mercredi 2 novembre 2016

Falk Richter parlant de Sous la glace



 Pour chaque pièce, j’essaie d’explorer une nouvelle forme, mais le point commun est l’utilisation de la langue, et notamment de la langue médiatique qui raccourcit la pensée. Dans Sous la glace qui date de 2004, la question a été de savoir comment écrire une pièce documentaire moderne, qui ne propose pas de solution mais qui analyse la situation du moment, à partir de la langue des consultants, envisagée comme manifestation de la pensée du consulting. La plupart des phrases utilisées ne sont que des versions retravaillées de propos réels tenus par des consultants dans le cadre du film documentaire de Marc Bauder, Grow or Go. J’ai tâché d’apprendre cette langue comme on apprendrait une langue étrangère, avec ses caractéristiques fortes : beaucoup d’anglicismes, une absence d’émotions. Et j’ai fait coexister cette langue avec une langue poétique qu’elle vient sectionner de plus en plus.

La pièce utilise différentes sources : j’ai travaillé comme un journaliste d’investigation qui irait participer aux réunions de consultants sous couverture pour comprendre de l’intérieur le fonctionnement de ce monde, puis j’ai réalisé des entretiens avec des sociologues et des philosophes comme Richard Sennett, ou encore des journalistes économiques… Enfin, il y a une part autobiographique : mon père a longtemps travaillé comme manager, et quand j’étais enfant, j’ai vu de très près à quoi ressemblait cette vie, celle d’un manager qui travaille trop, qui s’effondre régulièrement, qui n’est plus capable de communiquer avec sa propre famille et se retrouve enfermé dans sa solitude. La pièce est composée de différents modes d’écriture qui s’entremêlent. Cela reflète la façon dont je vis dans cette société en tant qu’artiste. Nous vivons tous comme des petits managers, nous avons des téléphones portables, des ordinateurs, nous sommes très connectés, nous élargissons notre cercle d’amis en fonction de nos intérêts. Le système est vraiment en nous.

Le rôle de Jean Personne a été écrit pour Thomas Thieme, un acteur très connu en Allemagne, qui venait de jouer le roi Lear, et cela m’a permis de mettre en parallèle la façon dont Shakespeare montre comment un roi perd son royaume et son pouvoir, et la façon dont ce consultant, anciennement très puissant, déchoit, perd le pouvoir, et en devient fou.

Le Système est un cycle de pièces. Si l’on jouait tous les textes à la suite, cela durerait plusieurs jours. Je mets ici du matériau à disposition. Mon idée était que les pièces pouvaient se jouer seules ou que plusieurs textes pouvaient se combiner. J’imaginais aussi que tous les textes du Système ainsi que mes notes de l’époque pouvaient s’utiliser comme matériau pour un colloque, un cycle de spectacles ou un projet de recherche théâtral. Je voulais inciter des collectifs de théâtre à trouver des solutions très personnelles en se confrontant à ma proposition pour un nouveau théâtre politique. Il y a davantage que les quatre textes cités ici, j’ai écrit à cette époque de très nombreux textes courts sous le titre Esquisses pour l’Empire. C’étaient des esquisses, des tentatives. Dans différents textes, j’analyse les modes d’action du système dans lequel nous vivons. Je tente de m’en approcher sur le plan dramatique. Quelle est l’idéologie de notre système, comment agit-il en nous ? D’après quelles images du bonheur vivons-nous ? Où est le pouvoir dans notre société, où le ressentons-nous, où apparaît-il de façon cachée ? Quelle langue parlent les puissants et comment nous parlent-ils ? Ce sont toutes ces questions que j’aborde dans Le Système. Sous la glace est bien sûr la pièce centrale de ce cycle, avec Electronic City. Sous la glace représente l’idéologie, la pensée et la langue de la société de l’efficacité – la dictature de l’efficacité – et j’y montre à quel point cela abîme et détruit l’humain.

Pour revenir plus spécifiquement sur ta mise en scène de Sous la glace[4], comment s’est fait le choix de la scénographie, entre réalisme et fantastique ?
Au milieu de la pièce s’ouvre soudain une porte vers une autre réalité. C’est le moment où la conscience de mon personnage principal, Jean Personne, se scinde : il est encore présent au travail, et en même temps absent. Il a des visions, il voit un enfant, il est peut-être lui-même cet enfant, ou peut-être voit-il l’enfance qu’il n’a jamais pu vivre. Tout ce qui l’entoure devient de plus en plus surréaliste. Il ne pense plus de façon linéaire et évidente, et cela lui procure un espace où il peut se retirer. Il vit une « déconnexion » de la réalité qui contamine toute la pièce. C’est comme un virus qui se propage : Jean Personne tombe progressivement dans un délire, et la pièce à sa suite. Nous voyons la réalité qui se décale, ce qui permet de mieux l’identifier. C’est une réponse tardive à la distanciation brechtienne : ce cauchemar où nous vivons, c’est la réalité. Nous ne la percevons que rarement dans sa dimension cauchemardesque parce que nous nous sommes habitués à elle et qu’on nous raconte tout le temps que tout est bien ainsi et que tout a toujours été ainsi, et que notre société n’a pas d’autre alternative, et que le marché et sa dérégulation sont un don de Dieu… Mais en fait nous vivons dans un cauchemar. Un cauchemar tragi-comique. Il a aussi des côtés drôles, on dirait parfois un dessin animé absurde. Les consultants qui prônent l’efficacité sont à la fois des personnages comiques et des monstres. Lorsque Chaplin a représenté Hitler, c’est ce type de portrait qu’il en a fait : un personnage comique et un monstre. Tout comme George W. Bush était à la fois un personnage comique et un monstre. Tout comme cette parole de l’efficacité est absolument comique et monstrueuse. Nous rions de ces êtres qui sont responsables de la crise financière tout en sachant qu’ils détruisent notre société. La dimension irréelle de la pièce permet également d’offrir une échappatoire poétique. Il y a une autre réalité, il y a une autre vie : dans l’imagination, la poésie, l’humour, la beauté, l’horreur des images.

Si cette création compte encore de véritables personnages, on y trouve déjà ton goût pour l’adresse frontale, qui oscille ici entre la conférence publique et le monologue intérieur. Pour quelles raisons privilégies-tu ce mode d’adresse ?
Je veux m’adresser directement aux spectateurs, les impliquer. La forme de la pièce est aussi une conférence. Les consultants vendent leur philosophie de l’efficacité, ils font leur propre marketing, ils veulent convaincre le spectateur, ils entrent en dialogue avec lui et cherchent sa compréhension et ses faveurs. Le spectateur ne doit pas se distancier, se mettre en retrait, les personnages veulent le convaincre, le séduire : il doit voir le monde comme eux. Dans la mesure où le spectateur est inclus dans Sous la glace, il est soumis à une sorte de lavage de cerveau, il ne tarde pas à penser comme les personnages, qui fraternisent avec lui.