Propos recueillis par Agnès Santi / La Terrasse N°267 
juin -juillet 2018
 
 
Que
 de chemin parcouru depuis 1964, année de création du Théâtre du Soleil 
par Ariane Mnouchkine et les siens ! Utopie active abritée dans une 
maison-théâtre, le Théâtre du Soleil est un phare dans notre paysage 
théâtral. Figure majeure de la création contemporaine, Ariane Mnouchkine
 a depuis ses débuts présenté au Festival d’Avignon plusieurs 
spectacles, dont le plus récent fut Les Éphémères en 2007. Étonnamment, le Théâtre du Soleil est depuis lors absent du Festival, dont il représente pourtant l’esprit fondateur. 
 
En quoi votre rapport au théâtre a-t-il changé ? 
 
Ariane
 Mnouchkine : En 54 ans, chacun au sein du groupe a évidemment évolué. 
Nous avons vieilli, nos cheveux ont blanchi… Nous avons changé, mais 
nous sommes aussi les mêmes. J’espère que nous avons mûri, gagné en 
complexité, en compréhension, en lucidité et en vérité. J’espère que 
nous n’avons rien perdu, en enfance, en idéalisme, en tout ce qui agace.
 Que nous avons gardé le désir d’idéal qui était celui que nous avions. 
Je dis bien idéal, et pas idéologie. Parmi les nouveaux venus, certains 
sont nés bien après les débuts du Théâtre du Soleil. Et pourtant, ils 
participent activement à la naissance de chaque jour du Théâtre du 
Soleil, et en cela, étrangement, ils paraissent aussi enracinés que 
moi-même. Dans une troupe comme la nôtre, on naît chaque jour, et à 
chaque représentation. Notre longévité exceptionnelle a aussi nourri un 
rapport au public particulier, parfois même une sorte de compagnonnage 
délicieux avec certains acteurs ou actrices. Une dame m’a dit : « Nous 
vieillissons ensemble ! » La moitié environ de nos spectateurs voit tout
 ou presque, mais beaucoup ne sont encore jamais venus, et environ 20% 
sont des collégiens ou lycéens. Certains emmènent leurs enfants et 
confient avoir connu le Théâtre du Soleil avec leurs parents. 
 
Comment traduisez-vous cet idéalisme qui vous tient à cœur ? 
 
A.M.
 : Il faut savoir quelle conception de l’humanité nous soutenons. Je ne 
pense pas que l’humanité soit mauvaise, mais qu’il existe du mauvais 
dans l’humanité. Si le théâtre ne fait que montrer la face sombre de 
l’humanité, alors il n’est pas révélation. Nous sommes tous conscients 
de l’horreur du monde, ce que parfois nous oublions ce sont justement 
les possibilités d’amélioration, à travers ce qu’accomplissent les êtres
 humains qui tentent et parfois réussissent à transformer les choses, à 
travers toutes sortes d’actions qui luttent contre les maux qui nous 
oppressent, qui peuvent être extérieurs, mais aussi intérieurs ou 
intériorisés. Si on ne parle que du mal, on finit par lui ériger des 
statues. Ce n’est pas être naïf ou niais de dire cela. Au contraire, 
percevoir l’efficacité de ces infimes combats, de ces minuscules 
constances, nécessite une grande lucidité. Je crois à l’efficacité des 
petites gens que nous sommes, à notre capacité de rassemblement et 
d’action à notre échelle, minime mais pas insignifiante. 
 
Aller au théâtre, est-ce aussi une manière de résister au pessimisme ? 
 
A.M.
 : Aller au théâtre, au cinéma, lire un livre, emmener ses enfants voir 
une exposition ou écouter un concert : c’est une affirmation, une 
résistance, d’autant plus dans une société menacée par le terrorisme. Je
 cite toujours Raymond Aubrac qui, lorsque Hélène Cixous lui demandait :
 « C’est quoi pour toi, la Résistance ? », répondait : « La Résistance, 
c’est l’optimisme. » Ces hommes et femmes de l’ombre qui s’engagent dès 
1942, au plus profond de l’horreur, à un moment où de l’avis de tous mis
 à part quelques fous l’Allemagne nazie ne peut être que victorieuse, 
pourraient être qualifiés d’idéalistes forcenés. Ils ont cru à 
l’incroyable et ce sont eux qui ont eu raison. C’est pourquoi il est 
important aujourd’hui de cultiver notre fraternité contre les bâtisseurs
 de murs vénéneux, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche. 
 
Pourquoi convoquez-vous régulièrement dans votre travail les traditions théâtrales asiatiques ? 
 
A.M.
 : Ces formes font partie de ma boîte à outils, de mon patrimoine. Alors
 que la dramaturgie est européenne – grecque, russe, anglaise… -, les 
arts traditionnels asiatiques constituent un conservatoire de l’art de 
l’acteur inouï. Ce théâtre ancestral interprète quasi toujours les mêmes
 épopées et légendes, mais dans une impressionnante diversité de jeu, où
 souvent se déploient les marionnettes ou les masques. C’est pour nous 
un véritable trésor, une corne d’abondance. D’autres plus grands que moi
 comme Brecht ou Meyerhold ont d’ailleurs entrepris de fructueuses 
recherches dans ces territoires lointains. D’autant que comme le dit 
Victor Hugo : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». 
Ethniciser ces formes en supposant que seuls les Asiatiques pourraient y
 avoir accès me semble une erreur, tant ce postulat prive les acteurs de
 maîtres extraordinaires, d’expériences et découvertes uniques. Dans Une Chambre en Inde
 par exemple, nous pratiquons le Terukkuttu, un théâtre Tamoul très 
ancien. Ces traditions ancestrales et populaires nous aident à véhiculer
 une certaine complexité, et bien sûr une forme de beauté, une 
esthétique singulière. C’est justement parce qu’il est très local que 
cet art touche à l’universel. 
 
« Nous avons besoin au théâtre d’une transformation, d’un plus, de quelque chose qui soit plus vivant que la vie. » 
 
A qui vous adressez-vous lorsque vous créez ? 
 
A.M.
 : Nous nous adressons à nous-mêmes : nous faisons le spectacle que nous
 voulons voir, parce qu’il élucide et incarne quelque chose qui nous 
prend, et qui nous surprend. Cela nécessite souvent un long temps de 
maturation et d’apprentissage pour savoir comment matérialiser sur scène
 les enjeux. Nous faisons le pari que les spectateurs nous ressemblent, 
dans une confiance assumée. Nous commençons à travailler sur un 
spectacle en étant ignorants, pour finalement devenir après environ neuf
 mois momentanément experts. Le public réalise en un peu plus de trois 
heures le chemin que nous avons parcouru en presque un an. 
 
Et le théâtre est un art qui se fabrique… 
 
A.M.
 : Un art spirituel, concret, matériel, charnel, artisanal… Le travail 
théâtral ne dévalorise ni le travail manuel, ni le travail corporel, ni 
le travail intellectuel. La main au théâtre est essentielle. Je pense 
d’ailleurs qu’il est nécessaire de réhabiliter le travail manuel en 
France, et qu’il serait bien d’inscrire le travail manuel – plomberie, 
pâtisserie, électricité, menuiserie ou autre – comme matière obligatoire
 dans les programmes des lycées pour toutes les sections du 
baccalauréat. Quelque chose de la “belle ouvrage“ devrait être enseigné,
 cela ragaillardirait l’enseignement technique. 
 
Quel est votre regard sur les jeunes équipes ? 
 
A.M.
 : Dans les jeunes équipes, je sens un besoin très fort d’amitié, de 
travail collectif. Je ne suis pas sûre que les tutelles soient 
suffisamment attentives à ces projets rêveurs, originaux et un peu fous.
 Alors qu’aujourd’hui nous sommes éduqués et donc conduits à la 
méfiance, au soupçon, bref, au sourd refus préalable à toute écoute 
sincère. Alors que les artistes en général et les actrices et acteurs en
 particulier, ont besoin de pratiquer l’observation, pénétrante certes, 
mais aussi la confiance, et même, pour les comédiens, la crédulité. 
Sinon, les cœurs et les esprits se claquemurent dans le préjugé, la 
peur, donc l’arrogance, et plus rien n’est possible de ce qui est 
essentiel à une relation humaine. 
 
Comment développer l’imagination ? Le goût de la beauté ? 
 
A.M.
 : C’est un muscle l’imagination ! Venir au spectacle est un moment 
d’éducation, d’initiation à la beauté, à l’émotion, à la notion de 
métaphore. Dostoïevski souligne dans L’Idiot que « la beauté sauvera le 
monde ». Je pense que l’éducation à la beauté, la persistance du désir 
de beauté, la conviction que la beauté existe sauvent le monde. Les 
discours de mise en question systématique de la beauté conduisent 
d’ailleurs à une relativisation destructrice. Certaines œuvres expriment
 clairement une impuissance artistique et sémantique. Fondamentalement, 
la beauté se différencie, se reconnaît, même s’il y a toutes sortes de 
conceptions de la beauté. Et l’art, c’est du boulot ! 
 
Comment le théâtre peut-il garder ses distances face au monde ? 
 
A.M.
 : Il me semble qu’aujourd’hui le monde est plus indéchiffrable 
qu’auparavant, mais peut-être était-il tout aussi incompréhensible à 
d’autres époques, comme avant-guerre par exemple. Au théâtre, la 
distance est nécessaire sinon on ne voit rien. Il s’agit d’être 
perméable et en même temps de voir de haut, de s’éloigner. Sans recul, 
nous sommes inondés de convictions, d’opinions, d’émotions, 
d’indignations qui ne sont pas de la connaissance. En ce moment, ce qui 
est difficile, c’est que nous avons l’impression de ne voir qu’un ou 
deux rouages sous notre nez sans comprendre ce qui est lointain, sans 
appréhender l’ensemble des mécanismes. Comme tous les arts, le théâtre 
est un art de la métaphore, une transformation du réel. En représentant 
le monde, il approfondit, il éclaire, il ouvre, il déploie, il déplie… 
Nous recherchons au théâtre une forme de vérité, pas le réalisme qui est
 un non-théâtre. Si on ne voit au théâtre que ce qui est, pourquoi se 
déplacer ? Nous avons besoin au théâtre d’une transformation, d’un plus,
 de quelque chose qui soit plus vivant que la vie. 
 
 
 
Propos recueillis par Agnès Santi 
