Un blog pour les élèves des options théâtre du Lycée Camille Sée à Colmar
vendredi 7 octobre 2016
Texte du philosophe Agamben présent dans le spectacle Lettres Persanes
NUDITES (GIORGIO AGAMBEN)
p. 19-30 : Qu’est-ce que le contemporain ?
« Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n'adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel, mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps.
Cette non-coïncidence, cette dyschronie, ne signifient naturellement pas que le contemporain vit dans un autre temps, ni qu'il soit un nostalgique qui se reconnaît mieux dans l'Athènes de Périclès ou le Paris de Robespierre ou du marquis de Sade que dans la ville ou dans le temps où il lui a été donné de vivre. Un homme intelligent peut haïr son époque, mais il sait en tout cas qu'il lui appartient irrévocablement. Il sait qu'il ne peut pas lui échapper.
La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation du temps qui adhère à lui par le déphasage et l'anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l'époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n'arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu'ils portent sur elle. (…)
Le poète – le contemporain – doit fixer le regard sur son temps. Mais que voit-il, celui qui voit son temps, le sourire fou de son siècle ? Je voudrais maintenant proposer une seconde définition de la contemporanéité : le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l'obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d'écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. Mais que signifie « voir les ténèbres », « percevoir l'obscurité » ?
Une première réponse nous est suggérée par la neurophysiologie de la vision. Qu'advient-il lorsque nous nous trouvons dans un milieu privé de lumière, ou quand nous fermons les yeux ? Qu'est-ce que l'obscurité que nous voyons alors ? Les neurophysiologistes expliquent que l'absence de lumière active une série de cellules à la périphérie de la rétine appelées justement off-cens, lesquelles entrent en activité et produisent cette espèce particulière de vision que nous appelons l'obscurité. L'obscurité n'est donc pas un concept privatif, la simple absence de lumière, quelque chose comme une non-vision, mais le résultat de l'activité des off cens, le produit de notre rétine. Cela signifie, pour rejoindre maintenant notre thèse sur l'obscurité de la contemporanéité, que percevoir cette obscurité n'est pas une forme d'inertie ou de passivité : cela suppose une activité et une capacité particulières, qui reviennent dans ce cas à neutraliser les lumières dont l'époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres, l'obscurité singulière, laquelle n'est pas pour autant séparable de sa clarté.
Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l'ombre, leur sombre intimité. Avec ceci, nous n'avons pas encore tout à fait répondu à notre question. Pourquoi le fait de réussir à percevoir les ténèbres qui émanent de l'époque devrait-il nous intéresser ? L'obscurité serait-elle autre chose qu'une expérience anonyme et par définition impénétrable, quelque chose qui n'est pas dirigé vers nous et qui, par là même, ne nous regarde pas ? Au contraire, le contemporain est celui qui perçoit l'obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n'a de cesse de l'interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière, est directement et singulièrement tourné vers lui. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.
4. Dans le ciel que nous contemplons la nuit, les étoiles qui resplendissent sont environnées d'épaisses ténèbres. Dès lors qu'il y a dans l'univers un nombre infini de galaxies et de corps lumineux, l'obscurité que nous voyons
7 dans le ciel est quelque chose qui, selon les scientifiques, demande à être expliqué. C'est précisément de l'explication que donne l'astrophysique contemporaine sur cette obscurité que je voudrais maintenant vous parler. Dans l'univers en expansion, les galaxies les plus lointaines s'éloignent de nous à une vitesse si grande que leur lumière ne peut nous parvenir. Ce que nous percevons comme l'obscurité du ciel, c'est cette lumière qui voyage vers nous à toute allure, mais qui malgré cela ne peut nous parvenir, parce que les galaxies dont elle provient s'éloignent à une vitesse supérieure à celle de la lumière.
Percevoir dans l'obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas, c'est cela, être contemporains. C'est bien pourquoi les contemporains sont rares. C'est également pourquoi être contemporains est, avant tout, une affaire de courage : parce que cela signifie être capables non seulement de fixer le regard sur l'obscurité de l'époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s'éloigne infiniment. Ou encore : être ponctuels à un rendez-vous qu'on ne peut que manquer.