jeudi 28 septembre 2023

Processus de création de Thomas Ostermeir

 

Processus de création d'une pièce:

Durant une phase préparatoire, Ostermeier propose généralement un séminaire à l’École Ernst-Busch, au cours duquel il travaille la pièce avec les apprentis comédiens et metteurs en scène, ses étudiants, dans une sorte de laboratoire, de première mise à l’épreuve des concepts retenus. Ce travail avec les élèves se fait parallèlement à celui avec la troupe :

« Au cours de ce séminaire de recherche, je réunis des acteurs de la compagnie et on essaie plusieurs scènes. Puis je fais la distribution, je prends les décisions pour le décor et pour la direction dans laquelle je veux aller, même pour la question de l’adaptation du texte. »

 Les répétitions avec les comédiens de la troupe ne commencent généralement que deux mois avant la première. Leurs horaires doivent s’adapter au fonctionnement d’un théâtre au répertoire en alternance : on répète dans la matinée et en début d’après-midi, car ensuite, les acteurs (et le plateau) doivent être disponibles pour les représentations du soir. En règle générale, ces répétitions, qui débutent par un travail à la table, se déroulent très vite sur le plateau.

Ces séances servent à familiariser les acteurs avec les concepts généraux du spectacle, retenus auparavant avec les autres collaborateurs, et les aident à « acquérir une vraie maîtrise des thèmes de la pièce »., parallèlement à un travail pratique, physique, sur le plateau :

« Je fais ce travail autour de la table, pour que les acteurs puissent partager leur regard personnel sur la pièce et qu’ils sachent aussi qu’il y a une réflexion, une certaine théorie même derrière ce que je propose. Il est important qu’ils aient en somme une nourriture. »

Durant la période la plus intensive des répétitions, Ostermeier se consacre avant tout et quasi exclusivement à la direction des acteurs. 

À ce moment-là, le dispositif scénique de la représentation, rodé auparavant lors de la Bauprobe, est déjà quasiment terminé et présent sur le plateau (« on peut encore imaginer des petits changements, mais rien de fondamental en ce qui concerne les volumes et les dynamiques » , dit le metteur en scène), ainsi que les autres composantes du spectacle comme les costumes, les accessoires, la musique, la vidéo, etc., tous éléments élaborés par les collaborateurs d’Ostermeier lors de la période des préparations et seulement parachevés durant cette dernière phase. Pour le metteur en scène, « tout cela n’est en fait qu’un cadre extérieur »  qui sert à valoriser, à rendre possible « le véritable travail » , celui avec les comédiens. Plusieurs collaborateurs proches (notamment le dramaturge Marius von Mayenburg, le scénographe Jan Pappelbaum ou encore le vidéaste Sébastien Dupouey)  ont, à diverses occasions, confié que le metteur en scène, à ce moment, leur faisait entièrement confiance, se concentrant lui-même quasi exclusivement sur la direction des acteurs : les axes de lecture de la pièce constituent une base solide sur le fond de laquelle ces collaborateurs élaborent et développent leurs contributions et propositions, dans un esprit de dialogue qui donne l’impression d’une grande liberté artistique ; mais celle-ci doit toutefois s’adapter aux principes de la conception générale du spectacle, plus ou moins rigide.

Ostermeier (malgré certaines de ses affirmations qui prétendent le contraire) n’est pas de ces metteurs en scène qui attendraient tout de leurs comédiens, qui découvriraient la pièce avec eux. Il n’attend pas d’eux qu’ils lui proposent, à travers leurs improvisations, une lecture globale, une interprétation de l’œuvre, car il l’a déjà faite ; ce qu’il attend d’eux, c’est qu’ils brodent sur un canevas qu’il leur a préparé. L’impression de liberté qui se dégage est donc somme toute relative. Par le travail avec ses comédiens, Ostermeier cherche plutôt une confirmation de son intuition première . Il pose un cadre, définit les problèmes et soulève des questions précises, puis il se place à l’extérieur pour juger et réévaluer ses partis pris en fonction de ce que lui proposent les acteurs.

La question de l’improvisation et de l’importance de cette technique au cours des répétitions est un autre exemple de l’évolution constante du travail d’Ostermeier avec ses acteurs. Alors qu’en 2006, par exemple, il dit ne pas nécessairement passer par une phase d’improvisations libres : « en Allemagne, laisser les acteurs improviser suppose que le metteur en scène ne sait pas trop où il va », en 2012, il affirme : « ça a beaucoup changé. Je prends beaucoup plus de liberté, je fais plus d’improvisations, je donne plus de liberté aux acteurs, qui improvisent même pendant la soirée »

Le travail est d’emblée structuré autour du texte : les acteurs disposent d’une version scénique de la pièce plusieurs semaines (six à huit) avant le début des répétitions, de sorte qu’ils puissent se familiariser très tôt avec la langue, la traduction ou l’adaptation, les coupes effectuées, etc. Habituellement, Ostermeier exige que les comédiens sachent leur texte dès le jour de la première répétition sur le plateau. La troupe plonge donc directement dans le texte, ce qui n’empêche toutefois pas le metteur en scène de solliciter la créativité des comédiens : « J’amorce les choses, je pose les jalons, j’indique un chemin, mais ce sont eux qui inventent et construisent vraiment la route » . Il s’agit donc de « pousser les acteurs dans l’eau » ., de leur suggérer des situations de base, de leur donner des indications concrètes, à partir desquelles ils peuvent composer :

« Le metteur en scène a la responsabilité de faire des propositions. Or toutes les propositions que je fais sont toujours très pratiques, très simples : va là, prends le verre, assieds-toi, regarde vers la fenêtre, reviens, ouvre la porte, reviens, cours, maintenant lentement, lève la main, etc. C’est la façon très simple dont je travaille. Ce que je propose est toujours très concret et concerne avant tout la matérialité du corps dans l’espace. »

Ces propositions, en dépit de leur concrétude, semblent rester très ouvertes car, comme en témoigne le comédien Lars Eidinger, l’approche de la scène est chez Ostermeier « très souple, très anarchique », concentrée sur « la joie des acteurs d’agir sur scène, de jouer ; cette sensation que le metteur en scène leur donne une liberté maximale » 

 « L’acteur ne peut improviser que quand il se sent intérieurement joyeux » , disait Meyerhold, avec qui Ostermeier partage quelques autres principes de répétitions, comme, outre la volonté de travailler d’emblée avec le dispositif scénique, le fait de monter fréquemment sur le plateau (pour montrer, jouer, etc.), de faire un filage dès que possible, afin de déterminer l’harmonie rythmique du spectacle , ou de ne pas forcément travailler les différentes scènes de manière linéaire, dans l’ordre du déroulement de la pièce 

Les comédiens sont « des créateurs, des artistes qui créent à leur tour, […] des auteurs qui inventent des personnages et des moments théâtraux » , déclare Ostermeier qui dit exiger de leur part une participation active, les solliciter et les responsabiliser à plusieurs niveaux : ainsi ne doivent-ils pas intervenir uniquement pour les questions relatives au jeu, mais également sur les parti pris plus généraux du spectacle, sur « ce qu’on veut raconter avec cette soirée, sur ce qu’ils veulent raconter. Ce n’est pas seulement le metteur en scène qui dirige tout ; je demande vraiment une participation » . Sur cet aspect, Ostermeier note un contraste net entre le travail avec les jeunes acteurs et celui avec les comédiens expérimentés qui « apportent énormément durant les répétitions »  et avec lesquels on a le sentiment que « l’acteur devient un réel partenaire du metteur en scène » . Leur accompagnement est très différent car, dit-il, du fait de leur expérience et de leur assurance, ils apportent plus de créativité et d’invention dans la salle de répétition, sur le plan du jeu, de la complexité des personnages et des situations scéniques : « le metteur en scène n’a pas besoin d’amener l’acteur à jouer, comme il faut le faire avec de jeunes artistes, mais l’acteur crée et le metteur en scène oriente, donne des conseils, ouvre des perspectives, propose une direction »

Par ailleurs, Ostermeier affirme que les répétitions sont également l’occasion de mener une véritable recherche et de mettre en place un travail de laboratoire. Il dit puiser une force motrice dans la manière dont la troupe doit affronter le texte, à propos duquel il parle d’une « résistance du matériau qu’il s’agit de « casser et [de] briser »  par un travail de longue haleine, par une longue « marche d’approche » . Ce processus doit nourrir la création à plusieurs niveaux : « apprendre des choses pendant le travail, sur les personnages, sur les êtres humains, sur l’auteur, sur moi-même. Ne pas vraiment savoir comment résoudre les problèmes, ne pas avoir des solutions toutes prêtes, mais en même temps, faire de vraies découvertes à ce moment-là » . Le travail de recherche sur le plateau avec les acteurs est donc pour le metteur en scène son véritable moteur. Il attache par ailleurs une grande importance à la pluralité des approches, pour bousculer les certitudes et dépasser, remettre en cause les jalons qui ont été posés par le travail de préparation : « Plus je passe de temps dans des salles de répétition avec des pièces différentes, plus j’ai envie d’expérimenter quelque chose que je n’ai pas prévu au préalable. Des choses qui peuvent réduire à néant le concept que j’avais au départ »  Dans la même logique, il affirme travailler au présent, en rapport direct avec le plateau, ne pas se laisser enchaîner par des concepts théoriques : « en répétition, je ne pense pas à la question du ‘montage des attractions’ ou à des questions semblables. Quand je mets en scène, j’essaie de réagir à ce que je vois sur la scène, de réagir au jeu des acteurs, de réagir aux problèmes concrets"  Mais, pour Ostermeier, ceci ne peut advenir que dans une ambiance de confiance et de joie. Il faudrait selon lui retrouver et restaurer dans la salle de répétitions un espace où « tous les soucis de la vie normale restent dehors » , un univers protégé, « sans tension, sans peur »  à l’atmosphère ludique, car c’est uniquement dans ces conditions que l’acteur peut se dévoiler, se donner. Il insiste sur l’importance d’un rapport de confiance entre le comédien et le metteur en scène, en fait même l’une des spécificités de son travail :

« En tant que metteur en scène, je me sens toujours responsable du ressenti de l’acteur et de la détresse où il peut se retrouver, abandonné à lui-même. […] Je me sens énormément en empathie avec l’acteur. Et c’est sans doute la grande différence qui est la mienne par rapport aux autres metteurs en scène de ma génération. L’originalité de ma démarche tient à la grande patience que j’investis dans le travail avec l’acteur. »

 Ostermeier attache encore une grande importance à la qualité de communication interne (« je crois que le théâtre, c’est l’art de la communication » ) qui doit aider à surmonter les problèmes variés qui surviennent lors des répétitions, comme, principalement, le malaise des acteurs : « mes comédiens aussi parlent parfois de blocage, des moments sur la scène où il n’y a plus de jeu. J’essaie toujours de leur faire comprendre qu’il ne s’agit pas forcément d’être sous un stress psychologique, de se sentir obligé d’être créatif. […] La créativité veut dire surtout ouvrir les canaux de communication » . La notion de communication selon Ostermeier ne se limite pas uniquement à celle entre lui et les acteurs, mais s’étend au « matériel : le texte, l’espace, la musique, les comédiens. Eux aussi peuvent m’apprendre. Je peux apprendre quelque chose de l’acteur. C’est une sorte de… recherche, communication, laboratoire et ne pas savoir où est-ce qu’on va arriver à la fin » 

 Ainsi Ostermeier veut-il faire naître, pendant le travail des répétitions, une situation privilégiée entre le metteur en scène et l’acteur, laquelle doit devenir le moteur principal de leur collaboration :

« Un metteur en scène, c’est quelqu’un qui a le grand privilège d’être dans une salle de répétition et de regarder les acteurs. C’est tout. C’est un très grand cadeau : cela a à voir avec l’amour, une sorte d’amour qu’on reçoit. C’est cela, le travail du metteur en scène. Oui, être conscient qu’il y a des êtres humains qui sont en train de s’ouvrir sur la scène et qui sont en train de donner quelque chose, de donner une certaine énergie et de donner un côté de leur âme. Ce que les personnes normales ne montrent jamais. Alors, pour cela, il faut être très, très gentil et sensible dans ce travail-là. Le travail de metteur en scène n’a rien à voir avec les grandes conceptions, les grandes idées philosophiques. C’est d’abord un travail de communication et d’amour entre quelqu’un qui a l’avantage d’être en bas et d’avoir le plaisir de regarder quelqu’un, et de donner un texte ; c’est quelqu’un qui observe. Là, c’est tout le travail. Et c’est mon plaisir, le travail avec les acteurs, le travail de répétition. C’est tout. » 

 Il est vrai que le discours d’Ostermeier sur la création artistique ne s’ancre pas dans de grandes idées philosophiques. Il est le produit d’une expérience pratique qui, comme nous l’avons remarqué, se cristallise en des déclarations parfois péremptoires, souvent contradictoires, sur la créativité et la liberté d’action des comédiens. Nos propres observations nous ont permis de constater que, si le metteur en scène peut donner quelquefois l’impression de laisser le champ libre à ses acteurs ou collaborateurs, il dirige néanmoins ses répétitions d’une façon déterminée et précise qui relève de toute évidence de sa seule autorité.

Source:

https://www.cairn.info/revue-etudes-theatrales-2013-3-page-199.htm