Cette vision nocturne forme le point de départ de l'action purement
extérieure de la pièce:Néron, attiré par Junie, va essayer de se
l'attacher et de se débarrasser de Britannicus qui apparaît
désormais comme un rival. Mais elle détermine l'action dans un sens
plus profond. Elle mène tout d'abord à la « naissance du
monstre » dont parlera Racine. L'amour de Néron jaillit,
inattendu et brutal, aussi soudain que cette vision éphémère.
Néron, lui-même, l'annonce sur un mode théâtral :
« Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux (II, 2 vers
382). En même temps, c'est l'éclosion de tous les instincts sombres
qui sommeillaient en lui. On a souvent dit que l'amour de Néron
éveille son sadisme et, en effet, sa première action sera de
torturer Junie. Mais le terme « sadisme », trop clinique,
est trop limité aussi, et cache par là des rapports psychologiques
plus importants. C'est le désir de dominer qui s'empare de Néron
observant Junie. Et peut-être faudrait-il même dire que c'est de
son désir que naît son amour.Les deux sentiments sont en tous les
cas indissolublement liés. Quand l'empereur voit d'abord la jeune
femme, il la perçoit comme victime, « sa » victime,
puisque ce sont « ses » soldats qui l'entourent, c'est
« son » ordre qui est la cause des pleurs de Junie. Si
elle lui paraît belle, c'est en grande partie parce qu'elle souffre.
Le parallélisme des deux propositions qui la décrivent est
frappant :
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
(…)
Enfin, et surtout , cette scène si mémorable pour l’œil
intérieur du spectateur introduit dans Britannicus un thème
racinien essentiel, celui de la vision, du regard, de la lumière.
Le monde Junie est en effet le monde de la lumière. Elle est celle
qu'on voit, celle dont la vue et le regard peut apporter joie et
bonheur. Le verbe « voir » lui est presque exclusivement
réservé dans la pièce. Néron mais surtout Britannicus la
« voient » (II, 2 386 ; II, 2, 520 ; III, 6,
953 ; II, 2, 522 ; II, 2, 525 ; III, 8, 1032 ;
II, 3, 544).
(…)
Junie n'est pas seulement objet de la vue. Elle-même peut donner le
bonheur par ses yeux. C'est le pouvoir de ses yeux que craint
Agrippine, toujours lucide dans son amour jaloux, mais qui comprend
mal Junie et son monde de lumière.
(…)
Si Néron espère aveugler Junie par sa grandeur impériale, c'est
qu'il a lui-même subi jadis un premier éblouissement de sa
« gloire » tout aussi fatal que celui de sa vision
nocturne1.
Cet éblouissement, il voudrait le faire partager à Junie comme pour
éteindre sa lumière. Mais rien ne saurait changer l'état des
choses : c'est lui qui appartient au règne de la nuit.
Éléonore Zimmermann, La liberté et le destin dans le
théâtre de Jean Racine, Slatkine reprints.
1Celle,
évoquée plus haut, du rapt de Junie par ses soldats