BEAUMARCHAIS
ET FIGARO
Beaumarchais
a prêté à Figaro une présence d'esprit instantanée qui lui permet de déjouer
les pièges du Comte et de deviner au moindre signe la tactique de l'adversaire.
La présence
d'esprit et le sang-froid que Beaumarchais conserve dans l'action deviendront
surtout pour Figaro le don de la réplique instantanée. Comme Beaumarchais, Figaro
est un excellent tacticien, mais un bien mauvais stratège ; s'il voit très
clair de près, sa vision reste confuse lorsqu'il s'agit des conséquences lointaines
de ses actes.
Ce que Figaro
a bien gardé de Beaumarchais, c'est cette alacrité qu'aucun échec ne peut abattre.
Le personnage pourrait dire, comme
l'auteur le
dit lui-même : "Les difficultés de tous genres... ne m'ont jamais arrêté
sur rien".
Ce mépris
des hasards de la fortune, cette obstination à vaincre l'adversité, ce courage clairvoyant,
cette discipline de soi-même, n'est-
ce pas là du
stoïcisme ? Oui, mais un stoïcisme gai. Cette gaieté est le signe incontestable
de l'équilibre d'une vie agitée et d'un tempérament
fait pour
l'action. Le roturier Beaumarchais, parvenu au faîte de la gloire et de la
richesse, ne subit pas les intrigues de cour, de palais ou
d'antichambre
comme une pénible obligation, imposée par l'organisation sociale. Au contraire.
Une société
d'où l'intrigue serait exclue serait pour lui le pire des cachots. Sa passion
pour les combinaisons compliquées et les diplomaties secrètes va si loin qu'il
se prend lui-même aux rets qu'il a tendus.
Figaro se
démène dix fois plus qu'il ne faut pour s'assurer la victoire, et l'excès même de
son agitation risque de faire échouer ses projets. Cela s'explique en partie
par l'amusement qu'il en tire. Le combat l'amuse par lui-même. Il en rechercherait
plutôt les occasions qu'il ne les laisserait passer. L'imagination le conduit
d'abord. Puis il se prend au jeu : "La difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité
d'entreprendre" dit Figaro. Une affaire bien compliquée, aux perspectives
lointaines, qui met en branle mille intérêts, voilà de quoi exciter l'ardeur de
Beaumarchais. Le mythe de Figaro est à la fois l'image directe de Beaumarchais et
son image inversée ; à la fois traduction et compensation. Compensation : Figaro
triomphe. Il remporte sur
le papier ou sur la scène les victoires qu'il n'a pas pu remporter dans la vie
; le masque de Figaro triomphe où a échoué le vrai Beaumarchais. Car la calomnie
l'a finalement abattu.
Le Figaro du
Barbier de Séville tire son charme de ses imprudences mêmes ; il frôle à chaque
instant la catastrophe. C'est miracle que ses calculs réussissent.
Bartholo se révèle
un adversaire difficile à manier et il s'en faut de peu que sa prudence bornée
ne l'emporte sur l'aventureuse audace de son aide-chirurgien.
Figaro passe
son temps dans Le Barbier de Séville à sauver les situations qu'il a souvent
lui-même contribué à perdre. Mais l'intrigue où il se complaît est celle d'un homme
d'esprit. Esprit et action sont unis chez Beaumarchais avec une franche et robuste
gaieté. L'esprit s'attaque à la justice, à la noblesse, aux courtisans. On s'est étonné
que ceux-ci aient été les premiers à applaudir Le Barbier de Séville
et Le
Mariage, où tant de traits semblaient les viser. Mais ils comprenaient,
connaissant l'homme, qu'il y avait là un jeu, non une attaque dangereuse ; ils
comprenaient que l'auteur s'amusait et qu'il ne voulait nullement les faire
déchoir de leur rang et débarrasser l'Etat de leurs privilèges et de leur incapacité.
Et puis, si
un valet sans rancune leur disait, dans un moment d'amertume, qu'ils ne s'étaient
donné que "la peine de naître", la meilleure réponse n'était-elle pas
de lui prouver par leurs applaudissements qu'au moins ils étaient nés hommes
d'esprit ? Les traits
spirituels de Figaro, c'est le peuple qui les a pris au sérieux, ce ne sont ni les nobles
qui lui servaient de plastron ni, surtout, l'auteur lui-même.
Comme Figaro,
Beaumarchais est "toujours supérieur aux événements". Celui qui a peur,
qui s'affole, qui perd la tête dans le danger ne saurait garder, quand la
situation est grave pour lui, cette disponibilité de l'intelligence qui permet
de voir clair avec finesse et de se livrer au jeu verbal. La force du caractère
conditionne le brillant de l'esprit. Pas plus que Figaro, Beaumarchais n'est "absorbé"par
les nécessités de l'action.
Gratuits
dans ses chefs-d'oeuvre dramatiques, efficaces dans ses
Mémoires,
les jeux de l'esprit sont pour Beaumarchais nécessité vitale.
Voltaire n'a
jamais pu résister au plaisir de faire un bon mot, dût-il lui en coûter la
liberté.
Beaumarchais,
disciple admiré du maître, n'aime rien tant que ces joutes où il est sûr de
remporter la victoire.
C'est là son
grand plaisir.
Philippe Van Tieghem in "Beaumarchais"
Editions du Seuil