Après avoir analysé la façon dont Antoine Vitez met en scène la première apparition de Rodrigue ( joué par Didier Sandre) dans la pièce en compagnie de son serviteur Isidore, le Chinois( interprété par Daniel Martin), vous direz en quoi la séquence fait dialoguer paradoxalement la voix de la conscience et celle du désir avec humour. Vous n’oublierez pas de citer le texte de la scène à l’appui de votre argumentation. ( 8 points)
Réponse de Julia ( première partie du sujet de bac: voix de la conscience/voix du désir)
« Ce grand livre résume tout mon art, toute ma pensée et toute ma vie » déclara Claudel à propos de son œuvre cité dans Chemins d’éternité de Françoise Argellier. Le Soulier de satin, œuvre testamentaire de Paul Claudel écrite entre 1919 et 1924 est une version apaisée de son autre pièce Partage de midi, transposition théâtrale de la liaison tourmentée et conflictuelle du dramaturge et de Rosalie Vetch, femme mariée. Le Soulier de satin est donc la fable d’un amour adultère, Prouhèze incarnant Rosalie et Rodrigue Claudel. Mais cette histoire est caractérisée par les séparations et le manque constant de l’autre, car les deux amants combattent leur amour coupable. La scène 7 de la première journée que nous allons analyser est l’occasion de la première apparition de Rodrigue dans la pièce, accompagné de son serviteur, Isidore, le Chinois. Nommé précédemment vice-roi des Indes ( Amériques), Rodrigue se trouve encore en Espagne dans un désert de Castille car il est parti rejoindre Prouhèze à Barcelone, mais il est recherché par les hommes du Roi. Nous verrons tout d’abord comment Antoine Vitez porte cette scène au plateau avant de voir en quoi cette scène est un dialogue entre la voix de la conscience et celle du désir, teinté d’humour.
Lorsque commence la scène 7, le plateau est plongé dans l’obscurité, seul un faisceau de lumière éclaire le serviteur chinois. Derrière lui se trouve Jeanne Vitez, assistante de l’Annoncier jouant d’une sorte d’orgue. Cette musique peut rappeler une musique chinoise et donc accompagner l’entrée de Daniel Martin. Il est vêtu d’une tenue traditionnelle chinoise avec une longue tresse noire et tenant à la main une théière qui caractérise son personnage ainsi qu’un peu plus tard d’une ombrelle rouge avec laquelle il va jouer. Pour le moment il est seul en scène ( mis à part Jeanne Vitez au début mais qui n’appartient pas à l’espace de la fable et souligne la théâtralité)On ne voit pas Rodrigue mais dès le début de la scène on l’entend , il s’exprime avec une voix forte comme s’il se trouvait éloigné du Chinois. Le plateau est dépouillé : au centre un carré de bois autour de ce carré le bleu du plateau. Cela peut presque faire penser à un radeau sur la mer, ce qui serait incohérent vu l’endroit où ils sont sensés se trouver d’après les didascalies désert de Castille ». Côté jardin vers le fond de la scène se trouve une sorte de ruine, des escaliers menant à un plateau étroit, une sorte de promontoire. Là se trouve Rodrigue qui s’adresse à son serviteur. Rodrigue ainsi qu’Isidore sont vêtus d’un haut bleu ( celui de Rodrigue étant plus foncé). Cela peut rappeler le bleu de la mer, celui de leurs voyages maritimes. Rodrigue est à demi allongé sur sa ruine, le chinois s’affairant lui à l’installation de la cérémonie du thé. Rodrigue va ensuite se rapprocher. Le fait qu’ils boivent le thé ensemble crée une sorte de bulle d’intimité qui pousse à se confier l’un à l’autre. Leur code de jeu est différent : celui du Chinois est clownesque, il chante et danse, fait des mimiques, il gesticule, a des gestes saccadés, parle beaucoup et rapidement avec un accent chinois de fantaisie. Rodrigue écoute son serviteur, en souriant, il semble calme, son maintien est noble. Il regarde les étoiles. A travers leur discussion, on apprend que Rodrigue veut convertir son serviteur au catholicisme en le baptisant, celui-ci s’y refusant. « crains-tu si fort que je te baptise subrepticement ? » Cette menace rend la scène quelque peu comique car il y a une sorte de tension comique entre les deux acteurs. Le Chinois s’exprime de manière très imagée et s’oppose à son maître. Rodrigue finit par rejoindre Isidore sur le plancher où se trouve ce dernier à « (…) main noire t’appelle » et s’assoit. Il y a un certain équilibre du plateau qui se forme car, quand Rodrigue est assis, le Chinois reste debout et de l’autre côté de la scène et vice versa. Cela permet au jeu d’être dynamique et montre qu’ils sont complémentaires : « Nous nous sommes pris l’un dans l’autre » dit le Chinois. Daniel Martin a de plus longues répliques que Didier sandre, surtout au début de l’échange, de plus la ponctuation est très expressive avec de nombreux points d’exclamations qui viennent accentuer le côté haut en couleurs du personnage. Dans cette scène nous pouvons voir que le chinois n’est pas seulement le serviteur de Rodrigue mais aussi son conseiller et même son faire valoir. Rodrigue a un port noble, ses gestes sont amples et souples, il porte à la main une valise symbole du voyage et une épée à la ceinture symbolisant l’aventure et la noblesse, celle du conquistador. Didier Sandre a une écoute très attentive, il rit de ce que son serviteur lui dit, il réagit le reprenant parfois : « La sainte Eglise ne reconnaît la vie d’aucune âme antérieure à sa naissance ». Il incarne également l’Eglise, l’homme de foi, le devoir de représenter sa foi par le fait de vouloir convertir son serviteur ou en le reprenant, le rabrouant quand ce dernier est presque offensant envers la religion catholique : « Tu te sers de l’Ecriture comme un épicier luthérien » Il critique du même coup la réforme ( ici il semble porter la voix de l’auteur). Cependant il s’opère un changement dans son jeu après la réplique d’Isidore : « Frère Léon prétend que… » Rodrigue devient sérieux, son visage ne sourit plus et ses yeux reflètent un certain tragique. Il change de registre en passant à un certain lyrisme exprimant ses sentiments, ce que pour lui représente Prouhèze ( sans la mentionner par son nom), c’est-à-dire « une étoile » à la fin de la séquence retenue.
Cette scène fait dialoguer paradoxalement la voix de la conscience et celle du désir teintée d’un certain humour. Rodrigue se présente comme le sauveur de l’âme de Prouhèze. Son serviteur ( le premier a mentionné l’amour de Rodrigue pour Prouhèze à travers l’expression imagée « idole bien colorée » )lui décrit la jeune femme de manière à lui faire voir le danger qu’elle représente pour son maître. Pour cela il utilise des termes forts : »diablesse », « vampire ». Le côté terre-à-terre de Rodrigue est paradoxalement révélé derrière son soi disant idéalisme. Par son humour le Chinois pointe du doigt un côté de l’amour de Rodrigue que ce dernier ne semble pas voir en disant par exemple « sauver l’âme de la femme des autres », il pointe les contradictions de son maître. Rodrigue est persuadé de son devoir, de sa mission envers son aimée, de comment lui seul pouvait lui apporter la Joie ( Etre amoureux, c’est être obnubilé par son amour, sa passion et c’est l’état de Rodrigue). Le Chinois se moque de lui car il sent bien que derrière la Joie mystique évoquée le désir charnel et « la joie d’amour » ne sont pas loin. Le Chinois est clairvoyant, il questionne Rodrigue sur cet amour irrationnel : « C’est raison que de vouloir sauver une âme en la perdant ? » « Appelez vous joie la torture du désir ? », C’est alors Isidore la voix de la conscience. Rodrigue pense trouver la joie qui s’oppose chez lui au désir dans la « reconnaissance » entre lui et Prouhèze , ce que traduit leur amour au premier regard, un amour comme prédestiné, un amour pur cf « ce n’est rien de vil que je veux ». Il ne voit pas la femme de chair telle qu’elle est, il voit son âme, un tout qui le complète, la rencontre de l’animus et de l’anima : Je l’admire tellement que j’ai oublié de la regarder ». Pour le Chinois, c’est ce en quoi il se leurre lui-même.