samedi 14 octobre 2017

Fratrie et tragédie...

Prolongement de l'analyse du spectacle Au-dessus de vos corps....

D'après une conférence tenue en juin 2017 par Francis Fischer:
...La tragédie grecque fonctionne d’autolimitation ou d’autorégulation. Devant la représentation des malheurs des grandes familles mythologiques, les citoyens rassemblés compatissent et apprennent  à penser ce qu’ils font.  Des maux qui frappent l’homme, les pires sont sans doute ceux qu’il s’inflige à lui-même. Et parmi eux, les Grecs ont donné une place éminente à la dissension et à la guerre civile qu’ils nomment stasis. La stasis renoue avec le monstrueux primitif, la sauvagerie d’avant la civilisation (y compris la dévoration) ; hubris,  démesure par excellence, elle sème la confusion et détruit  la Dikè, l’équilibre juste, mais fragile, instauré par les Dieux. Elle est le plus souvent représentée par le couple des frères ennemis. Aucune des grandes familles royales d’où puisent les Tragiques n’échappe à ce fléau qui se reproduit au fil des générations. Il en est ainsi des Atrides (la famille royale d’Argos) où dans un repas de réconciliation Atrée fait manger à son frère Thyeste la chair de ses propres enfants, un acte qui reproduit le geste du grand père Tantale qui avait cuisiné son fils Pelops pour les dieux. Et cela se

perpétue par le meurtre d’Agamemnon et la vengeance d’Oreste assassin de sa mère et de son amant  Egisthe, le lointain descendant de Thyeste.
 Il en est ainsi des Labdacides, la famille royale de Thèbes. C’est même la lutte fratricide entre Etéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe, ceux qui se donnent la mort réciproquement devant les portes de la ville, qui symbolise le plus souvent la fameuse stasis, d’Eschyle à Euripide (des Sept contre Thèbes aux Phéniciennes). Là encore, issus de l’inceste et du parricide, les frères portent le poids des crimes générationnels depuis la fondation de la ville par Cadmos et l’enterrement des dents du dragon  qui a fait surgir une armée de guerriers qui, sitôt apparus, se sont entretués. Et les sœurs ne sont pas épargnées. Je veux parler  évidemment avant tout d’Antigone[. Dans la tragédie de Sophocle qui lui est consacrée se concentre toute la tension entre la famille et la cité. Lorsqu’elle enterre Polynice, enfreignant l’interdit posé par Créon, elle ne s’en remet pas seulement à la loi divine, elle prend clairement position pour la famille, lieu des affects sourds et des passions confuses. Elle opte pour la loi du sang et la fratrie. Son argument central vis-à-vis de Créon n’est-il pas l’amour de l’absolue singularité du frère : « Quel est donc le principe auquel je prétends avoir obéi ? Comprends le bien : un mari mort, je pouvais en trouver un autre et avoir de lui un enfant si j’avais perdu mon premier époux ; mais mon père et ma mère une fois dans la tombe, nul autre frère ne me fût jamais né. »Et c’est justement cette passion familiale  qui la perd. En face d’elle, Créon, lui subit la passion du pouvoir et l’orgueil du mâle qui avait déjà opposé mortellement les deux frères. Seul Hémon, le fils de Créon trouvera les accents de la Raison lorsqu’il demande à son père de se mettre à l’écoute des autres : « Les gens qui s’imaginent être seuls raisonnables et posséder des idées ou des mots inconnus à tout autre, ces gens là, ouvre les : tu ne trouveras que le vide ».



Que faut-il en conclure ?
La passion aveugle qui condamne les protagonistes dans la tragédie n’est pas seulement la fixation crispée autour de ce qui semble être leur vérité, mais elle se nourrit de l’ignorance d’où elle provient. C’est le destin d’Oedipe. Mais c’est aussi le grand malheur des fratries de répéter sans le savoir le malheur de leurs ancêtres. C’est pourquoi, au moment même où s’invente l’égalité citoyenne faut-il s’arracher à la funeste confusion des maisonnées. Il s’agit de passer des passions familiales  inhérentes aux fratries à une raison collective partagée dans une fraternité jamais acquise, toujours à conquérir, tout comme la démocratie. Il faut

  1. alors d’une certaine manière jouer la fraternité des citoyens qui se choisissent comme frères contre la stasis des fratries consanguines. Convenons aussi que le mot fraternité  n’est peut-être pas le meilleur, tant il garde toujours la trace de sa provenance familiale et phallocentrique par ce qu’il tait de la place des sœurs.
  2. Si la tragédie peut éclairer le citoyen qui regarde c’est parce qu’elle questionne le mythe, ne se contentant nullement de le reproduire. Dans le dispositif théâtral, les paroles se croisent au gré du Chœur, des protagonistes et de leurs émotions. C’est par là qu’on peut comprendre et apprendre dans le sens  de ce qu’Aristote a pu nommer la catharsis. Elle avait un rôle à la fois politique et thérapeutique. Et sous d’autres formes  sans doute, elle nous concerne encore largement aujourd’hui.