(...)S’accepter comme colonisateur, ce serait essentiellement, avons-
nous dit, s’accepter comme privilégié non légitime, c’est-à-dire comme
usurpateur. L’usurpateur, certes, revendique sa place, et, au besoin,
la défendra par tous les moyens. Mais, il l’admet, il revendique une
place usurpée. C’est dire qu’au moment même où il triomphe,
il admet que triomphe de lui une image qu’il condamne. Sa victoire
de fait ne le comblera donc jamais : il lui reste à l’inscrire dans les
lois et dans la morale. Il lui faudrait pour cela en convaincre les autres,
sinon lui-même. Il a besoin, en somme, pour en jouir complètement,
de se laver de sa victoire, et des conditions dans lesquelles elle fut
obtenue. D’où son acharnement, étonnant chez un vainqueur, sur
d’apparentes futilités : il s’efforce de falsifier l’histoire, il fait récrire
les textes, il éteindrait des mémoires. N’importe quoi, pour arriver
à transformer son usurpation en légitimité.
Comment ? Comment l’usurpation peut-elle essayer de passer
pour légitimité ? Deux démarches semblent possibles : démontrer
les mérites de l’usurpateur, si éminents qu’ils appellent une telle
récompense ; ou insister sur les démérites de l’usurpé, si profonds
qu’ils ne peuvent que susciter une telle disgrâce. Et ces deux efforts
sont en fait inséparables. Son inquiétude, sa soif de justification
exigent de l’usurpateur, à la fois, qu’il se porte lui-même aux nues,
et qu’il enfonce l’usurpé plus bas que terre.
En outre, cette complémentarité n’épuise pas la relation complexe
de ces deux mouvements. Il faut ajouter que plus l’usurpé est écrasé,
plus l’usurpateur triomphe dans l’usurpation ; et, par suite, se confirme
dans sa culpabilité et sa propre condamnation : donc plus le jeu du
mécanisme s’accentue, sans cesse entraîné, aggravé par son propre
rythme. A la limite, l’usurpateur tendrait à faire disparaître l’usurpé,
dont la seule existence le pose en usurpateur, dont l’oppression
de plus en plus lourde le rend lui-même de plus en plus oppresseur.
Néron, figure exemplaire de l’usurpateur, est ainsi amené à persécuter
rageusement Britannicus, à le poursuivre. Mais plus il lui fera de mal,
plus il coïncidera avec ce rôle atroce qu’il s’est choisi. Et plus il
s’enfoncera dans l’injustice, plus il haïra Britannicus et cherchera
à atteindre davantage sa victime, qui le transforme en bourreau.
Non content de lui avoir volé son trône, il essayera de lui ravir
le seul bien qui lui reste, l’amour de Junie. Ce n’est ni jalousie
pure ni perversité, mais cette fatalité intérieure de l’usurpation,
qui l’entraîne irrésistiblement vers cette suprême tentation : la
suppression morale et physique de l’usurpé. (...°
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