mercredi 13 mai 2020

Première: Documents sur les Trois Soeurs

Pour vous aider à mieux entrer dans la captation de la mise en scène de Braunschweig, voici quelques documents qui peuvent vous aider dans la rédaction de vos "traces " de spectacle:

Tout d'abord la distribution pour que vous puissiez identifier les acteurs:


Sharif Andoura : Andreï Sergueïevitch Prozorov , frère des trois soeurs (Olga, Irina et Macha)
Jean-Pierre Bagot : Féraponte, gardien du conseil de zemstvo
Bénédicte Cerutti : Olga, sœur de Andreï
Cécile Coustillac : Irina, sœur de Andreï
Gilles David : Ivan Romanovitch Tcheboutykine, médecin militaire
Maud Le Grévellec : Natalia Ivanovna, fiancé de Andreï, puis son épouse
Pauline Lorillard : Macha, sœur de Andreï 
Laurent Manzoni : Alexandre Ignatievitch Verchinine, lieutenant-colonel, commandant de batterie
Antoine Mathieu : Nikolaï Lvovitch Touzenbach, baron, lieutenant
Thierry Paret : Fiodor Ilitch Koulyguine, professeur au lycée, mari de Macha
Hélène Schwaller : Anfissa, la nourrice
Grégoire Tachnakian : Alexeï Petrovitch Fedotik, sous-lieutenant / Un musicien ambulant
Manuel Vallade : Vassili Vassilievitch Saliony, major
Et la participation de
Olivier Aguilar : L'ordonnance
Bénédicte Loux : La bonne
Vincent Rousselle : Protopopov

La note d'intention du metteur en scène dans laquelle il explique son projet et sa lecture de la pièce:



« La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles d’autorité et de conformité aux interdits qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l’initiative individuelle en l’enjoignant à devenir lui-même. Conséquence de cette nouvelle normativité, la responsabilité entière de nos vies se loge non seulement en chacun de nous, mais également dans l’entre-nous collectif. La dépression en est l’exact envers. Cette manière d’être se présente comme une maladie de la responsabilité dans laquelle domine le sentiment d’insuffisance. Le déprimé n’est pas à la hauteur, il est fatigué d’avoir à devenir lui-même. » (Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi, Editions Odile Jacob,1998)

 De toutes les grandes pièces de Tchekhov, Les Trois Soeurs est certainement la plus romanesque, chroniquant sur plusieurs années la vie d’une petite ville de garnison à la fin du dix-neuvième siècle, et l’existence quasi sans horizon de trois jeunes femmes, arrivées là dans les bagages de leur père commandant de brigade, et qui rêvent de retourner là où elles ont passé leur enfance, à Moscou. Difficile de se départir à la lecture des Trois sœurs de cette sensation que la pièce livre le portrait parfaitement daté d’une société depuis longtemps disparue, comme engloutie par le raz-de-marée de la modernité et rendue obsolète par l’accélération fulgurante de l’Histoire au vingtième siècle. Et c’est sans doute cette sensation qui m’a tenu plus longtemps à distance des Trois sœurs que de La Mouette ou de La Cerisaie, dont la dimension métaphorique m’ouvrait immédiatement un accès plus évidemment contemporain. Dans La Cerisaie, Tchekhov raconte l’arrachement à un monde finissant et le saut dans l’inconnu d’un monde commençant, et ironise autant — il me semble — sur l’incapacité des uns à s’extraire du monde ancien que sur la capacité des autres à mener à bien leurs projets de monde nouveau. J'ai mis en scène La Cerisaie en 1992, peu après la chute du Mur de Berlin, alors que la perestroïka changeait radicalement la donne à l'Est. Nous y racontions l'arrachement nécessaire qui permet d'aller de l'avant et de se "désengluer" ; mais aussi la fragilité de Trofimov et de Lopakhine, ceux qui voient que le monde avance et qu'il faut bien avancer avec lui, mais qui ne parviennent pas tout à fait à mettre en phase la réalité de leur vie et de leurs sentiments avec la radicalité de leur pensée. Il s'agissait néanmoins d'acquiescer à l'avenir, et la vente de la Cerisaie libérait, à la fin du spectacle, une sensation de légèreté, de joie de vivre malgré tout, l'impression d'un tourbillon qui aurait déjà emporté dans son ironie le temps de toute nostalgie.
En relisant aujourd’hui Les Trois Sœurs, je redécouvre à quel point l’élan vers l’avenir que portent des personnages comme Touzenbach et Verchinine paraît d’emblée plus définitivement enlisé, comme le rêve de retourner à Moscou est marqué du sceau de l’illusion qui maintient en vie, comme tout l’univers des sœurs suinte l’impuissance et la frustration, la sensation désespérante — et pour elles tragique — qu’elles appartiennent à un monde qui meurt et qu’elles ne pourront rien y changer : elles n’auront pas la force par exemple d’empêcher leur belle-sœur d’instaurer le nouvel ordre petit-bourgeois dans la maison des vieux idéaux humanistes, car elles ne savent pas quant à elles à quels nouveaux idéaux se vouer.
Mais je suis aussi frappé par la jeunesse des sœurs, entre vingt et vingt-huit ans lorsque la pièce commence : lorsque j’avais moi-même leur âge, je les jugeais sans doute déjà vieilles avant l’heure, et cela ne me frappait pas comme maintenant. Aujourd’hui que j’ai plutôt l’âge de Verchinine, je peux me dire avec lui qu’elles ont vraiment toute la vie devant elles, comme d’ailleurs la plupart des personnages qui les entourent, et que Tchekhov a en fait écrit une pièce sur la jeunesse : une jeunesse qui se perçoit sans avenir et échouée dans un monde trop vieux.
 Et cela fait naître une angoisse bien particulière : voir ces jeunes gens déjà déprimés, voir leur énergie vitale peu à peu consumée et engloutie, leurs projets d’avenir se rétrécir comme peau de chagrin, voir la frustration et le renoncement gagner ces jeunes gens sans qu’ils aient pu seulement essayer de vivre et d’être heureux, c’est aussi scandaleux et inacceptable en un sens que la mort venue trop tôt.
On est sans doute bouleversé en assistant à la vie de plus en plus mortifère des trois sœurs, et aussi de plus en plus angoissé, mais finalement c’est une sorte de colère qui devrait prendre le pas sur l’angoisse et la compassion. Nous vivons dans un monde en plein bouleversement, où les modifications du statut de l’individu dans la société font surgir de nouvelles configurations psychologiques (un autre rapport à soi, aux autres, à
l’amour, au travail, aux loisirs, à l’âge, etc, et plus généralement au temps), un monde qui exige sans doute que nous réinventions des grilles d’analyse puisque celles dont nous disposions jusque là n’en épuisent visiblement pas l’obscurité, mais un monde aussi qui change peut-être plus vite que le temps qu’il faudrait pour penser ces changements, un monde où sourd de toutes parts une violence qui dit à la fois l’impuissance à agir sur lui et l’angoisse d’être agi par lui.
Les Trois Sœurs ne parlent pas de ce monde-ci, puisque le monde que les trois Parques de Tchekhov voyaient obscurément venir était plutôt celui que nous voyons aujourd’hui s’éloigner, mais leur angoisse et leur sentiment d’impuissance nous parlent beaucoup, et leur dépression d’avant l’ère des anti-dépresseurs devrait servir à ce que nous ne nous installions pas dans la nôtre.
Stéphane Braunschweig, 2006