Document 1.
Le Soulier de satin mêle aux personnages humains des êtres surnaturels : Saint-Jacques, et les autres saints, l'Ombre double, la Lune, Ange gardien ; on ne peut les représenter comme des vivants ordinaires. Ou bien, si on le fait, il faut que cela signifie qu'on a bien décidé de donner une chair aux idées. Le surnaturel devrait peut-être avoir l'air plus naturel que le reste. Alors on n'aura pas la tentation de rire si l'Ange est enrhumé, ou si Saint Jacques trébuche. Chacun connaît des anecdotes de théâtre où les entités spirituelles, bravement jouées par des acteurs, perdent leur perruque ou leur pantalon et dévoilent leur corps. Nous avouerons l'incarnation.
(…)
Scène de l'Ange gardien. C'est le Songe de Prouhèze ; ou Prouhèze endormie ou Prouhèze endormie avec son Ange gardien ; et on verrait le globe terrestre, dans le fond du tableau. Cette scène est toute entière dans le songe. Au sens propre, c'est une scène mythologique. Dialogue de la femme avec un demi-dieu, auraient dit les Grecs. Ce caractère mythologique du catholicisme, cette idolâtrie qui a tant besoin de nommer Dieu de toutes les façons, d'honorer le dieu mâle, et la déesse et les anges, et de se représenter le Monde comme un corps énorme, tout cela, terrible et beau, je veux le faire voir tel quel, sans en atténuer la violence ni —c'est étrange à dire— la spiritualité.
Antoine Vitez, L’Art du théâtre, 1986
Document 2
(Scène XII) L'ange gardien doit être le plus terrestre possible. Il pleure et souffre comme toutes les créatures. Il ne manque pas de malice non plus. Il est même un peu vaniteux. Que voit-on ? Un homme inquiet qui cherche à venir en aide à quelqu'un dans la détresse. Et qui ne peut pour le moment que la soutenir du regard, comme un manipulateur de Bunraku semble le faire pour sa poupée. Ne dirait-on pas qu'elle reste souveraine dans le choix de ses mouvements ? Du monologue de l'ange gardien sourd un ton provincial populaire nappé d'une voix bourgeoise vieille France. C'est la voix de Claudel mais aussi celle d'Aragon. Grande parenté entre ces deux-là. Parenté de langue et de milieu. Tous deux sont nés avant 1914 et cela nous donne cette voix parfaitement datée. Nous jouons que Prouhèze ne voit pas son ange gardien mais il serait bien qu'un instant on puisse penser qu'elle le voit. Et puis non. La scène finale entre Faust et Marguerite se joue sur ce mode.
Trouver l'Amérique en cherchant l'Inde : c'est à cela, bien souvent, que la répétition ressemble. Le metteur en scène est un ange gardien à sa façon. Il voit au-delà de son regard ce que la créature manifeste et il le lui renvoie. Il soutient de ce même regard cet être en souffrance qui ne souffre de rien sinon d'être l'être le plus exposé. C'est cette attention de tous les instants qui fait être le théâtre. Voyance et compassion. Un don de soi qui ne réclame aucun dû.
Eloi Recoing, Le Soulier de satin, Paul Claudel Antoine Vitez, journal de bord d’une mise en scène, Le Monde Éditions, 1991