samedi 6 novembre 2021

Le concept de "monde" selon Hanna Arendt: la nécessité de la culture qui fait "monde".

 Je ressens le besoin de revenir sur ce concept de "monde" tellement lié à la culture. Je vous partage un extrait de la conférence de M; Fischer à laquelle j'avais assisté en Octobre.

"LE CONCEPT DE MONDE CHEZ ARENDT

Le "monde“, concept central, très particulier chez H.Arendt nécessite d‘être précisé

Pour Arendt, le monde n‘est ni le cosmos qui nous englobe, ni la totalité de ce qui vient à notre rencontre (comme dans l‘expérience phénoménologique d‘être-au-monde), mais (et c‘est ce qu‘elle avait appris de Karl Jaspers) le monde, c‘est notre appartenance à la communauté humaine, c‘est ce que nous partageons avec les autres, ce pourquoi le monde est toujours commun et se manifeste par l‘espace public dans lequel nous apparaissons les uns aux autres, nous "comparaissons“ à la fois multiples, pluriels et singuliers. Le monde est ce qui se tient "entre“ les hommes lorsqu‘ils sont ensemble. (Dans une pluralité ou chacun reste aussi unique)

Lorsqu‘à propos des objets culturels (en dehors de toute volonté de possession), nous débattons et tentons de nous entendre, lorsque nous partageons nos goûts ou nos sensations, lorsque ensemble nous tentons de penser et d‘inventer à propos d‘une exposition, d‘un film ou d‘un concert, lorsque les points de vue se choquent ou se complètent (et même dans la mésentente), nous travaillons à la possibilité d‘une sensibilité commune, nous tissons quelque chose comme un sens commun.

"Les choses du monde ne deviennent humaines pour nous, disait-elle, qu‘au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables“ (Vies politiques).

Qu‘attendre de l‘art ou des artistes sinon que dans un espace d‘apparition qui nous rassemble, ils nous offrent du monde des points de vue différents et multiples, qui nous font penser.

Mais ce qui fait monde n‘est jamais seulement la création, c‘est par le spectateur qu‘il y a véritablement culture.

Le monde n‘est pas donné d‘avance par ceux qui se trouveraient "naturellement rassemblés“ par une même culture identitaire, mais la culture est l‘activité de partage autour d‘un objet déjà là qui permet de faire apparaître des différences de jugement (de pensées) et, à partir de là, une possibilité d ouverture à l‘autre.

Chez Arendt les œuvres d‘art et de culture donnent à penser ("la source immédiate de l’œuvre d’art est l’aptitude à penser“) et toute la fin du texte sur la crise de la culture en appelle à "la pensée élargie“ de Kant qui "en tant que jugement, sait transcender ses propres limites individuelles“ et ne peut le faire ni dans l‘isolement, ni dans la solitude, car "elle nécessite la présence des autres "à la place desquels“ elle doit penser, dont elle doit prendre les vues en considération, et sans lesquels elle n‘a jamais l‘occasion d‘opérer.“ .

C‘est en ce sens que nous pouvons dire que la culture nous relie. Elle nous relie au passé et sauvegarde la mémoire de l‘humanité, ce dont il nous faut prendre soin en la faisant revivre en vue de la transmettre aux générations futures pour qu‘elles y trouvent leur place et puissent y inventer du neuf "quelque chose que nous n‘avions pas prévu“ et qui doit permettre de renouveler le monde commun. (La crise de l‘éducation dans La crise de la culture, )

"Parce que le monde est fait par des mortels, il s‘use; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque d‘être mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d‘éduquer pour qu‘une telle remise en place soit possible… C‘est justement pour préserver ce qui est révolutionnaire et neuf dans chaque enfant que l‘éducation doit être conservatrice…“


 Paradoxe du conservatisme et de la transformation (la spécificité d’Arendt). Non pas maintenir les choses telles qu‘elles ont toujours été dans une sorte de muséographie gélifiée, mais au contraire les reprendre, les faire vivre, les transposer et les transformer. Idée d‘une activité culturelle et non d‘une simple contemplation. Peinture : Picasso, Bacon. Musique Bartok, la musique tzigane.

Ainsi la culture, dans sa diversité, nous relie aussi les uns aux autres et nous permet de nous révéler en tant qu‘humains. Lorsque nous pouvons nous rencontrer et débattre en public, en toute liberté, lorsque nous nous découvrons par les autres et inventons ensemble, alors s‘élève ou se construit ce monde commun.

Précisons encore : qui est "commun“, ce qui veut dire tissé ensemble par nos différences et non pas soumis aux règles et aux coutumes d‘une communauté particulière.

Chez Arendt, la culture n‘est pas réductible aux productions culturelles auxquelles un peuple peut s‘identifier. Les productions culturelles à vocation identitaire ne relèvent pas de la culture.

Exemple des talibans et de la culture démocratique.

A partir de là, on pourrait comprendre que c‘est bien de cette capacité à faire monde que la crise sanitaire nous a privés, en nous renvoyant à la consommation dans notre sphère privée. Ce qui nous a manqué, confinés et masqués, c‘est de pouvoir se manifester sous le regard des autres.

Retrouver cet appel tendu vers un monde commun :Exemple de La nuit juste avant les forêts… Koltès


Entendre cet appel aujourd‘hui, c’est retrouver le sens premier de culture qui veut dire „soigner“ ou „prendre soin“, „panser“ comme dirait Bernard Stiegler. Je terminerai en prenant un exemple d‘un tel „prendre soin“, dans la confrontation"