jeudi 12 novembre 2015

Le théâtre grec: pour réviser

site de l'académie de Versaille

La performance théâtrale
1) Les performances chorales à l'origine du théâtre
             Le chœur rituel est le fondement de la culture grecque classique. Les chœurs sont à la fois religieux et civiques: ils sont un moyen de communiquer avec les dieux, puisqu'ils sont souvent des prières; et ils sont, pour la jeunesse grecque, un instrument d'initiation et d'éducation (développement de la poésie).
             Leur principe est simple: un groupe de jeunes gens ou de jeunes filles chantent et dansent à l'unisson sous la direction d'un chef de chœur (chorègos). Le mot choros désigne au départ un lieu où l'on danse. A Athènes, on pense que ces chœurs faisaient leur prestation sur l'agora où l'on a retrouvé de traces d'une orchestra (une aire aplanie). Le chorègos s'occupe de l'aspect vocal et de la chorégraphie (pas de danse et posture des bras). Il joue également l'accompagnement musical (lyre ou aulos = flûte à double anche).
             Les occasions où l'on réunit un chœur sont nombreuses: rites funéraires, mariages, banquets. Les chœurs rituels les plus fréquents sont aussi ceux dont on va trouver des traces dans les tragédies:
Le péan = chant propitiatoire en l'honneur d'une divinité. Pendant que les garçons chantent, les filles poussent des cris rituels. Oscille entre exécution par l'ensemble du chœur et exécution monodique où le chœur n'intervient que par ses pas de danse et le chant du refrain. (1er stasimon des Trachiniennes)
L'hyménée = chant de noces entonné par un chœur de femmes
Le thrène = chant de lamentations funèbres (Entrée d'Electre et kommos avec le chœur)
Le dithyrambe : depuis Aristote et sa Poétique, on a considéré que cette forme chorale était l'origine directe des chœurs tragiques : " la tragédie est née de l'improvisation; [elle vient] de ceux qui conduisaient le dithyrambe" dit-il (4, 49, a 11). Il s'agissait en effet à l'origine d'un chant à Dionysos exécuté par un groupe de personnes guidé par un exarchon qui improvisait, inspiré par le dieu (la possession dionysiaque se fait par le vin et la musique de la flûte). Aristote a vu dans cet exarchon l'embryon du 1er acteur. Les choreutes poussaient des cris rituels ou chantaient à l'unisson en répétant les paroles de l'exarchon et dansaient en cercle autour de l'autel de Dionysos, ils entraient eux-mêmes en transe.
             Peu à peu la forme s'est figée: l'exarchon a composé un chant construit (il est devenu un auteur) qu'il a fait répéter aux choreutes. Il n'y a plus eu de transe ni d'inspiration divine. Un chant religieux traditionnel est donc devenu une forme poétique officielle que l'on a intégrée dans des concours à la fin du VIe siècle, pour développer une culture panhéllénique (dans les légendes, l'inventeur du dithyrambe était tantôt un Dorien originaire du Péloponnèse, tantôt un Ionien originaire de l'île de Lesbos, Arion).
            On ne peut pas dire qu'il y ait eu une évolution qui irait du dithyrambe à la tragédie, puisque le dithyrambe a persisté comme genre à part entière et qu'aux Grandes Dionysies, les fêtes débutaient avec un concours de dithyrambes où chaque tribu présentait un chœur de 50 garçons et un chœur de 50 hommes adultes. Le prix était décerné non à "l'auteur,", mais à la tribu qui avait montré la meilleure performance musicale. Les choreutes n'étaient pas masqués.
             La tragédie a plutôt assimilé, absorbé toutes sortes de genres : les performances chorales religieuses dont le dithyrambe, comme la poésie épique.


2) Théâtre codifié et mimèsis : la tragédie comme convention esthétique et spectaculaire
             Les genres tragiques et comiques sont, dans l'Antiquité, essentiellement des codes d'écriture et de réalisation scénique. Il n'y a pas un registre tragique qui préexisterait au spectacle lui-même. L'adjectif "tragique" (tragikos) n'est utilisé en-dehors de références au théâtre que par Platon ou dans La Rhétorique d'Aristote. En cela, le travail des poètes grecs est proche de celui des dramaturges du XVIIe siècle, pour lesquels une tragédie "commence par être la réponse à deux questions primordiales -quel sujet choisir pour susciter les émotions propres à la tragédie et comment les disposer pour y parvenir le mieux possible" (Georges Forestier, Corneille. Le sens d'une dramaturgie, 1998). Pour un Grec, une tragédie doit donc comporter des scènes attendues qui provoqueront toujours les mêmes effets décrits par Aristote: la pitié, l'horreur et l'effroi.
             La mise en scène n'existe pas non plus en Grèce ancienne = pas de création scénique qui serait une interprétation du texte. Le spectacle est la réalisation codifiée du texte, à travers les techniques de la mimèsis. Celle-ci n'est pas une imitation de la réalité, mais plutôt une forme stylisée qui cherche à produire sur le spectateur-auditeur les mêmes effets que le modèle qu'on se propose. L'univers théâtral n'est pas considéré comme réaliste par les spectateurs grecs: la mimèsis théâtrale donne à voir et à entendre ce à quoi les spectateurs n'ont pas accès (les monde des héros et des dieux), mais sans leur donner à aucun moment l'illusion que la distance entre eux et ces figures n'existe plus = création d'une réalité nouvelle, fictionnelle.
             La mimèsis est visuelle et auditive et s'appuie sur plusieurs éléments respectant tous des codes très précis:
la musique instrumentale et chantée : L'aulos sert de musique d'accompagnement à tous les chœurs tragiques et sans doute aussi à toutes les parties chantées des acteurs. L'aulète entre dans l'orchestra en même temps que le chœur et est le seul à ne pas être masqué. La musique de la flûte introduit une forme d'étrangeté = musique associée au culte oriental dionysiaque et à l'expression des sentiments violents, forte joie ou desespoir.

La danse : la chorégraphie grecque se compose de 3 éléments, les figures exécutées ou postures (schèmata), les enchaînements de postures (phorai) et la deixis qui consiste en un système de signes non mimétiques, comparables aux mudras des danses indiennes (code gestuel non figuratif). La cheironomia est le code particulier fait avec les doigts des mains. Pollux, érudit grec d'époque tardive (IIIe siècle ap. J-C) a laissé une liste des schèmata, mais il est difficile à partir de ce texte de se faire une idée des mouvements exécutés par les danseurs. On pense que la mimèsis consistait à effectuer avec les bras et les mains des mouvements dont beaucoup renvoyaient à des gestes rituels, pendant que les pieds suivaient le rythme de l'accompagnement musical.

Le masque : c'est l'élément fondamental de la mimèsis visuelle.
             Un même mot désigne le masque et le visage = prosôpon ("ce qui fait face au regard"). Le masque ne cache pas le visage, il se substitue au visage réel. Il n'installe pas une illusion, mais rappelle sans cesse que l'on est dans l'univers théâtral : la fixité du masque s'oppose à la mobilité du visage souvent décrit dans les dialogues (les larmes en particulier).
             Le premier masque aurait été inventé par Thespis qui aurait été le premier auteur-acteur tragique en 534. Il avait commencé par s'enduire le visage de blanc de céruse. Les masques sont en toile et recouvrent entièrement la tête, perruque comprise.
             Les masques grecs permettent les changements de rôles (il n'y a que 2 puis 3 acteurs pour tous les rôles) et de faire des personnages des types et donc de les identifier rapidement (les acteurs sont au moins à 18 m des premiers rangs de spectateurs!). D'après le catalogue de Pollux (qui énumère 28 types, beaucoup plus qu'il n'y en avait à l'origine), on sait que l'âge et le sexe des personnages se distinguaient par des différences de couleur ou de chevelure. Les masques de femme sont blancs, ceux des hommes plus foncés. Les vieillards sont chauves et portent une barbe blanche. Les hommes mûrs portent une barbe noire, les jeunes gens sont imberbes. Les masques du Ve siècle sont sans doute assez inexpressifs. La bouche est un peu ouverte. C'est à partir du IVe siècle que les masques tragiques auront des traits accentués (plis de la bouche tombants, sourcils froncés, yeux écarquillés) avec un postiche permettant de surélever la perruque (onkos).
             Quand un masque sort de la convention, les dialogues en parlent Le masque d'Œdipe avec les yeux crevés dégoulinant de sang est décrit à la fin d'Œdipe-Roi. Cette figure provoque un mouvement d'effroi du chœur qui ne peut d'abord le regarder en face. Dans Œdipe à Colone, Polynice décrit ainsi son père qui est devenu plus pathétique qu'effrayant : "Je le découvre avec vous ici sous des hardes dont la vieille et horrible crasse ronge les vieux flancs qu'elle couvre, tandis que, sur son front aux yeux morts, ses cheveux en désordre flottent à tous les vents."(v. 1254 sq.)

Le costume complète l'identification du personnage la robe tragique ne présente aucun réalisme: c'est une longue tunique aux couleurs chatoyantes qui dégage les bras. Les acteurs ne porteront des cothurnes qu'à l'époque hellénistique. Au Ve siècle, ils ont des bottines souples permettant donc des déplacements faciles. Des accessoires particuliers permettent de reconnaître certains personnages (l'arc ou la massue d'Heraklès). Euripide introduira du réalisme dans les costumes dont Aristophane se moque (haillons pour les pauvres).

Le jeu conventionnel : l'acteur grec recevait une formation dès l'enfance en danse, chant et jeu. L'apprentisage se faisait par imitation de maître à élève. Comme pour la danse, le jeu utilise la cheironomia et des postures (schèmata) particulières pour chaque personnage joué. Comme les écoles de rhétorique ont utilisé certaines de ces techniques, on en retrouve trace dans les traités de rhétorique d'époque romaine (Quintilien ou Cicéron).
             Certaines attitudes sont largement commentées dans les tragédies elles-mêmes par les autres personnages: par ex. l'attitude de repli qui indique une douleur extrême consiste à garder la tête baissée, un voile par-dessus le visage; en effet ne plus montrer son visage-masque est un refus de communication.
             Beaucoup de gestes font aussi référence à des gestes religieux (libations, prières, gestes autour d'un mort, supplication), ou à des gestes sociaux (relations familiales ou sociales scènes de reconnaissance, d'adieux, de soins, de consolation)
             En règle générale, on attend d'un héros qu'il ait une attitude corporelle digne: tout corps qui se laisse aller, s'effondre, est justifié par la vieillesse, la maladie, la souffrance : Sophocle rend souvent pathétique la situation de héros virils en les montrant incapables de maîtriser leur corps comme Hercule mourant dans Les Trachiniennes, ou Philoctète dont le pied est gangrené et qui a des accès de délire et des pertes de conscience dans Philoctète. L'un et l'autre doivent être soutenus, manipulés avec précaution.

Le contrôle de la voix : les changements de rôle nécessitaient que l'acteur change aussi de registre de voix : voix d'homme /de femme. Un même personnage peut avoir deux voix différentes: Œdipe dans Œdipe-Roi / ou dans Œdipe à Colone, Héraklès qui dit gémir comme une femme quand il se meurt (Les Trachiniennes)
              Il existe de nombreux passages où l'acteur chante en solo ou en duo avec le chœur, en particulier des chants de lamentation. On pense, si l'on en juge d'après les traités de rhétorique, que les acteurs jouaient autant sur le volume que sur le débit de la voix.