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Pour Tartuffe, que nous venons tout juste de commencer à répéter, déjà j'ai l'impression de vivre dans un monde où il y a de la tartufferie à peu près partout. Mais plus précisément nous sommes partis de l'idée que la pièce est l'histoire d'un homme qui va mal, qui n'est pas aimé par sa femme, qui ne s'entend pas avec ses enfants, qui a une terrible mère sur le dos... Cette mélancolie d'Orgon faisait un lien avec Le Misanthrope que nous avons monté, et plus généralement avec une question qui court dans notre travail : comment répondre à la mélancolie ? L'utopie est-elle une réponse à la mélancolie ? En confiant le rôle d'Orgon au comédien qui avait joué Alceste (Claude Duparfait), nous avons placé sa mélancolie dans la suite de celle d'Alceste. Et l'utopie censée remédier à cet état, ici, c'est Tartuffe : l'utopie de la pureté. Tout est pourri, affreux, dégoûtant, mais heureusement il y a Tartuffe, grâce à qui enfin on est pur, on va bien, on est délivré de ses affects encombrants liés à sa famille (" et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme... "). C'est l'hypothèse dramaturgique de départ, après, en répétition, on voit jusqu'où on peut tirer ce fil.
Lorsque nous avons lu la première fois avec les acteurs la dernière partie de la pièce, à partir du moment où Orgon découvre sous la table combien Tartuffe l'a trompé (acte IV, sc. 4-6), Claude Duparfait a dit : " Quel chemin de croix, c'est terrible ! " Et en effet, Orgon subit une suite d'humiliations épouvantables. Le lendemain, nous avons relu la scène de la table, et quelqu'un a rappelé en riant que Vitez disait que si Orgon tardait tant à sortir de dessous la table, c'est qu'il s'y masturbait... Nous avons continué à discuter de la scène un peu en tous sens et Stéphane a fait une erreur : il a parlé du moment où Elvire fait sortir Orgon de sa cachette ; quelqu'un a alors rectifié en disant qu'Orgon sort tout seul, quand Tartuffe est dans le couloir. Mais cette erreur était très significative : elle m'a immédiatement suggéré une image, j'ai vu le geste d'Elvire dévoilant Orgon. Et un peu plus tard dans la répétition - alors que nous relisions encore la scène - Stéphane s'est mis à rire et nous a fait part d'une image qui l'avait traversé : celle d'Orgon surgissant nu de dessous la table. Le soir, en rentrant chez moi, j'ai pensé que cette image - pas vraiment une idée de mise en scène, plutôt un fantasme de mise en scène - était peut-être une figuration de toute cette fin de la pièce, où Orgon est mis à nu, dépouillé de tout, où tous ses secrets sont jetés en pâture à ses proches, au public, au Roi même. Sa passion folle pour Tartuffe est sous le regard de tous et le dernier acte est comme un cauchemar de honte.
Finalement, comme dans beaucoup de pièces de Molière, un effet d'intrigue aboutit à une situation totalement fantasmatique. La scène de la table, c'est d'un certain côté l'exploitation d'un motif farcesque mais d'un autre c'est la réalisation du fantasme même du jaloux, ce fantasme qui parcourt de son horreur tout le théâtre de Molière : voir la femme qu'on aime dans un jeu de séduction avec un autre - comme Tom Cruise dans Eyes Wide Shut de Kubrick. Quant à cette cassette compromettante, que Molière a ajoutée dans une des dernières versions de la pièce, elle m'est apparue aussi tout à coup comme un élément à interpréter à la manière d'un cauchemar d'Orgon : que voudrait dire ce rêve d'avoir une cassette contenant tous les secrets politiques coupables de son meilleur ami alors qu'on est censé être soi-même un sujet loyal ? Et même cet huissier qui s'appelle Monsieur Loyal, cet " huissier à verge " qui a été serviteur du père et qui vient tenir un discours accusateur et proclamer la destruction de la maison d'Orgon, cette image d'un père vengeur et grotesque, se met à faire signe, d'une manière déformée.
Si on se demande en quoi ce travail d'interprétation est différent de ce qu'on pourrait faire à l'université, je dirais que sans doute la légitimité n'est pas la même. L'interprétation que je développe en tant que dramaturge est légitime par rapport au metteur en scène en face de qui je suis et aux acteurs avec qui je travaille. Cette cassette par exemple va plutôt être pour nous une espèce de figuration de la culpabilité d'Orgon comme il y pourrait y en avoir dans un rêve, le tout dans une fin aux allures de cauchemar, que l'occasion d'une réflexion historique et politique sur les séquelles de la Fronde, sur la situation de la bourgeoisie sous le pouvoir absolu de Louis XIV - bien que cette piste soit elle aussi intéressante et légitime. La dramaturgie qui surgit est liée à l'intuition scénographique de Stéphane (qui a imaginé que la maison d'Orgon se transforme peu à peu de façon inquiétante), à la façon dont Claude aborde le rôle avec un humour sombre un peu kafkaïen, à la recherche de sens que nous faisons et qui est plus proche de la psychanalyse que de la philosophie, dans laquelle la fiction peut être le moyen de formuler ou de figurer ce qui autrement serait informulable.
Je lis évidemment beaucoup d'ouvrages autour de l'oeuvre, parce que c'est important de connaître le paysage interprétatif, et de savoir où l'on se situe, de bien avoir conscience, aussi, de ce qu'on exclut dans la lecture qu'on fait du texte. C'est une partie de mon travail. Mais je travaille aussi beaucoup sur pourquoi l'acteur entend telle chose de telle manière, ou le joue comme cela. J'essaie de comprendre quel sens cela fait pour lui, ou pour le metteur en scène, et j'ai le sentiment que ce que je communique passe plutôt à travers une relation où eux aussi comprennent intuitivement pourquoi cela fait sens comme cela pour moi, que dans un discours parfaitement argumenté. Bien sûr, il arrive aussi qu'on doive débattre et argumenter, notamment quand le travail bloque. Et puis il faut de nouveau aller au-delà de l'argumentation, essayer, rêver. (...)
Extrait de http://www.educ-revues.fr/CPHILO/AffichageDocument.aspx?iddoc=37529