dimanche 26 février 2023

De l'amour dans le Soulier de satin

 

De l’amour

Les différentes façons d'aimer: Eros, Philia, agapè 



Ensuite, Claudel renvoie au livre biblique de la Genèse. Depuis que Dieu a créé la femme à partir du « cœur du cœur » de l’homme, traduit un peu vite par la « côte », l’homme est comme amputé d’une part de lui-même. Il n’a alors de cesse de chercher à combler ce manque, cette béance. La femme lui apparaît comme celle qui, en lui rendant le « cœur de son cœur », pourrait assouvir le manque et reconstituer un être « complet ». Mais une vocation particulière peut faire comprendre à certains que la béance est plutôt une soif d’absolu beaucoup plus profonde. Prouhèze se refuse à Rodrigue pour qu’il gagne l’Amérique mais aussi pour qu’il se livre à Dieu. Elle sait qu’elle ne serait qu’un leurre pour lui. Et le personnage de Camille le sait aussi : il possède le corps de Prouhèze mais il veut plus. Il veut Dieu.

Claudel propose une mystique du couple : par l’amour charnel, l’homme et la femme s’ouvrent à l’autre ; ils font l’apprentissage de l’altérité et de la charité. Prouhèze fait d’abord une erreur en pensant que l’amour entre créatures ne serait qu’une concession à l’animalité. Il faut que l’Ange la corrige et lui redise que cet amour est bel et bon (III, 8, p. 270-271) :

« Doña Prouhèze : Eh quoi ! Ainsi c’était permis ? cet amour des créatures l’une pour l’autre, il est donc vrai que Dieu n’en est pas jaloux ? l’homme entre les bras de la femme…
L’Ange Gardien : Comment serait-Il jaloux de ce qu’Il a fait ? […]
[…]
Doña Prouhèze : Ainsi il était bon qu’il m’aime ?
L’Ange Gardien : Il était bon que tu lui apprennes le désir. »

L’Ange pédagogue rend au corps et au désir humain sa belle place mais tire ensuite Prouhèze vers ce qui est son appel propre. La scène finit sur une extase mystique où Prouhèze est tout entière saisie, corps et âme, par l’amour de Dieu. Elle connaît Agapé, en avant-goût du Ciel. C’est parce qu’elle l’a connu qu’elle le veut ensuite pour Rodrigue et reprend des forces pour les dernières étapes de son sacrifice.

Vocations différentes

Prouhèze et Rodrigue sont appelés à un destin particulier. Claudel, dans les intrigues secondaires, montre d’autres facettes, d’autres degrés, de l’amour humain.

Le Chinois d’abord rappelle Rodrigue sur terre (I, 7) : pas de lyrisme, mais un langage cru et clair : « Une épaule qui fait partie d’une âme et tout cela ensemble qui est une fleur, comprends-tu mon pauvre Isidore ? Ô ma tête, ma tête ! » Le dialogue mêle les genres tout en illustrant la complémentarité des êtres sur terre.
La scène 8 de la Deuxième journée agit également sur ce modèle du contrepoint burlesque qui désamorce le lyrisme. Alors que Rodrigue raconte rapidement au Capitaine sa noble histoire d’amour, le Capitaine termine : « La même chose quasi m’est arrivée il y a dix ans à Valence avec une certaine Dolorès que me disputait un marchand de viande salée. » La dérision tutoie le sublime et évite le lyrisme, l’ennemi juré de Claudel. En même temps, la scène est encore l’occasion de montrer que chacun a sa place dans la création.

Le noble et paternel amour de Pélage pour Prouhèze, la joyeuse et jeune impatience de Doña Musique, la fiancée d’un imaginaire roi de Naples (I, 10), ou Doña Sept-Épées amoureuse de Jean d’Autriche (IV), le couple séparé et toujours fidèle de Diego Rodriguez et Doña Austrégésile (IV-7) – dont les noms sont des variations de ceux des héros –, le rapide passage de Don Luis amoureux de Doña Isabel et tué par Rodrigue (I, 4 et I, 9) sont autant de facettes de l’amour qui, de loin ou de près, en caricature burlesque ou en version heureuse, disent quelque chose de l’amour et complètent la relation de Rodrigue et Prouhèze. C’est là une nouvelle leçon : l’amour d’un couple engage l’humanité. On ne gagne pas son salut tout seul et on ne peut pas s’aimer dans son coin, conséquence supplémentaire de la communion des saints (voir « La mer et la communion des saints »). ( Sources Théâtre en acte)