Afin de vous permettre de consolider vos partis-pris sur la pièce de Racine, voici une analyse de la pièce qui peut vous éclairer. Pour faire les sujets d'écrits il faut être capable d'avoir un parti pris de mise en scène et donc bien connaître les enjeux de la pièce.
Les enjeux : tragédie politique ou tragédie amoureuse ? par Julien Seydoux
Avec
Britannicus, Racine nous propose une tragédie dans laquelle passions
amoureuse et politique s'entremêlent. Pour cette raison, il faut
d'emblée définir et différencier ces deux registres tragiques dont la
base reste évidemment commune. Une tragédie étant "l'imitation d'une
action grave et complète" (Jean Racine, Préface de Phèdre), "chargée de
peu de matière" (Jean Racine, Préface de Britannicus) dont le but est de
susciter la terreur et la pitié, la différence réside alors dans les
éléments moteurs de cet engrenage dramatique qui tiennent soit d'une
dimension politique, soit d'une dimension amoureuse. Dans cette pièce,
il semble que l'aspect politique soit dominant; cependant il est
intéressant de relever les éléments qui tiennent de la passion amoureuse
et de voir dans quelle mesure ils interviennent. Pour ce faire, je
m'attacherai à mettre en exergue les différentes stratégies et
motivations de trois personnages chez qui nous sommes le plus
susceptibles de constater la violence des passions, à savoir Agrippine,
Néron et Narcisse.
On peut d'entrée se demander quels sont les
éléments qui poussent Agrippine à agir de la sorte : est-ce son goût du
pouvoir ou son amour maternel ? Personnellement, il m'apparaît
clairement que la première hypothèse avancée se vérifie aussitôt dans
ses déclarations, comme dans ses actes. Agrippine démontre durant la
majeure partie de la pièce une grande expérience à gérer les événements.
Ce qui ressort avant tout chez ce personnage habitué aux rouages de la
cour, c'est une grande conscience de son pouvoir et sa redoutable
efficacité. D'entrée de jeu, on remarque qu'Agrippine est une femme qui
sait anticiper (" Tout ce que j'ai prédit n'est que trop arrivé" v. 9)
et qui est dotée d'un grand sens de l'autoanalyse (" Je sens que je
deviens importune à mon tour" v. 14 / " Depuis ce coup fatal, le pouvoir
d'Agrippine /Vers sa chute, à grand pas, chaque jour s'achemine" v.
111-112). Elle ne se cache pas la vérité et cet élément joue en sa
faveur : c'est en effet un des ses principaux atouts. En portant un
regard objectif sur la situation, elle se donne les moyens d'y remédier
de manière efficace et d'éviter ainsi des coups inutiles et décentrés.
Effectivement, consciente de ses limites, elle agit dans un rayon
d'action qu'elle maîtrise et n'est pas dépassée sur son terrain. De
plus, à côté de sa facilité à décortiquer une situation, Agrippine est
une grande stratège politique pour qui le pouvoir reste l'enjeu
principal (Ah ! que de la patrie il soit, s'il veut, le père ; /Mais
qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère." v. 47-48). Son but
est de détenir le plus longtemps possible ce rôle de marionnettiste qui
est le seul qu'elle veuille jouer. Par un réseau relationnel habilement
constitué (Agrippine est le personnage qui parle avec le plus de
personnes différentes dans la pièce), elle a entre autres jusqu'ici
réussi à contenir les volontés d'indépendance et de pouvoir de son fils.
Il
est par contre intéressant de souligner chez elle une certaine naïveté
(ce qui est paradoxal pour une femme de cette trempe). Habile stratège,
elle aurait dû s'attendre à un renversement de situation. Peut-être
l'avait-elle deviné ? Toutefois elle ne pensait pas que Néron oserait
passer aux actes, surtout avec une telle radicalité (enlèvement de
Junie)...Finalement, elle est en partie victime de sa "politique
d'étouffement" envers Néron et ce retour de manivelle devait survenir
tôt ou tard. Cette attitude aurait pu s'apparenter à une quelconque
forme d'amour maternel ou à une volonté de protection, si elle s'était
résignée après quelques années de manipulation à laisser le pouvoir à
son fils. Qu'elle dirige et aiguille Néron durant les premières années
de son règne semble convenable et légitime; cependant ce que veut
Agrippine – et elle l'explicite clairement – c'est conserver son pouvoir
à travers celui, illusoire, de son fils. En clair, sa soif du pouvoir
prévaut totalement sur son amour maternel qui aurait dû la conduire à
sacrifier, le moment venu, son amour propre. Agrippine a donc un besoin
vital de régner pour préserver sa seule raison d'être. Effectivement,
lorsque son influence diminue, elle se sent affaiblie, n'est plus lucide
et se laisse emporter. Au niveau politique, elle perd son emprise sur
Néron et le fait qu'elle ne puisse le voir la met en colère
("Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur ?" v.142). Et cet
emportement va croissant quand elle pense à Junie (" Une autre de César a
surpris la tendresse : Elle aura le pouvoir d'épouse et de maîtresse"
v. 887-888) et qu'elle voit en elle une rivale affective et politique :
c'est bien plus par jalousie et par amour propre blessé qu'elle réagit
de la sorte que dans l'intérêt de son fils. Il n'est donc aucunement
question ici d'amour maternel. On remarque clairement que sa colère, qui
est inhabituelle vu la réaction d'Albine ("Madame, au nom des Dieux,
cachez votre colère." v. 875), compromet sa lucidité : dans les faits,
Junie ne représente absolument aucun danger sur le plan politique. Les
sentiments d'Agrippine s'entremêlent : l'impuissance sur le plan
politique et la jalousie sur un plan affectif. Elle agit sous l'effet de
la passion et perd de son efficacité.
Finalement, on peut dire
qu'elle est clairvoyante et lucide tant que sa passion du pouvoir est
assouvie. Dès le moment où la portée de son action diminue, ses pulsions
prennent le dessus et tout ce qui faisait sa force s'envole. Les
problèmes d'Agrippine ne viennent en réalité pas de ses ennemis, mais en
grande partie d'elle-même.
Chez Néron les mécanismes de pensée
et l'approche du pouvoir diffèrent de ceux de sa mère. Il laisse libre
cours à ses pulsions, ("Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux."
v.381) qu'elles soient d'ordre politique ou amoureux et finalement il
les subit sans aucun recul. Elles le conditionnent totalement et sa
fonction d'Empereur lui permet de les assouvir sur le champ. Il est
incapable de distinguer celles qui relèvent de l'amour de celles qui
tiennent de la politique, ce qui montre clairement son immaturité et son
incapacité à atteindre un équilibre mental. Il ne suit aucune ligne de
conduite, aucune stratégie, au contraire de sa mère chez qui les actions
sont réfléchies et élaborées patiemment. La politique de Néron (si tant
est qu'il en ait une ?) ne repose sur aucune tactique et est
imprévisible : il n'agit que par coup de tête. En effet, tous les actes
de l'Empereur sont des réactions à des stimuli incontrôlables ("Et ce
même Néron, que la vertu conduit, / Fait enlever Junie au milieu de la
nuit" v. 54-55). Dans une visée freudienne, les pulsions sont
normalement contrôlées par le "surmoi", or, chez Néron, ce n'est pas le
cas. Elles exigent une satisfaction immédiate. Impulsif, Néron est alors
transporté et ne se maîtrise plus du tout (" L'impatient Néron cesse de
se contraindre" v.11). Et c'est peut-être cela qui pourrait constituer
son unique force, le fait que son jeu soit imprévisible et indécodable.
Or si ce caractère lui permet de déconcerter ses adversaires
provisoirement, il finit par le conduire à sa propre perte. Il suffit à
ce niveau d'analyser les causes et les conséquences de l'enlèvement de
Junie. Néron la neutralise dans un premier temps pour déjouer les
stratagèmes politiques de sa mère, puis la voyant, tombe éperdument
amoureux d'elle, ce qui tient là de la pure pulsion. Il s'agit d'un
amour immédiat (en opposition à l'amour sororal, cf. Roland Barthes, Sur
Racine, 1979) : Néron est victime d'un "coup de foudre". Il ne connaît
rien de Junie, ni de son caractère, ni de ses qualités ou ses défauts et
ces paramètres lui importent peu. Il n'est en réalité pas amoureux de
Junie, mais de l'effet qu'elle produit sur lui.
Si Néron est le
plus souvent victime de ses pulsions, on peut tout de même remarquer
certaines situations où l'Empereur semble lucide, ce qui est plutôt
rare. Une première fois au sujet de Junie ("Mais je m'en fais peut-être
une trop belle image ; / Elle m'est apparue avec trop d'avantage" v.
407-408) et une deuxième à propos de la relation qu'il entretient avec
sa mère, dont il fait part à Narcisse.
Eloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver ;
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver.
Mais (je t'expose ici mon âme toute nue)
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle,
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien ; (v. 496-505)
Malheureusement,
cette infime part de raison et de lucidité finit toujours par céder la
place à des envolées incontrôlables. Là sont les points faibles d'un
Empereur dont les passions hyperbolisent les sentiments et le poussent
constamment d'un extrême à l'autre. Comment peut-il envisager de diriger
l'Empire romain s'il n'a aucune emprise sur lui-même ? En effet, Néron
n'est jamais apte à prendre une décision : faute désormais de s'en
remettre à sa mère, il s'en remet soit à Burrhus, soit à Narcisse. Il
n'est à proprement parlé jamais maître de ses actes. La liberté suppose
la capacité et la possibilité de choisir, d'appliquer son libre arbitre
sur les questions qui nous sont posées dans la vie. Or Néron, incapable
de délibérer par lui-même et donc de se réaliser, n'est pas libre. Il
souffre d'un manque et le compense par des caprices qui lui permettent
d'assouvir la seule chose qui lui appartienne vraiment : son amour
propre. On remarque d'ailleurs tout au long de la pièce que Narcisse en
use et en abuse tout à fait subtilement. En évoquant des idées
désagréables aux oreilles de Néron comme le fait que sa suprématie soit
remise en doute, il pique l'amour propre de l'Empereur et n'a plus qu'à
attendre sa réaction.
Quoi donc ? ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire ?
Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'Empire ;
Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit :
Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains, [...] (v. 1468 ss.)
Néron
se croit fort, car il est au centre de l'action et bénéficie du pouvoir
absolu; mais, en réalité, il n'est qu'un faible sans vertu, un pantin
de ses passions et de son perfide conseiller Narcisse qui le manipule à
sa guise ("J'écoute vos conseils, j'ose les approuver" v. 497).
En
conclusion, on peut dire que Néron confond passions politiques et
pulsions amoureuses sans faire de distinction et que ce mélange explosif
est la source de nombreux malheurs. Par conséquent, chez ce personnage
les moteurs de l'engrenage dramatique ne relèvent ni de dimensions
politiques ni de motifs amoureux, mais tout bonnement d'un flux de
pulsions qui génère des actes violents et sauvages. Comme on ne retrouve
pas de trace d'amour sororal chez Néron, on peut dire que la tragédie
est d'ordre pathologiquement existentiel. Si, ajouté à cela, on tient
compte de la nature jalouse et sadique du personnage (" J'aimais jusqu'à
ses pleurs que je faisais couler " v. 402 ... " Mais je mettrai ma joie
à le désespérer. / Je me fais de sa peine une image charmante " v.
750-751), on assiste à la "naissance d'un monstre" qui n'a et n'aura
jamais aucune emprise ni en politique, ni sur lui-même.
Mais
qu'en est-il finalement de Narcisse et comment juger ses motivations
dans la pièce ? Son rôle est pourtant radicalement différent : il n'est
pas sous les feux des projecteurs, c'est un homme de l'ombre. En effet,
il n'a officiellement aucun pouvoir : conseiller personnel de
Britannicus, il ne joue pas à ce titre un rôle particulièrement
difficile. En effet, s'il réussit aisément à aiguiller le jeune amoureux
de Junie, il occupe une position beaucoup plus stratégique à titre de
"conseiller influent" auprès de l'Empereur. Narcisse est un homme froid
dont le plaisir réside dans le malheur et la souffrance des autres. Il
trompe Britannicus au profit de Néron (v. 513-518) et ne fait qu'attiser
la colère de l'Empereur pour le pousser à l'assassinat.
Son intérêt
politique est moindre : ce qu'il veut, c'est cruellement et froidement
voir les autres s'entretuer. Par de subtiles manœuvres, il monte les
personnages proches du pouvoir les uns contre les autres afin d'avoir le
plaisir de les voir périr. Il me semble que Narcisse est à ce point
sadique qu'on pourrait se demander si le "monstre" de l'histoire est
bien Néron (interprétation personnelle). L'Empereur est certes barbare
et sans scrupule, mais il faut lui laisser une certaine naïveté que
Narcisse n'a pas du tout. Il est au contraire fort éveillé et utilise
cette qualité pour attiser la souffrance autour de lui : le perfide n'a
en effet aucun autre but que de manipuler les autres et de jouir de
leurs infortunes. Si Néron est entier et total dans ses réactions, si
ses pulsions le poussent à agir, il ne le fait pas forcément dans
l'intention de nuire. Narcisse est au contraire fort intelligent, en ce
sens qu'il a cerné les faiblesses de chacun, surtout celles de
Britannicus et de Néron, et les utilise pour assouvir ses pulsions
sadiques...
La fortune t'appelle une seconde fois,
Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables. (monologue intérieur, v. 757-760).
Apparemment froid calculateur et maître de ses actes, il risque d'être entraîné à son tour dans la spirale infernale du mal.
Finalement,
on peut dire que Narcisse est l'un des moteurs principaux de
l'engrenage dramatique, surtout en poussant l'Empereur à suivre une
politique passionnelle, mesquine et non vertueuse. Il n'a donc aucun
intérêt politique ni amoureux, mais sa seule motivation reste le plaisir
sadique de la manipulation. Par ailleurs, Narcisse se fait le digne
représentant de l'idée machiavélique selon laquelle le monarque doit
régner par la crainte, et non se faire aimer du peuple. Sa vision du
pouvoir tyrannique correspond donc totalement à ses actions et à ses
principes.
En conclusion, il est clairement apparu que les
motivations de Narcisse relèvent d'une perversité psychologique, alors
que celles des deux premiers personnages analysés (Agrippine et Néron)
sont apparemment d'ordre plus politique. Racine l'avait par ailleurs
clairement explicité : après certains reproches de ses détracteurs qui
le jugeait "doucereux et galant", "imperméable aux grands problèmes
politiques", Racine voulait répliquer sur le terrain de Corneille. Il
l'a fait et réussi. Cependant cette tragédie, comme je l'ai dit, relève
également au second plan de la passion amoureuse. Cette dernière est
spécialement visible chez l'Empereur qui "idolâtre" Junie. Plus
généralement, c'est le mécanisme Eros-Thanatos que l'on retrouve ici et
qui dicte certains comportements. On pourrait dire que la passion
amoureuse n'est qu'une déclinaison de l'exercice tyrannique du pouvoir.
Cependant, il est important de distinguer la passion qui anime plus ou
moins violemment les personnages, de l'amour sororal qui, lui, est bâti
et réfléchi. Il semblerait bien que seule la relation Junie /
Britannicus réponde aux critères de cette deuxième forme d'amour. En
proposant un tel couple au public, Racine est certain de provoquer un
sentiment de tendresse et de susciter une émotion. Les échanges entre
ces deux jeunes gens, sains et naturels, sont emplis d'un lyrisme
amoureux qui comble l'auditoire. Cependant, cet amour est vraiment
exceptionnel et Racine s'attache plus aux effets de la passion sur
l'Homme. En nous démontrant la violence des pulsions, il peint des
personnages dont les espaces de liberté et la raison sont amoindris.
C'est le cas dans Britannicus où finalement les dimensions, qu'elles
soient politiques ou amoureuses, importent peu, mais dépendent de la
passion, des pulsions et de leurs ravages sur l'individu. On constate
donc un certain pessimisme de Racine qui limite pour l'homme les espaces
de liberté, tout en soulignant les conditionnements dont il est objet.