Woyzeck
Truffée de nombreuses scènes muettes inventées, composée comme un scénario de film par Thomas Ostermeier et l'auteur Marius von Mayenburg, cette mise en scène physique enrôle l'onirisme désenchanté de Woyzeck, pièce fragmentaire de Georg Büchner (1813-1837), dans une critique sociale du temps présent.
Âgé
de trente-cinq ans, Thomas Ostermeier est un metteur en scène de
l'engagement. Physique et politique. Chacune de ses mises en scène
engage le corps de ses comédiens de manière totale. Chaque spectacle,
issu du répertoire ou de l'avant-garde, inspiré par le tumulte de
l'histoire individuelle ou collective, convoque l'ensemble du corps
social. Son théâtre direct, frontal et ciselé est celui de la
quotidienneté : comédie des apparences des couples de la nouvelle classe
dominante (Maison de poupée), lutte acharnée des parias des “cités” (Woyzeck), ultramoderne solitude des femmes orphelines de la guerre économique (Concert à la carte), jeunesse perdue et frondeuse en quête d'absolu (Disco Pigs)...
Héritier inspiré de la tradition du
Berliner Ensemble de Bertolt Brecht et de la pédagogie de Constantin
Stanislavski et de Vsevolod Meyerhold, Thomas Ostermeier a fait ses
premières armes en tant que comédien, puis en étudiant la mise en scène à
l'Ecole supérieure d'art dramatique Ernst Busch de Berlin. C'est dans
le chantier de cette “capitale de la douleur” européenne en pleine
réunification qu'il installe en 1996 la “Baracke”, ensemble de
préfabriqués abrités par le Deutsches Theater, qui devient le
laboratoire de toute une nouvelle génération d'auteurs, d'acteurs et de
metteurs en scène. Performances exigeantes et provocantes, dramaturgies
et écritures résolument contemporaines : c'est dans la confrontation
avec ses “pères” artistiques qu'il obtint la reconnaissance de ses pairs
et de la critique. En 1999, alors que s'achève l'aventure de la Baracke
qui enflamme un nouveau public, le Festival d'Avignon l'invite à
présenter Sous la ceinture de Richard Dresser, Shopping and fucking de Marc Ravenhill et Homme pour homme
de Bertolt Brecht à la Baraque Chabran, témoignages remarqués d'un
collectif artistique caractéristique du théâtre germanique. Depuis 1999,
Thomas Ostermeier codirige la Schaubühne, l'un des principaux théâtres
de Berlin, qu'il cherche à ouvrir au public des non-initiés.
En 2001, il présente la Révolution à Avignon, avec la Mort de Danton
(1835) de Georg Büchner, pièce d'un éternel « jeune auteur », dit-il,
auquel celui qui n'a cessé de monter les textes de la nouvelle
génération rêve de s'affronter. Brecht, Ibsen, Büchner, mais aussi
Maeterlinck : les auteurs du répertoire dont il transpose les pièces au
cœur de notre actualité correspondent aussi bien à l'univers de Thomas
Ostermeier que les contemporains qu'il a mis en scène, tels Sarah Kane,
Biljana Srbljanovic, Jon Fosse ou encore Marius von Mayenburg, auteur
associé de la Schaubühne. La scène allemande et européenne trouve en
Thomas Ostermeier une voix possible pour renouveler un théâtre ancré
dans la réalité. Celle d'une “vieille Europe” pacifiée mais déboussolée
et divisée, qui cherche son chemin loin des promesses éventées du rêve
américain. Celle des personnages de théâtre – auxquels Thomas Ostermeier
souhaite redonner vie et couleur, afin d'accrocher le spectateur. Il
fait le pari de l'art et de l'union, « car le théâtre que nous aimons,
dit-il, consiste à réunir, alors que le monde d'aujourd'hui conduit à
séparer ».
Voici le soldat Woyzeck, ce personnage
torturé de la pièce fragmentaire de Georg Büchner (1813-1837), transposé
dans un no man's land de la périphérie des grandes villes européennes.
Autres temps, autres mœurs. Si les casernes se sont éloignées de notre
quotidienneté, des “cités” se sont érigées, où se perpétuent une
hiérarchie et une violence qui n'ont parfois rien à leur envier. Une
énergie et une vitalité aussi, héritées de la grande tradition du
cabaret allemand, que ce spectacle exalte jusqu'au paroxysme, quelque
part entre folie et féerie. Car « le monde est fou ! Le monde est beau !
», s'égosille Woyzeck. Domestiqué par son supérieur, trompé par sa dame
de cœur, tourmenté par un médecin lui-même malade de la science
expérimentale et de la raison instrumentale, ce pauvre hère que la vie
désespère vacille, tourbillonne et déraisonne. Une humanité rageuse
rongée par le fric barbote près d'une baraque à frites : bastons brut de
béton, mais aussi chaleur et clameurs, chansons et scansions des
rappeurs... le cerveau de Woyzeck n'est plus que le siège du chaos
humain et urbain. Un meurtre va se commettre, un meurtre comme « nous
n'en avons pas eu un pareil depuis longtemps ».