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Dans «le plus beau domaine du monde», célèbre pour sa cerisaie, l’émotion et l’excitation sont à leur comble en cette douce nuit de mai. Lioubov, la propriétaire, revient à la maison !Lioubov avait quitté le domaine après la noyade de son petit garçon Gricha. Douniacha, la servante, Lopakhine, le marchand, Gaev, son frère, Varia, sa fille adoptive, Charlotta, la gouvernante, Firs, le vieux laquais, Pichtchik, un propriétaire terrien voisin, tous attendent impatiemment son arrivée. Même Pétia Trofimov, le précepteur de Gricha, est là pour la saluer. Lioubov arrive accompagnée de sa fille, Ania, et de son valet, Yacha. Tous se livrent aux joies des retrouvailles et au jeu des souvenirs.
Le lendemain, en se promenant sur le domaine avec son frère, la blancheur éclatante des fleurs des cerisiers et une légère brise qui les fait onduler, persuadent Lioubov que les anges y habitent, que l’ombre de Gricha s’y promène et que sa mère est revenue d’entre les morts.
Mais les temps ont changé. Lopakhine, dont la famille pauvre était au service de celle de Lioubov, s’est considérablement enrichi. Il lui apprend que durant son absence, les dettes se sont accumulées, que la cerisaie ne rapporte plus, que le domaine doit être vendu ou qu’il faut le raser pour y lotir des villas à louer…
La Cerisaie cependant ne se résume pas à la nostalgie d’un monde englouti; elle dépeint un tableau de vie qui repose sur l’éternelle opposition entre ceux qui, mélancoliques et indolents, restent attachés à un passé qu’ils embellissent en occultant les réalités du présent ; ceux pour qui il faut vivre selon ses aspirations profondes ; ceux qui éprouvent un vertige à regarder vers l’avant ; ceux qui aspirent à sauter dans une vie nouvelle par le travail, l’esprit d’entreprise, le goût du lucre ou le recours à la froide raison.
110 ans après sa création, l’oeuvre est toujours aussi troublante et forte. Est-ce parce qu’elle dessine cette « parabole éternelle sur le destin de l’être humain » pris dans l’entre-deux de l’ancien et du nouveau, de la beauté et du progrès, du rêve et de la réalité, d’un passé qui a tout dit face à un avenir empli d’inconnu et donc de promesses ?
Entre la première pièce de Tchekhov, Platonov (ou presque), qu’il met en scène au Théâtre Océan Nord et la dernière à laquelle il s’attelle à présent, Thibaut Wenger fait un lien.
La Cerisaie, dit-il, est tout à la fois la fin d’un cycle qui se trouvait déjà dans Platonov, et le début d’un autre, une ouverture. Tchekhov disait : « Après, j’écrirai autrement » et projetait,d’écrire une pièce sur le silence et le Pôle Nord. Je trouve dans la polyphonie en creux de cette déjà pièce-paysage qu’est La Cerisaie, une douceur, une fragilité. Un mobile singulier, habité par un réseau de signes et de spectres convoqués dans un temps rêvé, celui de l’enfance. Un nouveau continent de nuits blanches et de secrets.
Je rêvais depuis longtemps de mettre en scène cette fête manquée, à contretemps, où l’on badine alors que dehors le monde explose. On y convoque une dernière fois la communauté d’inadaptés improductifs et ruinés du vieux monde tchékhovien, de négligents obsolètes oubliés par l’Histoire. Ils ont un drôle de problème diffus et, insoluble dont ils attendent l’improbable résolution, tout au long d’une révolution immobile des saisons. Ces grands enfants distraits, perdants fauchés, c’est aussi un peu nous ; cette maison, dont les exilés porteront la mélancolie, notre théâtre aujourd’hui.
Nous nous retrouverons au lycée sans doute le 8 juin après-midi pour en parler.