène pour mon seau et tu te ballades avec un pot de chambre !Présenter un pot de chambre, un objet vulgaire par nature, comme une œuvre d’art avec tous les attributs d’une sculpture ou d’un objet d’orfèvrerie devient une source de comique même pour les spectateurs les plus sérieux et les plus hostiles au rire. Un effet cocasse doublé par les propos de Julie qui représente une sorte de miroir contre lequel tous les mots de Follavoine, prononcés lyriquement, se reflètent, mais de manière absolument dérisoire. C’est un écho ridicule qui retentit sur la scène.""
Follavoine, sur un ton vexé. – Un pot de chambre !
Julie – Dame, à moins que ce ne soit une coiffure que tu lances.
Follavoine – Un pot de chambre ! Tu oses comparer ton seau de toilette…à ça ! Mais ton seau de toilette, ça n’est que…ton seau de toilette ! c’est-à-dire un objet vil, bas, qu’on n’étale pas, qu’on dissimule !... (Avec l’admiration qu’on aurait pour un objet d’art, tendant son vase en lui faisant comme un socle de l’extrémité de ses cinq doigts.) Tandis que ça, c’est…
Julie, lui coupant la parole et tout en redescendant vers la droite. - “C’est, c’est”…un pot de chambre ! c’est-à-dire un objet vil, bas, qu’on n’étale pas, qu’on dissimule.
Follavoine, descendant près de sa femme et avec lyrisme. – Oui, pour toi, pour n’importe qui, pour les profanes ; mais pour moi c’est quelque chose de plus noble, de plus grand, que je ne rougis pas d’introduire ici ! C’est le produit de mon travail ! un échantillon de mon industrie ! ma marchandise ! mon…gagne-pain.
Julie, avec une petite révérence gouailleuse. – Ah ! bien, mange, mon ami ! mange !31