Pour en savoir plus sur le film : Fiche cinéma de Caen
En ligne version sous titrée en français.
La critique dans Telerama: Pour et Contre.
Pour : Un suspense... Où sommes nous
? Nous ne le savons pas. Quelque part, en Russie. Qui est cette femme ? Nous ne
connaîtrons jamais son nom. Face à elle, nous sommes face à une énigme. Perdus
dans un monde où priment les sensations. Un monde où l'herbe grince. Où les
voix, en pleine nature, résonnent comme dans une pièce vide. Où il vente dans
les chambres à coucher comme dans un grand champ. Où l'on entend le sifflet
d'un train que l'on ne voit jamais et les rumeurs d'un orage qui n'éclatera
pas. Le moindre murmure nous obsède. Des bourdonnements de mouches reviennent
régulièrement nous tourmenter. Les sons finissent par prendre le pas sur
l'image, exprimant l'indicible des êtres qui vont à la dérive. Dans cet
inquiétant paysage, cette femme est notre seul repère. Elle est prisonnière d'une
vie qu'elle exècre. Entre son mari et ses amants, sa vie est un balancier.
Elle-même est un être hybride, qui nous irrite, nous intrigue, puis nous
envoûte. Ses gestes sont lents et soudain brusques. Son attitude est craintive
et, l'instant d'après, provocante. Elle est à la fois sensuelle et repoussante.
Féminine par sa douceur, mas- culine par sa dureté. Filmée comme une naine
(dans un champ, les herbes, à ses côtés, ont l'allure de grands arbres), puis
comme une géante (elle passe, brièvement, au-dessus de la ville et surplombe
les maisons réduites, à l'état de ma- quettes miniatures). Elle mélange, dans
une même phrase, russe et français. Sa voix passe du cri le plus aigu à un
chuchotement inaudible. En elle, deux personnalités cohabitent, qui se cognent
et se brisent. Et nous voilà sous le choc d'un film étrange. Car les
dérèglements de son héroïne agissent sur nous comme sur son entourage,
provoquant, tour à tour, gêne, fureur et perplexité. Mais cette gêne, qui
retrouve ici son sens étymologique de « torture », nous fait ressentir,
réellement, la souffrance de cette femme. Nous la partageons, même sans la
comprendre. Et la fureur nous force à dépasser notre sentimentalisme. Et la
perplexité nous pousse à mieux scruter le mystère afin d'en percer la surface.
Sokourov, dont c'est le deuxième film distribué en France (1), a-t-il voulu
filmer l'hystérie ? Ce mal qui était, jusqu'au XIXe siècle, époque où se passe
le film, un « accès d'érotisme morbide féminin ». Sans doute. Il s'inspire du
plus célèbre roman français à l'étranger, Madame Bovary, où, dans le caractère
de la petite provinciale de Flaubert, il décèle les racines du mal. Et
l'hystérie latente prend forme. Elle éclate, exaltée par une mise en scène
magnifique, parce qu'outrée. Même si, entre nous et l'écran, s'installe comme
une lutte, nous sommes subjugués par ce monde asphyxiant, mais fascinant, dont
l'héroïne, elle, veut s'extraire. En vain. Lorsque celle-ci va chez son
usurier, elle reste à la porte. L'homme refuse de lui ouvrir. Furieuse, elle
lui lance : « Vous irez en prison ! » L'homme la regarde à travers les barreaux
de sa fenêtre. Il se moque d'elle : « Pour moi, c'est vous qui êtes en prison.
Tout dépend de quel côté on se place ! » L'intérieur et l'extérieur, la liberté
et l'enfermement : ces notions se confondent dans le film de Sokourov. Et l'on
finit par croire que ce sont eux, les humains, qui, par leur agitation inutile,
font naître les fameux bourdonnements. D'ailleurs, les corps s'agitent dans des
soubresauts d'insectes. Et, dans une chambre circulaire où « Emma » fait
l'amour, les fenêtres, allongées par l'objectif de la caméra, dessinent des
alvéoles.Le temps, lui aussi, est tendu à l'extrême. Prêt à se rompre. Il rend
chaque minute presque sacrée. Jusqu'à l'emboîtement final de trois cercueils,
qui rassemble enfin, dans la mort, les personnalités éparses de cette femme,
comme l'on emboîte des poupées russes. Le film impose en nous sa stupéfiante
beauté. Comme si, pour conjurer l'angoisse de ce monde perdu, le réalisateur se
devait de le filmer avec foi. Il ne s'agit même plus d'un film, mais d'une
longue cérémonie liturgique. Une litanie funè- bre où les êtres, secoués de
spasmes, cherchent un peu de vie. Le regard désespérément rivé vers les cieux,
ils sont à l'affût d'un signe divin qui ne vient jamais. Parfois, filmés en
contre-plongée, ils semblent aspirés par ce ciel à la blancheur aveuglante. Or,
rien ne les sauve ni les protège. Si- non la mort. Ce que montre Sokourov, ce
n'est plus seulement l'hystérie d'une femme. C'est la terreur convulsive de
tous les humains abandonnés de Dieu. Noués par leurs angoisses et qui ne savent
quel nom invoquer pour les aider à vivre - Philippe Piazzo (1) Le Jour de
l'éclipse, est sorti en 1992. Sauve et protège, tourné en 1988, est son quatrième
long métrage.
Contre : ... interminable ! Philippe Piazzo a raison : cette gêne que nous éprouvons devant le film est bien une torture. Mais là où il a tort, c'est de nous croire fascinés par elle : tout le monde n'est pas maso. Une minute, deux minutes... quand, mais quand va-t-il enfin s'achever, ce plan interminable sur les deux amants assis côte à côte dans le lit, immobiles, muets ? Quand, mais quand va-t-il en- fin s'achever, ce film qui se prolonge encore et encore, de fausse fin en fausse fin ? Le temps suspendu se doit d'être léger. La lenteur ne se justifie que lorsqu'elle étire le plaisir. Ici, c'est l'exaspération qui s'exaspère. Car enfin, merci, on a compris : Sokourov, c'est l'anti-Tarkovski. Pas seulement parce que, pour lui, le ciel est vide. Mais surtout parce qu'il remplace l'inspiration par le labeur. Il fabrique, il trafique, il combine. Tenez, prenons sa bande-son. Elle est sublime sa bande-son. Elle a dû lui coûter des mois et des mois de travail. Mais à quoi bon, si elle ne nous emporte nulle part ? A quoi bon, si tout ce qu'elle nous évoque, c'est cette réflexion mi-admirative, mi-lassée : « C'est vrai, la bande-son est sublime. » Mais on ne devrait même pas s'en apercevoir. On devrait être emporté, chaviré, ailleurs. On devrait être obligé de faire un effort énorme pour revenir sur terre et parvenir à analyser les causes de notre bonheur. Au contraire, pour meubler notre ennui, nous avons tout loisir d'analyser une à une toutes les qualités du film. C'est vrai Philippe Piazzo a encore raison il y en a. Mais nées d'une volonté précise de dire ceci, de symboliser cela. Ah, le symbole ! C'est la mort de la poésie. On se dit : « Tiens, Madame Bovary est enfermée dans son microcosme comme une mouche dans un bocal. » Et en avant pour le bourdonnement des mouches ! Alors qu'un poète, un vrai Tarkovski, par exemple , oublie toujours le « comme ». Il fonctionne d'instinct. Il utilise la métaphore. La métaphore, c'est l'identification immédiate. L'auteur ressent soudain l'envie irrésistible de mettre des mouches sur sa bande-son. Il le fait. Et ce n'est qu'après coup qu'il comprend pourquoi il les a mises. Le spectateur, alors, lui emboîtera le pas : il ressentira d'abord une émotion ; il ne l'analysera qu'après. Mais où est l'émotion dans Sauve et protège ? Où est le feu sous la glace ? Où sont l'urgence et la nécessité ? Sur l'écran passe, hiératique, une femme, tantôt rarement belle et jeune, tantôt le plus souvent filmée comme un vieux travelo. Sur l'écran car on n'oublie jamais qu'on est devant un écran , il y a des cadrages savants. Sur l'écran, il y a beaucoup de matière grise, mais pas de coeur. Encore moins d'âme, bien sûr, puisque c'est un « monde asphyxiant » qu'a voulu peindre Sokourov. Mais alors, il n'y a pas que l'héroïne qui voudrait s'en échapper. Nous aussi. Et vite ! -
Contre : ... interminable ! Philippe Piazzo a raison : cette gêne que nous éprouvons devant le film est bien une torture. Mais là où il a tort, c'est de nous croire fascinés par elle : tout le monde n'est pas maso. Une minute, deux minutes... quand, mais quand va-t-il enfin s'achever, ce plan interminable sur les deux amants assis côte à côte dans le lit, immobiles, muets ? Quand, mais quand va-t-il en- fin s'achever, ce film qui se prolonge encore et encore, de fausse fin en fausse fin ? Le temps suspendu se doit d'être léger. La lenteur ne se justifie que lorsqu'elle étire le plaisir. Ici, c'est l'exaspération qui s'exaspère. Car enfin, merci, on a compris : Sokourov, c'est l'anti-Tarkovski. Pas seulement parce que, pour lui, le ciel est vide. Mais surtout parce qu'il remplace l'inspiration par le labeur. Il fabrique, il trafique, il combine. Tenez, prenons sa bande-son. Elle est sublime sa bande-son. Elle a dû lui coûter des mois et des mois de travail. Mais à quoi bon, si elle ne nous emporte nulle part ? A quoi bon, si tout ce qu'elle nous évoque, c'est cette réflexion mi-admirative, mi-lassée : « C'est vrai, la bande-son est sublime. » Mais on ne devrait même pas s'en apercevoir. On devrait être emporté, chaviré, ailleurs. On devrait être obligé de faire un effort énorme pour revenir sur terre et parvenir à analyser les causes de notre bonheur. Au contraire, pour meubler notre ennui, nous avons tout loisir d'analyser une à une toutes les qualités du film. C'est vrai Philippe Piazzo a encore raison il y en a. Mais nées d'une volonté précise de dire ceci, de symboliser cela. Ah, le symbole ! C'est la mort de la poésie. On se dit : « Tiens, Madame Bovary est enfermée dans son microcosme comme une mouche dans un bocal. » Et en avant pour le bourdonnement des mouches ! Alors qu'un poète, un vrai Tarkovski, par exemple , oublie toujours le « comme ». Il fonctionne d'instinct. Il utilise la métaphore. La métaphore, c'est l'identification immédiate. L'auteur ressent soudain l'envie irrésistible de mettre des mouches sur sa bande-son. Il le fait. Et ce n'est qu'après coup qu'il comprend pourquoi il les a mises. Le spectateur, alors, lui emboîtera le pas : il ressentira d'abord une émotion ; il ne l'analysera qu'après. Mais où est l'émotion dans Sauve et protège ? Où est le feu sous la glace ? Où sont l'urgence et la nécessité ? Sur l'écran passe, hiératique, une femme, tantôt rarement belle et jeune, tantôt le plus souvent filmée comme un vieux travelo. Sur l'écran car on n'oublie jamais qu'on est devant un écran , il y a des cadrages savants. Sur l'écran, il y a beaucoup de matière grise, mais pas de coeur. Encore moins d'âme, bien sûr, puisque c'est un « monde asphyxiant » qu'a voulu peindre Sokourov. Mais alors, il n'y a pas que l'héroïne qui voudrait s'en échapper. Nous aussi. Et vite ! -
Claude-Marie Trémois Sortie le 31 août