Extraits du Journal
Cette page présente des extraits du Journal de Jean-Luc Lagarce où il évoque l'écriture de la pièce.
Mercredi 28 juillet 1993
Théâtre Ouvert – j’ai vu les Attoun‚ un après-midi‚ en Avignon et c’était très très bien‚ très sympathique – à Théâtre Ouvert‚ je ferai un soir en octobre une lecture de je-ne-sais-pas-quoi et j’ai plus ou moins accepté d’écrire un texte – une commande pour un groupe d’acteurs – pour l’été prochain.Ce qui est émouvant – pas d’autre mot dans l’histoire – ce qui est émouvant dans cette proposition-là‚ chez les Attoun‚ c’est cette volonté désespérée de me « ramener à bord »‚ d’essayer de croire que je suis un écrivain.
Le tout relayé plus tard‚ le soir‚ par François qui m’explique que je le suis‚ en effet et que personne n’en doute‚ sauf moi. (Ce qui fait du monde.)
Samedi 16 avril 1994
Ai écrit un court synopsis pour Théâtre Ouvert‚ pour la commande qu’ils voulaient me passer (à la suite du travail Minyana) et que je n’avais toujours pas acceptée.Cela s’appelle J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne.
Si j’arrive à écrire ce que je promets là.
Mardi 3 mai 1994
Ai signé pour Théâtre Ouvert ce contrat d’écriture. (40 000 francs‚ c’est une somme‚ en plus de mon salaire à La Roulotte. Je vivrai très confortablement le moment délicat de l’été. Une des raisons pour avoir signé ? Non. Car résister aux Attoun était au-dessus de mes forces. Mais ai pensé à ces 40 000 francs qui me mettront à l’abri de je ne sais quelle inquiétude.)Ce que je voulais dire c’est qu’il va falloir l’écrire. Hé !
Et le pire de tout cela c’est la volonté qu’ils eurent de faire écrire des synopsis. (Nous sommes les Pieds Nickelés de la « jeune » écriture à avoir signé : Cormann‚ Valletti‚ Forgeau et Philippe en tête. Mais Cormann‚ Valletti‚ Minyana ont écrit une multitude de choses sous commande…)
Écrire un synopsis donc‚ ce qui est la pire des choses‚ c’est raconter l’histoire‚ quelle angoisse ! – et je me suis bêtement donné du mal et ledit synopsis leur a beaucoup plu‚ « ils attendent avec impatience »‚ « ils imaginent déjà »… Bref‚ je déteste tout ça‚ je suis déjà en retard et plutôt que d’écrire la chose en question‚ je suis là à en parler.
Vendredi 20 mai 1994
Ai un peu‚ enfin‚ travaillé sur J’étais dans ma maison… Un peu. Je ne sais pas trop. Si la « méthode » en tout cas me conduit à écrire – m’oblige à avancer‚ sans ordre‚ l’ordre je le mettrai plus tard et « obliger » chaque personnage à dire sa vérité‚ à parler longuement et à « dire » tout ce qu’il éprouve – alors je pourrai réécrire souvent‚ mieux. Je ne sais pas. (Éliminer la souffrance‚ mon pauvre garçon !)Mardi 14 juin 1994
On lit un peu. On travaille un peu ensuite avec Christian Girardot sur les musiques de La Cagnotte‚ cela se passe assez bien. On est fragile‚ on sent cela‚ on ne saurait croire à grand-chose mais‚ j’imagine‚ cela ne se voit pas trop.On donne le soir un bon coup de collier à J’étais dans ma maison… Le Doute et le « à quoi bon ? » dansent autour de vous mais on résiste assez bien.
Déjà bien accablé‚ je pars voter à pied dans le 14e et peu à peu‚ l’angoisse la plus terrible me prend‚ je sens en m’efforçant de rentrer chez moi que toute la peur‚ la terreur du Monde‚ l’échec terrible de mes rapports affectifs avec les autres‚ ma famille‚ les hommes‚ les femmes‚ que tout cet échec me détruit‚ que c’est cela qui me détruit.
J’ai 39° de fièvre en arrivant à la maison‚ j’ai tenté de travailler encore sur J’étais dans ma maison…‚ je me noyais.
(…)
Ai envoyé brutalement ce texte pas relu aux Attoun. Comme on s’en débarrasserait. Ils le liront. Ils ne l’aimeront pas. (Ça ne ressemble à rien‚ j’en ai peur…) Ils voudront que je retravaille‚ cela nous reprendra l’été… On verra.
Après tout‚ encore‚ ce peut être aussi un « délire »‚ une « folie »‚ une chose étrange autour de la peur de la Mort.
Pas d’avis.
Vendredi 17 juin 1994
Ai relu donc J’étais dans ma maison…Eh bien‚ ce n’est pas la catastrophe accablante que j’imaginais. Cela se tient dans son procédé‚ et il y a là peut-être une ou deux pages pas mal du tout. J’étais surpris qu’on s’y retrouve et que les personnages‚ dans une chose aussi peu bâtie‚ que les personnages existent…
Ce n’est pas honteux‚ pas du tout (un peu court‚ mais pas honteux).
Et maintenant Messeigneurs‚ mon chèque‚ que je m’achète un fauteuil !
Extraits de la sélection publiée dans l'édition de la pièce (Coll. Classiques contemporains; Les Solitaires Intempestifs, 2018)