jeudi 25 janvier 2018

Sur la scène 2 de l'acte II: Junie vue par Néron

Cette vision nocturne forme le point de départ de l'action purement extérieure de la pièce:Néron, attiré par Junie, va essayer de se l'attacher et de se débarrasser de Britannicus qui apparaît désormais comme un rival. Mais elle détermine l'action dans un sens plus profond. Elle mène tout d'abord à la « naissance du  monstre » dont parlera Racine. L'amour de Néron jaillit, inattendu et brutal, aussi soudain que cette vision éphémère. Néron, lui-même, l'annonce sur un mode théâtral : « Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux (II, 2 vers 382). En même temps, c'est l'éclosion de tous les instincts sombres qui sommeillaient en lui. On a souvent dit que l'amour de Néron éveille son sadisme et, en effet, sa première action sera de torturer Junie. Mais le terme « sadisme », trop clinique, est trop limité aussi, et cache par là des rapports psychologiques plus importants. C'est le désir de dominer qui s'empare de Néron observant Junie. Et peut-être faudrait-il même dire que c'est de son désir que naît son amour.Les deux sentiments sont en tous les cas indissolublement liés. Quand l'empereur voit d'abord la jeune femme, il la perçoit comme victime, « sa » victime, puisque ce sont « ses » soldats qui l'entourent, c'est « son » ordre qui est la cause des pleurs de Junie. Si elle lui paraît belle, c'est en grande partie parce qu'elle souffre. Le parallélisme des deux propositions qui la décrivent est frappant :
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
(…)
Enfin, et surtout , cette scène si mémorable pour l’œil intérieur du spectateur introduit dans Britannicus un thème racinien essentiel, celui de la vision, du regard, de la lumière.
Le monde Junie est en effet le monde de la lumière. Elle est celle qu'on voit, celle dont la vue et le regard peut apporter joie et bonheur. Le verbe « voir » lui est presque exclusivement réservé dans la pièce. Néron mais surtout Britannicus la « voient » (II, 2 386 ; II, 2, 520 ; III, 6, 953 ; II, 2, 522 ; II, 2, 525 ; III, 8, 1032 ; II, 3, 544).
(…)
Junie n'est pas seulement objet de la vue. Elle-même peut donner le bonheur par ses yeux. C'est le pouvoir de ses yeux que craint Agrippine, toujours lucide dans son amour jaloux, mais qui comprend mal Junie et son monde de lumière.
(…)
Si Néron espère aveugler Junie par sa grandeur impériale, c'est qu'il a lui-même subi jadis un premier éblouissement de sa « gloire » tout aussi fatal que celui de sa vision nocturne1. Cet éblouissement, il voudrait le faire partager à Junie comme pour éteindre sa lumière. Mais rien ne saurait changer l'état des choses : c'est lui qui appartient au règne de la nuit.

Éléonore Zimmermann, La liberté et le destin dans le théâtre de Jean Racine, Slatkine reprints.
1Celle, évoquée plus haut, du rapt de Junie par ses soldats