Portrait de Maurice Béjart au travail
Maurice Béjart
Il était né
le 1er janvier de l'année 1927, à Marseille. L'aube d'une année nouvelle pour
un chorégraphe qui voulait faire de la danse un art jeune et inventif et lui
ouvrir en grand les portes de la popularité.
Jeudi 22
novembre, le célèbre créateur du Ballet du XXe siècle est décédé à Lausanne
(Suisse), à l'âge de 80 ans.
« Sans
danse, il meurt demain matin », avait prévenu sa cousine, la réalisatrice
Nadine Trintignant. En effet, la vie de Béjart aura été tout entière consacrée
à son art.
Le nom de l'épouse de Molière comme pseudonyme
Fils du
philosophe Gaston Berger, il est élevé dans une tradition catholique pétrie de
culture allemande et d'Extrême-Orient. C'est ce père si marquant qui le mènera
à la vie adulte, Béjart ayant perdu sa mère dès l'âge de raison - plus tard,
son Casse-Noisette laissera planer cette ombre perdue si chère
Il suit ses
premiers cours de danse classique sur simple recommandation médicale. Puis,
décidant, sans être réellement soutenu, de se consacrer à la danse, il prend
comme pseudonyme le nom de l'épouse de Molière. Un nom de femme pour celui qui
aimera tant les jeux d'identité, les glissements de genres. Engagé à Marseille,
puis à Paris, il rejoint le ballet Cullberg en 1950 et règle à Stockholm sa
première version de L'Oiseau de feu, ses premiers pas de chorégraphe
C'est en
fondant les Ballets de l'Étoile qu'il conçoit sa Symphonie pour un homme
seul, sur la musique concrète de Pierre Henry et de Pierre Schaeffer. Choc,
et déjà, petite renommée. À l'époque où seule la danse classique a les faveurs
des théâtres, son travail bouleverse le microcosme : de technique classique, sa
danse privilégie les formes, la puissance, décale les lignes. Elle brutalise
les accents dramatiques, développe l'expressivité et la liberté du corps,
réhabilite le corps masculin, encore simple portefaix de la ballerine
classique.
Disparate, son oeuvre donne le vertige
« Tous les
grands interprètes du siècle ont dansé ses soli, souligne Guy Darmet, directeur
de la Biennale de la danse à Lyon. Il faut se souvenir également que dans les
années 1960 ou 1970, les adolescents de l'époque avaient alors un poster de
Jorge Donn dans leur chambre. Comme ils auront plus tard celui de Zidane.
Quelle évolution ! Béjart, c'est l'homme dansant. »
Ses oeuvres
parlent de désir, de vérité des personnages, de mélange des cultures. Plus de
cygne ni de prince sur le plateau, mais des hommes, des femmes ! « C'était
quelqu'un qui éveillait l'artiste. J'ai le souvenir de répétitions du Boléro
durant lesquelles, assis sur sa chaise (NDLR : il était déjà malade), il me
guidait par sa voix et ses idées prenaient forme sur nous. Psychologue, il
savait déjà l'interprète qu'il avait devant lui et donnait énormément »,
témoigne l'étoile Marie-Agnès Gillot .
Disparate,
son oeuvre donne le vertige : plus de deux cent cinquante ballets griffés de
son nom « Vivre dans le présent donne une extraordinaire aptitude à se
renouveler, justifie-t-il. Ne jamais être prisonnier de ses idées, de sa
soi-disant oeuvre, et renier chaque jour sa doctrine, si tant est qu'on en ait
une (1). » La seule qu'il ait jamais eue, c'est le travail, avec pour ambition
de sortir la danse des théâtres à l'italienne et la musique des salles de
concert.
« Je ne suis pas le révolutionnaire que l'on croit »
Jusqu'à
toucher un public très inhabituel. « Béjart a d'abord rendu la danse au peuple.
Dans l'esprit de Vilar. Il l'a fait entrer à Avignon, dans les Zénith, sur la
place Saint-Marc », rappelle Guy Darmet. Un an avant Mai 68, sa Messe pour le
temps présent, en jeans et en jerk, remue la cour d'honneur du palais des
Papes.
Côté
chorégraphie, s'il rend hommage à Balanchine, « sans conteste le plus grand
chorégraphe de tous les temps », son modèle est Nijinski, qui « n'était pas un
homme de rupture mais s'inscrivait parfaitement dans le processus d'évolution
du classique au contemporain », expliquait-il à La Croix le 23 janvier
1999. Côté musique, il passe de Stravinsky à Brel, de Boulez à Queen. Côté
inspirations, c'est un boulimique qui mêle le sacré et le profane, le Coran et
saint Jean de la Croix, Freud et Nietzsche, Malraux et Barbara
Pourtant,
après les années 1980 et l'arrivée de la jeune danse française, peu évoqueront
son patronage, lui préférant l'autre géant de la danse de ce siècle passé,
l'Américain Merce Cunningham. Si le public, lui, ne se déprend pas, pour les
jeunes chorégraphes, Béjart est à bon droit un homme du classique.
Lui ne le
dément pas : « Je ne suis pas le révolutionnaire que l'on croit : j'ai
dépoussiéré. » « Se priver d'une telle formation (classique), c'est comme si un
architecte n'avait jamais mis les pieds dans une abbaye romaine ou une
cathédrale gothique (1) », tranche-t il.
Béjart a porté sur scène les vedettes de son temps
Ses
créations s'émoussent, allant jusqu'à mouliner des poncifs ces dernières années
( Mère Teresa et les enfants du monde, Zarathoustra, le chant de la
danse). « Sa danse est aux antipodes de la danse contemporaine », pour le
chorégraphe Dominique Dupuy. Jouant sur les émotions consensuelles, trop
spectaculaire, trop bavard - à une époque où le récit et le mouvement sont
regardés de haut.
C'est une
mauvaise querelle. Car cette figure léonine a porté la danse. D'abord par ses
oeuvres incontestables : son initiatique Sacre, sa fulgurante Symphonie pour un
homme seul, l'amère Sonate à trois (d'après Sartre), son Boléro
mêlant rituel de mort et sexualité. Il y a, aussi, et ce fut le moteur de cet
amoureux des studios, l'enseignement : en 1960, il fonde à Bruxelles le Ballet
du XXe siècle, où il formera des artistes de toutes nationalités, de toutes
morphologies.
Un certain
nombre de chorégraphes d'aujourd'hui (Anne-Teresa de Keersmaeker, Michèle Anne
de Mey, Hervé Robbe, Maguy Marin ) y feront leurs classes au sein de la très
ouverte Mudra, rebaptisée en Rudra une fois à Lausanne.
Enfin,
Béjart a porté sur scène les vedettes de son temps : Michèle Seigneuret ( Symphonie
pour un homme seul), l'emblématique et félin Jorge Donn ( Nijinski,
clown de Dieu), la très appréciée Maria Casarès et Jean Babilée (La
Reine verte en 1963), Maïa Plissetskaïa ( Isadora), Rudolf Noureev
et Paolo Bortoluzzi pour un affrontement psychologique ( Le Chant du
compagnon errant, en 1971), Jean Marais ( L'Ange Heurtebise),
Natalia Makarova ( Mephisto valse), Baryschnikov ( Piano Bar),
Sylvie Guillem ( Racine cubique, La Luna)
Béjart prônait le cosmopolitisme et la réconciliation
« La danse
est toujours née d'un rituel. Qu'il soit social, magique ou, pour la plupart du
temps, sacré. ( ) Si on n'en fait qu'un simple divertissement, la danse
n'existe plus. Langage universel, elle est ce qui rapproche le plus du divin »,
notait ce créateur toujours en quête de sacré.
Converti à
l'islam, il réfutait le terme, préférant parler de « rencontre » qui ne
l'aurait pas détourné ni de ses ferveurs bouddhistes ni de son enfance catholique
Un syncrétisme difficile à suivre. « Je crois que plusieurs chemins mènent,
peut-être pas à Rome, mais à Dieu », se justifiait-il.
Toujours
cette difficulté à n'être qu'un, ce besoin de glisser, d'échapper à une
identité définie. N'avait-il pas demandé, lors de son entrée à l'Académie des
beaux-arts, à son ami le sculpteur César une compression comme pommeau de son
épée figurant des chaussons de danseuses et des médailles de la « Bonne Mère »,
cette Notre-Dame de la Garde chère aux Marseillais ?
Si, au cours
d'interviews, il avait parfois une vision sinistrée du monde, son art, lui, en
parle brillamment, prônant le cosmopolitisme (Béjart avait des racines noires)
et la réconciliation. Il a raconté la jeunesse et la solitude, l'érotisme et le
rêve, mais aussi la mort, qui pesait de tout son poids Au plus près de
l'actualité, Béjart a raconté son époque. En donnant à son oeuvre valeur de
témoignage.
Joséphine
MULLON pour La Croix
Exemple de ballet: Le sacre du printemps