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Entretien avec Ariane Mnouchkine
Le « Théâtre du Soleil » fondé en 1964 se présentait comme un genre de collectif. Vous avez réalisé l’ensemble de vos mises en scène sous formes de « créations collectives ». Que subsiste-t-il de ces débuts ?Tout est encore comme au début. Nous travaillons pour le moment sur une mise en scène dans la droite ligne des « créations collectives ». La nouvelle pièce « Le Dernier Caravansérail », part du constat que les guerres sont aussi anciennes que l’humanité, un sujet déjà abordé par l’« Iliade ». Les nombreuses guerres de notre époque, en Irak, en Afghanistan, au Kurdistan, jettent des hommes, des femmes et des enfants sur les routes de l’exil. Comment parler de ces gens toujours en errance ? Cette question fait l’objet de la pièce.
Pourquoi avoir choisi ce nom de « Théâtre du Soleil » ?
Parce que nous cherchions alors le nom le plus beau. De nombreux théâtres créés dans les années 60 portaient automatiquement le nom de leur fondateur. Pour ma part, je ne voulais pas l’appeler « Compagnie Ariane Mnouchkine ». J’ai donc cherché un nom intimement évocateur de vie, de lumière, de chaleur et de beauté. Alors l’idée de soleil nous est venue spontanément à l’esprit.
Les membres du Théâtre du Soleil viennent de tous les horizons culturels. Un tel environnement multiculturel doit être parfois problématique…
Non, ce n’est pas plus difficile que si nous étions tous Français. Je pense qu’il y a un élément qui nous unit, c’est l’amour du théâtre. Je suis persuadée, au contraire, que la richesse des cultures est un atout. Les gens qui ont rejoint le « Théâtre du Soleil » avaient une raison bien particulière de le faire : ils voulaient explorer l’essence du théâtre. La nationalité, la langue maternelle sont alors transcendées. Tous partagent une seule et même langue, la langue du théâtre.
Comment l’idée de « Tambours sur la digue » vous est-elle venue ?
J’étais en train de réfléchir à une nouvelle mise en scène au moment où la Chine était en proie à ces désastreuses inondations qui ont fait la « une » de l’actualité. Ces catastrophes naturelles sont fréquentes et surviennent partout dans le monde, comme on a pu le voir récemment. Il n’y a qu’à prendre n’importe quel journal. Il suffit de se demander pourquoi de telles inondations se produisent, et pourquoi les gens n’ont pas été prévenus à temps. La particularité des « Tambours sur la digue » est de traiter un sujet certes d’actualité, mais sur le mode littéraire d’une pièce ancienne.
Est-ce qu’il y a un lien entre le théâtre didactique de Brecht et votre théâtre ?
Même si le terme de « didactique » a une connotation péjorative en francais, ça ne peut pas faire de mal de s’instruire. Songez seulement au théâtre de Shakespeare, très riche d’enseignements politiques et scientifiques, en prise sur l’actualité. A l’époque, assister à une pièce de théâtre, c’était comme partir pour une exploration. Le théâtre était le seul moyen de voyager.
Vous vous êtes accompagnée de toute votre compagnie pour un voyage d’études en Asie et pour préparer la mise en scène de « Tambours ». Quelle moisson d’enseignements en rapportez-vous ?
J’ai donné à chacun un billet d’avion, un peu d’argent et quartier libre. Mais il y avait aussi des lieux de rendez-vous. Nous avons communiqué par e-mail pour convenir du prochain rendez-vous lors duquel nous pourrions échanger nos impressions. Certains voulaient « faire » plusieurs pays, tandis que d’autres ont préféré rester dans un seul pays, Vietnam, Corée, Taiwan, Japon et bien entendu la Chine.
Quelle différence faites-vous entre votre engagement politique au théâtre en particulier et dans la vie en général ?
La seule différence, c’est que l’acteur en dehors du théâtre est un individu et un citoyen du monde. L’engagement dépend des aptitudes et des forces de chacun. Quand on s’engage avec d’autres, par exemple avec une compagnie théâtrale, il s’agit là d’un engagement collectif et d’une certaine vision du théâtre. Je suis persuadée que le théâtre possède une force pédagogique, c’est-à-dire une vertu civilisatrice.
On dit que le « Théâtre du Soleil » parle à toutes les couches sociales et séduit des publics de toute culture.
J’espère qu’on dit vrai. Nous avons effectivement l’ambition d’être un théâtre populaire.
Quelle est l’influence du théâtre asiatique sur votre travail ?
Dans le cas de « Tambours sur la digue », cette influence est omniprésente, bien sûr. Cette mise en scène représente pour ainsi dire la quintessence de toute ma sollicitude pour le théâtre asiatique. Il y a longtemps que je me prête à l’inspiration du théâtre asiatique. Je pense en effet que le théâtre occidental a généré une forme prépondérante, le réalisme. Le potentiel artistique du théâtre occidental tient à la dramaturgie des pièces, alors que le théâtre asiatique a produit l’art du comédien, du corps. Sa forme est essentielle au travail du comédien, à son expression corporelle.
Dans les « Tambours sur la digue », les comédiens sont stylisés en marionnettes et toujours flanqués d’un régisseur de scène vêtu de noir. Pourquoi cette idée si radicale ?Pour la bonne raison que nous voulions faire quelque chose de radical ! Le spectacle que nous avons réalisé précédemment, « Et soudain, des nuits d’éveil ! » — dont le thème était l’oppression chinoise au Tibet — était au contraire très simple dans sa forme, presque quelconque, voire réaliste. D’ailleurs, c’est exactement le mot de radical que j’ai employé en faisant cette proposition aux comédiens. Je voulais réaliser un travail sous une forme très stylisée.
Mais vous ne partagez pas l’avis des théoriciens du début du siècle, Edward Gordon Craig, par exemple, selon lesquels il fallait bannir « radicalement l’être vivant de la scène » ?
Non, pas du tout. Et d’ailleurs, j’ai toujours fait évoluer des corps en chair et en os, sinon j’aurais utilisé des marionnettes. Ce sont des acteurs qui jouent, ce ne sont pas de vraies marionnettes. Craig a peut-être formulé cette exigence en désespoir de cause, parce qu’il pensait qu’on n’arriverait jamais à un tel degré de stylisation avec des acteurs. Moi je pense au contraire qu’il convient d’aller très loin dans la forme absolue, dans la stylisation, sans renoncer aux acteurs de chair. Il y a pas de théâtralité sans corporéité.
Vous avez dit dans une interview que, pour être bon, tout acteur devait apprendre son art de Charlie Chaplin et de Buster Keaton, alors qu’il s’agit d’acteurs du cinéma muet. Pourquoi eux plutôt que d’autres ?
Eh bien, précisément pour cette raison, pour la stylisation (rires) La stylisation, c’est la vérité de la forme, la vérité mise en forme.
Vous dirigez vos acteurs en leur faisant porter des masques. Ne risquez-vous pas ainsi de les priver d’un moyen d’expression essentiel, le visage, sur lequel se lisent les sentiments ?
Ce n’est pas l’acteur lui-même, mais la personne de l’acteur qui se dérobe derrière le masque. L’acteur ne monte pas sur scène pour interpréter son propre rôle, mais pour incarner un personnage. Mais en vérité, le masque ne cache rien du tout, au contraire, il est dévoilement, comme une loupe focalisée sur l’âme. Le masque contraint l’acteur à travailler le détail pour accéder au tout. C’est un maître intraitable qui met au jour la moindre faute.
Que ressentaient les acteurs qui actionnaient les « marionnettes », c’est-à-dire le corps des autres comédiens ? De la déception de n’être que l’ombre d’une autre personne ?
Absolument pas. Et d’ailleurs, beaucoup d’entre eux jouaient plusieurs rôles, ils étaient à la fois la marionnette et ceux qui tiraient les ficelles. Ceci dit, ils étaient aussi des manipulateurs. Certains, simples régisseurs de scène, avaient beaucoup de plaisir à jouer. Il ne faut pas croire que le rôle de régisseur de scène soit une simple question de muscles. C’est beaucoup plus difficile.
Dès le début, vous travaillez avec le musicien et compositeur Jean-Jacques Lemêtre. En quoi cette coopération est-elle particulière ?
Il assiste aux répétitions tout en composant sa musique. Il improvise pendant que les acteurs jouent. La musique scande les mouvements des acteurs, et vice-versa. Il y a là des actions et des réactions de réciprocité. Les acteurs s’expriment par une sorte de « chant parlé ». Ils ne produisent pas des mots, mais des sons. Ainsi, leur manière de parler est aux antipodes du réalisme psychologique.
Dans le documentaire intitulé « Les Trente Ans du Soleil » de Eric Darmon, vous avez dit en plaisantant, pendant les répétitions : « Ne jouez pas tant à la française ! » Que vouliez-vous dire ?
Je voulais dire aux acteurs de ne pas trop intellectualiser leur travail, de jouer plutôt avec leur cœur qu’avec leur tête. Mais je me garderai bien de généraliser, tous les Français ne sont pas des cérébraux. Sur certaines scènes françaises, on peut constater chez eux une tendance à faire étalage de leur intelligence. Mais c’était une plaisanterie, ça m’est venu sans réfléchir.
Combien de temps ont duré les répétitions ?
Très longtemps, neuf mois. Mais ce n’est pas le fignolage de chaque geste qui a duré si longtemps. C’est le rythme de la mise en scène, la conception de la trame qui nous ont demandé beaucoup de travail. Les acteurs n’ont pas été longs à maîtriser les gestes stylisés.
Pourquoi le marionnettiste est-il le seul survivant à la fin de la pièce ?
Parce qu’il faut bien quelqu’un pour raconter l’histoire aux autres !
(Entretien avec Silke Greulich, ARTE-TV Magazine, le 13 janvier 2003)
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