Les costumes des Médecins: Père Ubu de la Médecine
La mise en scène de Jean-Marie Villégier tranche avec la représentation habituelle des médecins moliéresques, généralement vêtus d’une chasuble noire, d’un chapeau et d’une fraise. Sans faire le choix d’inscrire ce costume dans l’époque contemporaine, le costumier Patrice Cauchetier a imaginé des costumes d’un esprit bien particulier : plutôt que d’évoquer les médecins du XVIIe siècle, ils rendent hommage à une farce d’une autre époque, celle de l’Ubu roi d’Alfred Jarry, dont ils reprennent le ventre arrondi souligné d’une spirale et la tête pointue. Ce costume crée une parenté entre ces deux figures d’imposteurs et souligne l’égoïsme, le cynisme et la bêtise de ces médecins ou de ces souverains censés se préoccuper du bien commun.
Macroton et Bahys arborent donc cet uniforme de la médecine qui les ridiculise d’emblée, faisant de ces praticiens cousins du Père Ubu des baudruches grotesques. Baudruches, elles le sont à plus d’un titre : par la spirale qui orne leur ventre et qui évoque un intestin, par leur forme de ballon, par leur réputation surfaite et par leur théorie dépourvue de fondements. Ce costume contribue pour beaucoup à la puissance comique de la scène, par l’embarras de mouvement qu’il donne aux comédiens. Ces médecins ont également la face maquillée de blanc, image qui renvoie à la tradition des farceurs enfarinés de la troupe de Molière – Jodelet, Gros-René (du Parc) ou Villebrequin (de Brie) – et renforce leur allure de clowns effarés.
Le nouveau médecin en jeune premier:
Jean-Marie Villégier a pris le parti de souligner le charme qu’exerce Clitandre sur Lucinde (et finalement sur Sganarelle) de manière franche, par son costume. La robe de mariée de Lucinde est chargée de traduire en signes clairs son désir de mariage et trouve ici son complément naturel dans le smoking de Clitandre, qui fait de lui tantôt un mannequin (par la démarche de son entrée en scène), tantôt un crooner de comédie musicale, mais surtout, un marié. Ces deux costumes tranchent de manière très nette avec tous les autres : par son physique de jeune premier, son costume et l’énergie de jeu qu’il déploie, le comédien construit un personnage de médecin à l’opposé de ceux que la mise en scène nous a donnés à voir. Là où Macroton et Bahys ont fini à genoux, Loïc Corbery incarne un Clitandre d’une énergie exceptionnelle, s’emparant du tabouret avec une extrême vivacité, le jetant dans les coulisses avec force et se relevant d’un bond lorsque Sganarelle l’interroge.
Sganarelle, à la fois voyeur et aveugle:
sujet de bac possible:
Visionnez la scène 6 de l’acte III en prêtant attention au jeu de Sganarelle : analysez en particulier le comportement qu’il adopte avec sa fille et le motif du regard qui traverse la scène.
La petite comédie du faux médecin que jouent Clitandre et Lucinde est interprétée pour un unique spectateur, Sganarelle. Fait notable, alors que l’auscultation de la malade n’a pas été présentée sur scène lors de la visite des quatre médecins et que Sganarelle n’a pas paru vouloir y assister, il est cette fois bien décidé à rester près de ce jeune médecin et de sa malade. Le comédien met en valeur cette détermination par deux jeux de scène clownesques, l’étrange voix grave avec laquelle il affirme qu’il veut « demeurer là » et le lazzo de la chaise. Alors que Lisette la destinait à Clitandre, afin de lui permettre de s’installer commodément près de Lucinde, Sganarelle veut s’en emparer, avant de se faire voler la place par Clitandre. L’étrange voix qu’il prend pour défendre son droit à assister à l’auscultation – et qui provoque le rire du public – le transforme pourtant, l’espace de quelques secondes, en une figure d’ogre et nous rappelle que sous ses dehors grotesques, il s’agit d’un père qui refuse catégoriquement l’idée que sa fille appartienne à un autre homme que lui. C’est bien en ce sens que son obsession de la proximité doit être entendue. Lisette doit le convaincre de s’éloigner du médecin et de sa malade pour des raisons de convenances.
La suite de la scène révèle pourtant que ce père qui refuse de quitter sa fille des yeux est aussi paradoxalement un père aveugle, qui ne la voit littéralement pas. La mise en scène traite en effet sur le mode burlesque la pulsion scopique de ce père jaloux et voyeur qui observe de loin, mais avec des jumelles – cassées – l’examen médical de sa fille. Le contraste entre les baisers enflammés des deux amants et la remarque du père (« Il me semble qu’il lui parle de bien près ») est à la fois à la source d’un effet comique irrésistible et l’indice de l’aveuglement de ce père, incapable de voir la réalité du désir de sa fille, parce qu’elle est impensable pour lui.
Sur la scénographie:
On voit que Jean-Marie Villégier et son scénographe ont fait le choix d’un espace stylisé, tout en aplats de couleurs, qui affirme d’emblée son artificialité et sa théâtralité. La scénographie conçue par Jean-Marie Abplanalp construit un espace dont les frontières entre public et privé, dedans et dehors, sont floues, où les voisins apparaissent et disparaissent, où les intérieurs ont des allures de pistes de cirque et où les maisons montées sur roulettes sont mobiles. Les scènes censées se dérouler dans la maison de Sganarelle semblent plutôt se situer sur une place de village, comme pour souligner la tendance de ce père à exhiber sans pudeur un problème privé (voire psychanalytique), à en débattre sur la place publique et à donner ainsi sans ménagement sa fille en spectacle. Faut-il voir dans cet espace étrange, aux limites floues, le reflet de l’incapacité de Sganarelle à mettre une distance entre sa fille et lui ou un reflet de sa confusion mentale ? Cet espace traduit-il son fantasme de contrôle ?
L’esthétique expressionniste dont relève cette scénographie – avec ses formes dominées par le déséquilibre, son paysage crépusculaire, ses silhouettes sombres se découpant à contre-jour sur un fond de ciel orange et menaçant – confirme l’impression que cet espace est le reflet de la perception tourmentée de Sganarelle. Cette scénographie, qui puise dans l’imaginaire de l’illustration enfantine et du conte, peut être mise en relation avec la nature étrangement infantile de ce petit tyran domestique, comme si ce paysage crépusculaire et vaguement cauchemardesque était perçu à travers l’esprit inquiet d’un enfant malade.
« Notre Amour médecin ne se déroulera pas dans la maison de Sganarelle et son mobilier se réduira à un tabouret. Tant pis pour nos docteurs, ils consulteront debout, au beau milieu d’une place publique, châssis plantés à l’italienne, toile de fond : le décor passe-partout de la comédie renaissante, mais revisité dans son dessin. Maisons esquissées à la diable, d’un crayon expressionniste. Revisité aussi dans ses couleurs, à grands coups de pinceau. Au mépris de toute vraisemblance, la demeure de Sganarelle, manœuvrée dans les dessous, entre et sort avec Lisette. Tout disparaît en un clin d’œil pour faire place aux intermèdes » (Martial Poirson, entretien avec Jean-Marie Villégier, « De retour à la Comédie-Française : L’Amour médecin (1665) et Le Sicilien ou L’Amour peintre (1667) », in Daniel Conesa, Jean Emelina (dir.), Les Mises en scène de Molière du XXe siècle à nos jours, actes du 3e colloque international de Pézénas, 3-4 juin 2005, p. 330-331).