Qui est Paul ?
Paul est d’abord un des propriétaires de piscine, peut-être le plus fortuné, un de ceux qui a su profiter au mieux des bénéfices de la société néo-libérale, et si généreux en plus avec ses amis.Et puis quelque chose est arrivé (nous le découvrons au fur et à mesure dans un temps perturbé : cela a eulieu ou aura lieu). Il a chu, il est tombé, ruiné sans doute. En tout cas, isolé, rejeté, Paul gène et provoque avec ses sentences et ses prophéties intempestives. Il divise et c’est cette division qui fait la pièce, dans les corps, dans les cœurs, au plus près des affects.Ainsi on découvrira tout d’abord son corps en souffrance. Paul boite, il souffre des chevilles : un véritable concentré de symboles. Bégaudeau s’en amuse.Paul boite sans doute parce qu’il a chuté, tel un diable boiteux, il tient de l’ange déchu. Ou alors divisé en lui-même, il a encore un pied dedans la société libérale et un autre déjà dehors et sans cesse, il faut aux autres le repousser, le mettre à nouveau à terre pour se préserver de leur propre chute. C’est que tous sentent bien leurs contradictions. Bégaudeau le dit de lui-même :« Je remets à jour ce qu’est l’homme moyen aujourd’hui, le citoyen incarnant l’époque...pour voir où j’en suis avec mes contradictions, pour faire des constats : je déteste Facebook, mais je l’utilise, je sais qu’unsmartphone est redoutable, mais j’en ai un dans ma poche...je suis pris dans le flux. »1
Avec sa claudication, Paul tient aussi d’Oedipe dont le nom signifie « cheville enflée ». Sans compter son rapport à l’eau qu’il boit comme s’il s’agissait d’une source fraîche, dont il use comme élément de purification, de révélation et même de transformation.(On est plutôt loin du Swimmer de Perry où Ned, joué par Burt Lancaster, utilise les piscines comme chemin d’eau pour revenir chez lui : une odyssée du swimming home.) Mais surtout, et c’est le plus marquant, il y a le verbe de Paul, ce qu’il dit et la manière dont il intervient. Il annonce sous une forme grandiloquente et décalée, moins La bonne nouvelle (celle de la conversion des libéraux comme le fait un certain Patrick dans une pièce précédente), que la nécessaire mutation de l’humanité, une transformation de l’homme. Pas moins.« Les hommes ont fait leur temps. J’étais le dernier. Je croyais être le premier et j’étais le dernier. »Et c’est bien dans ce sens qu’il faut entendre la plupart des citations de Nietzsche proférées par Paul : je suis une fatalité, la grande santé n’est pas la bonne santé, je suis venu restaurer la cruauté etc.Encore faut-il ici se méfier. Car c’est la force du théâtre d’expérimenter sur scène, de pouvoir jouer du sens.Cet appel à la mutation (à la transmutation des valeurs dirait Nietzsche) peut s’entendre à la fois comme salutaire et d’une réelle profondeur, la « vérité » d’un penseur de l’avenir et en même temps comme un délire philosophique, la phraséologie d’un désespéré.
Explorons les deux possibilités.Prenons Paul au sérieux. Admettons-le nietzschéen.
Tout nous conduit alors à penser que ce que la société libérale fait à nos corps et à nos consciences correspond à ce que Nietzsche nomme « le dernier homme » dans le Prologue de Ainsi parlait Zarathoustra.
Tout nous conduit alors à penser que ce que la société libérale fait à nos corps et à nos consciences correspond à ce que Nietzsche nomme « le dernier homme » dans le Prologue de Ainsi parlait Zarathoustra.
Pour Nietzsche le nihilisme européen qui culmine dans l’événement de la mort de Dieu, c’est-à-dire la dévaluation de toutes les valeurs jugées jusqu’alors comme sacrées, étend son ombre sur un temps très long encore à venir, un temps où la place vide de Dieu est occupée par les idoles humaines : le progrès indéfini,la science et la technologie et surtout l’argent et le profit tout ce qui est sensé nous conduire au bonheur et àla sécurité : un temps crépusculaire de vie rabougrie et décadente désertée par le désir où a cours la bonne santé et le besoin éperdu de narcotiques.« Du bonheur nous avons fait la découverte, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’oeil ».
D ’être un exemplaire de ce dernier homme, Bégaudeau ne s’en exempte pas. A preuve cet extrait qui se trouve vers le fin de Histoire de ta bêtise :« Le réel s’éprouve à la violence qu’il me fait...Mon mode libéral m’a rendu craintif de la violence du réel.Si le surhomme se reconnaît à la quantité de réel qu’il peut encaisser, alors je suis autant que toi un spécimen du dernier homme décrit par Nietzsche.Je suis en bout de chaîne, en fin de race, un rien m’effraie... Je ne suis pas courageux, mais je peux au moins exercer ce moindre courage de penser ce qui vient. »Paul, le personnage bégaudien est en charge de cette pensée. C’est pourquoi il prône la vitalité de la nature et une sorte de réveil de la brutalité primitive sous forme de restauration de la cruauté. Son apparition intempestive et ses propos sur la violence primitive qui nous fait défaut donnent lieu à des échanges cocasses dès les premières scènes.Mais le ton vertical et autoritaire en fait, au fil de la pièce, un prophète illuminé à la recherche de la vérité perdue, plutôt qu’un annonciateur du Surhomme. Et les situations théâtrales confrontent le penseur de génie à son existence de mâle prédateur souvent misérable. L’appel à la cruauté se résume au méprisable écrasement de son chien Glorieux et le dernier homme aimerait rester le dernier amant de sa maîtresse, d’oùle combat dérisoire avec le jeune et nouvel amant Léo qui ne peut et ne doit être le « nouvel homme ».
Alors tout ce qui fut petit et mesquin le rattrape. La grande clairvoyance de Paul/Œdipe, se heurte à son aveuglement sur lui-même.Et c’est bien en tragédie que la pièce se clôt. A preuve l’introduction dans la dernière partie d’un personnage étonnant « Homme-femme à chemise Hawaï », une sorte de Tirésias moderne, celui qui a connu la jouissance de l’homme et de la femme et qui guide Paul vers son effacement, sa finitude (tel une sorte d’Œdipe à Colone qui trouve un denier abri dans son fond de jardin). Il est difficile ici d’en parler parce que cela se joue vraiment dans la mise en scène, comme l’essentiel de ce qui vient d’être dit
Mais ce qu’on peut dire, c’est que dans toute cette fin François Bégaudeau s’amuse et que l’accès de Paul àla vérité de sa finitude s’accomplit dans ce qu’il faut bien nommer une joie tragique.Une joie qui est aussi une jouissance de l’écrivain, il le dit : « Créer un texte sans savoir si c’est une parole de vérité très autoritaire et respectable ou la parole d’un taré proche du stade terminal le rend très intéressant. On est dans un vieux motif de l’hubris, de l’orgueil d’Oedipe de voir sa vérité en face. Plus il y va, plus il découvre à quel point il est le coupable ou l’homme faible. »