dimanche 12 septembre 2021

Soulier de satin: la légende de la tisserande et du bouvier


 Parmi les sources du Soulier figure une légende très populaire en Chine:

La Tisserande est la fille de l’Empereur céleste et la petite-fille de l’Impératrice douairière céleste. Elle habite du côté Est du Fleuve argenté et travaille tous les jours sur son métier à tisser. De l’autre côté du Fleuve, vit un jeune bouvier, orphelin, pauvre et maltraité par son frère aîné.

Un jour le vieux bœuf, unique compagnon du Bouvier, lui dit que la Tisserande et ses amies vont se baigner dans le Fleuve, qu’il pourra enlever les habits de la Tisserande et lui demander sa main. Le Bouvier fait ce que le bœuf lui a dit et épouse la Tisserande. Ils mènent une vie heureuse. Le mari laboure et cultive, la femme tisse et tient le ménage. Ils ont un fils et une fille.

L’Empereur et l’Impératrice douairière du ciel se rendent compte de cette liaison, jugée illégitime selon le règlement céleste. Très en colère, ils ordonnent de ramener la Tisserande et de l’enfermer dans le Palais du ciel pour la punir.

Le Bouvier, part aussitôt à la recherche sa femme enlevée, mettant ses deux enfants dans des paniers, qu’il porte sur l’épaule, attachés avec des cordes aux deux bouts d’une palanche de bambou. Il va jusqu’au lieu où se trouve le Fleuve argenté, qui est déjà monté au ciel sous l’ordre de la cour céleste pour devenir un fleuve du ciel. Le Bouvier rentre chez lui désespéré.

Le bœuf agonisant encourage le Bouvier, il le prie de l’écorcher après sa mort et de porter sa peau qui lui permettra de monter au ciel. Le Bouvier suit le conseil et monte tout en haut du ciel avec ses enfants, Or à peine atteint-il le bord du Fleuve céleste, que la main de l’Impératrice douairière s’avance, qui fait un trait avec son épingle en jade, le long du courant d’eau. Tout d’un coup, la petite rivière limpide et tranquille est devenue un large fleuve bouillonnant...

Depuis, le Bouvier et la Tisserande sont séparés par le Fleuve infranchissable, chacun restant de son côté. Ils se lancent mutuellement des appels sans arriver à se rejoindre.

L’Impératrice douairière, finalement touchée par cet amour inébranlable, consent à leur permettre de se rencontrer une fois par an. C’est au soir du 7e jour du 7e mois selon le calendrier lunaire. À leur rencontre annuelle, toutes les pies sur la Terre disparaissent. Elles s’envolent vers la Voie lactée et forment sur ce Fleuve céleste, de leurs petits corps rapprochés et de leurs ailes battantes, un pont sur lequel les deux amoureux passent pour se rejoindre. Leur amour reste immortellement jeune et éternellement fidèle.

 La fête des deux étoiles et la carte des astres

Le 7e jour de la 7e lune devient donc chez les Chinois la fête du Bouvier et de la Tisserande. Même aujourd’hui, on la célèbre encore avec plus ou moins d’éclat. À cette occasion, les jeunes filles prient la Tisserande en lui demandant de leur accorder ses talents aux travaux féminins (filer, tisser, broder, coudre) et enfilent des aiguilles au clair de la lune. C’est ainsi que cette fête est couramment appelée Qiqiao (demande de l’habileté)9.

On dit que longtemps après, le Bouvier et la Tisserande sont devenus deux étoiles très brillantes.

 La ressemblance entre Le Soulier de satin et la légende chinoise

L’action principale du Soulier de satin reste dans la même structure que celle de la légende chinoise au sujet des deux amants stellaires.

1. La séparation des amants à une grande distance et pendant une longue durée

 

Le théâtre de Claudel et la légende chinoise présentent, tous les deux, deux amants séparés par une grande distance.

Dans Le Soulier de satin il s’agit des océans. Pour le Bouvier et la Tisserande, cette distance est symbolisée par une large rivière du ciel.

Dans la mythologie chinoise, le Fleuve céleste, correspondant à la Voie lactée, demeure un courant d’eau infranchissable aux mortels. Ici ce n’est pas la distance qui compte. Les Chinois ne considéraient pas, dans leur imagination, la Voie lactée comme un phénomène astronomique, mais comme un symbole d’obstacle infranchissable et de séparation irrémédiable.

Image plus littéraire et légendaire que spatiale et scientifique, le Fleuve céleste qui sépare les deux amants représente, sinon une distance, du moins un obstacle surnaturel. La distance comptée par année-lumière ne signifie pas grand-chose dans l’imagination des Chinois d’hier. Ce qui est important, c’est le mot « céleste » : un « Fleuve du Ciel » ne peut jamais être traversé par un mortel. Une fois le fleuve transporté dans le ciel, il n’est plus le même, car il quitte le monde des hommes pour aller vers le monde du divin.

Cette séparation est aussi d’une durée extrêmement longue, et presque étemelle.

Dans Le Soulier de satin la lettre de Prouhèze met plus de dix ans à arriver à son destinataire. Après une seule rencontre dramatique sur le pont du vaisseau-amiral du vice-roi, 

 c’est la séparation étemelle : Prouhèze se sacrifie pour la cause de Dieu, tandis que Rodrigue va se consacrer à la même cause en vivant avec la fille de son amante.

Dans la légende chinoise, le Bouvier et la Tisserande doivent attendre 365 jours pour leur rencontre annuelle sur le pont – c’est aussi sur un pont – des ailes des pies.

2. La contradiction entre le désir humain et l’interdiction divine

Dans l’un comme dans l’autre cas, règne une contradiction, un désaccord entre les désirs humains de l’amour, du bonheur, de l’aisance et l’injonction d’un impératif fort, impératif divin et céleste.

Dans la légende chinoise, l’injonction se traduit par l’interdit des dieux ; dans la pièce de Claudel, elle est, au contraire, l’appel de Dieu.

Dans l’histoire du Bouvier et de la Tisserande, on voit la volonté des dieux représentée par l’Empereur et sa mère qui juge illégal l’amour entre un homme et une immortelle. C’est cette volonté divine qui condamne, à dessein de maintenir l’ordre normal de l’univers, ces deux amants à une séparation pénible et une attente douloureuse. C’est aussi cette volonté divine qui fournit au Fleuve argenté sa largeur : la main de l’Impératrice douairière fait, d’un trait avec l’épingle, du petit courant d’eau tranquille un immense fleuve bouillonnant, elle le fait devenir définitivement l’obstacle infranchissable.

Dans Le Soulier de satin on voit une autre intervention fatale. Avant qu’elle ne fonctionne, il n’existe pas d’obstacle assez efficace pour empêcher la rencontre des amants et l’accomplissement de leur amour : malgré la largeur des océans, Rodrigue peut, comme une navette habile glissant entre les trames sur le métier, traverser les eaux en bateau sans grande difficulté, de l’Espagne en Afrique, de l’Amérique en Europe.

Une lettre que son amie avait envoyée dix ans auparavant peut le faire venir auprès d’elle en traversant tout l’océan...

Mais la volonté de Dieu empêche Prouhèze de faire sa promesse à Rodrigue et celui-ci de prononcer « un mot » à son amie :

·       

Le Vice-Roi. – Fais-moi seulement cette promesse et moi je garderai la mienne.
Dona Prouhèze. – Je ne suis pas capable de promesse.
Le Vice-Roi. – Je suis le maître encore ! Si je veux, je peux t’empêcher de partir.
Dona Prouhèze. – Est-ce que tu crois vraiment que tu peux m’empêcher de partir ?
Le Vice-Roi. – Oui, je peux t’empêcher de partir.
Dona Prouhèze. – Tu le crois ? eh bien, dis seulement un mot et je reste. Je le jure, dis seulement un mot, je reste. Il n’y a pas besoin de violence
10.

À la volonté de Dieu, Rodrigue « baisse la tête et pleure » et Prouhèze se laisse prendre et emporter pour s’éloigner de son aimé.

3. Le dénouement tragique, avec un espoir lumineux

 

Avec le dénouement tragique, dans les deux cas, les spectateurs, auditeurs et lecteurs peuvent concevoir un petit espoir lumineux.

Le Bouvier et la Tisserande peuvent malgré tout se rejoindre une nuit par an. Au pont des ailes de pies, à cette rencontre nocturne du 7 de la 7e lune, le peuple chinois a confié combien de sympathie, de souhait et d’espoir ! Sympathie pour leurs malheurs, souhait pour leur amour fatal, espoir pour que tous les amoureux sur la terre puissent éviter le destin de ces deux amants stellaires.

Dans Le Soulier de satin, Sept-Épées, fille de Prouhèze, rejoint finalement son amant Jean d’Autriche, ce qui veut dire que la génération suivante trouve enfin l’amour et le bonheur. La mort de la mère et l’esclavage du père spirituel n’empêchent pas la jeune fille de continuer avec son futur mari la cause inachevée des parents.

Les différences entre les deux cas

Claudel n’avait pas l’intention d’écrire une histoire orientale, mais une pièce de théâtre de sacrifice au sens catholique. La légende du Bouvier et de la Tisserande, si forte qu’elle sollicite l’imagination de Claudel du fait de sa portée universelle, n’arrive pas à pénétrer dans l’idée principale du Soulier de satin. Les différences entre la légende chinoise et le drame français sont donc plus évidentes que leurs analogies. Voyons comment Claudel est influencé par cette légende tout en se gardant de lui emprunter trop.

1. Le monde de Dieu ou le monde terrestre ?

La Tisserande, qu’elle y soit consentante ou contrainte, cherche une vie terrestre, un amour humain, qui lui semblent préférables à la vie austère mais solitaire dans le ciel.

Quant au Bouvier, il est pauvre, mais jeune, laborieux et brave, on dirait une incarnation de la vertu traditionnelle. Leur amour traduit en effet le meilleur souhait ou l’idéal utopique du peuple chinois.

Quand l’ordre céleste interdit cette liaison considérée comme illégitime entre un être humain et une immortelle, cela suscite toujours une réaction de griefs et d’hostilité chez les lecteurs ou auditeurs chinois. En effet, selon le critère moral des Chinois, il est évident que la séparation forcée des deux amants des deux côtés de la Voie lactée est un châtiment injuste, et que l’Empereur et l’Impératrice douairière célestes prennent figure de tyrans.

Dans Le Soulier de satin c’est autre chose. Bien que Rodrigue et Prouhèze s’aiment beaucoup, ils ont chacun une tâche différente qui les appelle. Rodrigue veut conquérir la terre et élargir le monde, ce qui lui semble nécessaire pour l’Espagne catholique ; tandis que Prouhèze a pour tâche la conquête des âmes, la délivrance des captifs spirituels.

Ici, on ne voit presque rien de semblable entre les caractères de la Tisserande et de Prouhèze quand elles choisissent leur avenir. La Tisserande abandonne une vie céleste qui doit être confortable et oisive, pour devenir l’épouse d’un pauvre bouvier et travailler de ses propres mains. Prouhèze abandonne une vie tranquille dans un monde paisible pour se donner à Dieu. Rodrigue lui-même se contente aussi d’être privé du bonheur humain pour se consacrer à la tâche dure de donner forme à un nouveau monde.

 

2. La lutte intérieure ou un interdit extérieur ?

Le Bouvier et la Tisserande sont d’accord sur leur vie conjugale, qu’ils trouvent heureuse. L’inégalité conventionnelle de leurs statuts sociaux ne pose aucun problème sentimental à leur union.

La seule intervention vient du Ciel. La cour impériale du Ciel est si puissante qu’elle s’occupe de toutes les affaires etde tous les mondes : céleste, terrestre, infernal. Le Bouvier et la Tisserande ne peuvent échapper à cette force d’intervention surhumaine. Selon la conception chinoise de l’ordre universel, le destin tragique des deux amants est inévitable puisqu’ils agissent contre les préceptes établis par le Palais du Ciel.

Dans Le Soulier de satin la décision de se séparer est prise par les héros amoureux du plus profond d’eux-mêmes. La séparation volontaire ou consentie est le résultat d’une lutte intérieure extrêmement longue, violente et douloureuse.

Au début du drame, Prouhèze « essaye de rejoindre son amant, mais c’est avec une aile rognée »11, puisqu’elle donne déjà un de ses souliers de satin à la Sainte Vierge. Elle est partie à la poursuite de Rodrigue, tout en mettant la responsabilité de son action dans la main de Dieu.

Dans le château de Rodrigue où il reste au lit sans connaissance, Prouhèze demeure tout près de lui, mais sans jamais le voir. Quand son mari lui confie la lourde tâche de « garder cette place perdue entre la mer et le sable », elle « accepte » après un moment d’hésitation pour « réfléchir ». Elle écrit : « Je reste » à Rodrigue qui, plus tard, vient la chercher dans la forteresse de Mogador pour la prendre.

Quand son mari meurt et qu’elle est désespérée de se trouver toute seule dans les mains d’un renégat, elle lance à la mer la lettre demandant du secours. Mais la lettre met dix ans à parvenir à sa destination. Qui sait combien de temps elle lutte intérieurement pendant ces dix ans ? Qui sait à quel point ce conflit intérieur lui cause de souffrances ?

Quand dix ans après, Rodrigue arrive pour sauver son amante, il est trop tard : elle est déjà sauvée, autrement dit, elle est déjà sacrifiée. Rodrigue est contraint de choisir comme Prouhèze, choisir un sacrifice grandiose : la séparation étemelle. Prouhèze va mourir, tandis que Rodrigue lui promet de garder son enfant.

L’appel de Dieu n’est-il pas un appel extérieur ? Un appel n’est-il pas toujours lancé de l’extérieur ? On aurait pu le dire. Mais sans atteindre les cœurs humains, l’appel divin n’aurait servi à rien. Quand cet appel pénètre l’âme profonde de nos héros et que leurs cœurs en sont touchés, ils deviennent des héros combattants. Cependant leurs champs de bataille ressemblent plutôt à une balance des poids : d’un côté, il y a la passion, le plaisir, le bonheur du monde ; de l’autre, il y a la conquête de l’âme, la Rédemption, l’Esprit suprême...

3. La séparation volontaire ou forcée ?

 

Après la lutte intérieure, la balance penche vers le côté spirituel qui pèse généralement plus lourd que le côté matériel. À travers la lutte au fond du cœur, l’appel de Dieu devient la propre volonté des héros.

Prouhèze et Rodrigue choisissent, l’un après l’autre, volontairement, la séparation étemelle.

Contrairement au cas de la légende chinoise, où la séparation du Bouvier et de la Tisserande est obligatoirement imposée, la Lumière de Dieu pénètre doucement, non sans causer des souffrances, dans les cœurs de Prouhèze et de Rodrigue.

Quant à la séparation, Claudel utilise dans cette pièce de théâtre une série d’images pour nous en donner des métaphores. Rappelons que la séparation étemelle dans ce monde-ci n’est, aux yeux de nos héros, que la condition unique pour aller dans l’autre monde, un monde d’éternité et d’infinité. Leur renoncement à l’amour doux sur la terre a pour seul but de goûter la béatitude suave de Dieu dans la pleine lumière de l’Éternité.

Extrait de l'article: la Chine dans le Soulier de satin