mardi 3 avril 2018

Conférence à la médiathèque de Colmar sur Les Chaises

Mardi 3 avril 18h30
Théâtre et philosophie
avec Francis Fischer, philosophe et Marlène Le Goff, comédienne à la CDE

autour du spectacle
"Les chaises" d'Eugene Lonesco
Extraits du texte 

En 1952, date de création des Chaises, Eugène Ionesco est un jeune auteur de théâtre de 40 ans qui, après avoir écrit des chroniques littéraires, des textes critiques, un roman et des poèmes, se consacre au théâtre. Il a alors à son actif une dizaine de pièces de théâtre dont La Cantatrice chauve qui signe pour lui un tournant dans son œuvre. Cette « anti-pièce », comme il la définit, le place immédiatement du côté de la provocation, d’une liberté résolument affichée à l’égard du théâtre bourgeois qu’il ne cesse de parodier. Cette première pièce donne naissance à ce que l’on nommera plus tard le « théâtre de l’absurde ». Suivront en 1951 La Leçon, « drame comique », puis en 1952 Les Chaises, « farce tragique » considérée comme le chef-d’œuvre de Ionesco.
« Exprimer l’absence. » (1) Dans cette œuvre, un couple, composé d’un Vieux et d’une Vieille, est à l’orée de la mort. Lui, le Vieux, a 95 ans, elle, la Vieille, surnommée par son époux Sémiramis, en a 94. Ils vivent isolés sur une île déserte, dans une maison, dont la mer vient battre les fondations avec violence. Sentant la fin approcher, le couple convoque une dernière fois ses connaissances. Le Vieux doit délivrer aux hommes le message qu’il prépare depuis des années. Charge à l’Orateur, ce spécialiste inégalé de la parole, de prononcer ses derniers mots. Les invités arrivent, provoquant une sorte de tourbillon auquel le couple doit faire face. L’humanité toute entière y est représentée sous des allures fantomatiques : la dame quelconque, le colonel à la galanterie déplacée, un amour de jeunesse du Vieux. Réels aux yeux du couple, ils sont invisibles pour le public. Il n’empêche qu’il faut, pour la Vieille, les recevoir, et dignement. Pour ce faire, elle apporte des chaises qui, à mesure que la pièce avance, encombrent et obstruent l’espace scénique. L’Empereur leur fait l’honneur de sa présence avant l’arrivée finale de l’Orateur, incarnation du « peintre ou du poète du siècle dernier » avec son « feutre noir à large bord… sa moustache et sa barbiche » (2). Rassuré par la présence salvatrice de l’Orateur, le couple décide de se jeter par la fenêtre, abandonnant la scène à son silence. Coup de théâtre, l’Orateur apprend au public, par des gestes, qu’il est sourd et muet, avant d’inscrire sur un tableau noir des mots incompréhensibles.
« L’irréalité du réel. Chaos originaire. » (3)
Avec Les Chaises, Eugène Ionesco perfectionne un principe dramatique qu’il a déjà utilisé dans ses œuvres antérieures, celui d’une réalité presque banale – un couple à l’orée de sa mort– qui devient, par un mouvement d’accélération, surréelle. Ionesco définit le sujet de sa pièce comme « le vide ontologique ou l’absence ». Mais c’est précisément par une prolifération des objets – les chaises – sur la scène, que le dramaturge parvient à rendre visibles, tangibles ce vide ou cette absence. À mesure que le réel envahit le plateau, l’angoisse fantomatique des personnages hante l’imaginaire du spectateur. C’est sans doute cette contradiction grinçante qui fait dire à Adamov (4) : «  la pièce de Ionesco découvre quelque chose que l’on n’a pas envie de reconnaître en soi, c’est-à-dire, en deux mots, la vieillesse fondamentale qui n’a rien à voir avec l’âge et qui, à un certain niveau de conscience, représente un état de l’existence humaine. On se récrie au nom d’une esthétique, alors qu’en vérité on a peur d’une image de la décrépitude qui réduit l’existence à un vagissement sans évolution, depuis le berceau jusqu’à la mort. Or, cette image terrifiante, Ionesco l’a découverte et nous la fait découvrir par des moyens proprement scéniques. »
Les Chaises, « un essai de poussée au-delà des limites actuelles du drame » (5)
Les Chaises dont nous ne connaissons que la seconde version datée de juillet 1951 (6), reposent non seulement sur un langage non verbal, physique – magnifié par le ballet incessant de la Vieille – mais aussi sur une musicalité comique, résolument farcesque, qui résonne en contrepoint. Car chez Ionesco, le tragique est indissociablement lié au rire. Il n’est qu’à rappeler le passage où le Vieux, jugeant la Belle, déclare qu’elle n’a : «  pas changé du tout…oh ! si, si, comme votre nez s’est allongé, comme il a gonflé… je ne m’en étais pas aperçu à première vue, mais je m’en aperçois… terriblement allongé… » (7), ou bien alors l’échange rythmé et saccadé des « non » et des « oui » entre le Vieux et la Vieille. Le caractère grotesque de la situation tragique – ce couple devant faire face à une foule de fantômes avant de mourir – transforme cette « farce tragique » en une véritable tragi-comédie moderne, dont la farce est devenue l’ultime reflet de la condition humaine.
Marine Jubin, décembre 2008