dimanche 10 décembre 2023

Approfondissement de l'étude de la scène Richard/lady Anne: observation puis analyse, point de vue comparatif

 

La scène étudiée, dite « de Lady Anne », extraite de l’acte I, scène 2, a été choisie pour sa célébrité dans l’histoire du théâtre, mais aussi parce qu’elle peut raconter quelque chose à notre société actuelle – post-#MeToo – sur le plan des rapports homme-femme, des rapports de séduction ou encore sur celui du langage manipulateur – à l’ère des fake news et des « vérités alternatives ».

 Questionnement : Pourquoi Lady Anne se laisse-t-elle convaincre ? Et comment Richard fait-il pour obtenir exactement ce qu’il veut d’elle ?

On peut – on doit – assumer l’aspect mystérieux de cette scène pour un spectateur actuel. Bien sûr, le premier niveau d’analyse à proposer est le pouvoir de la parole de Richard. Nous assistons ici à l’une des métamorphoses de Richard, qui plagie avec dérision les codes pétrarquistes, dont il fait aussi un usage scabreux. Il est très fort puisqu’il arrive à séduire Anne au-dessus même du cercueil du beau-père de celle-ci, qu’il a lui-même assassiné. La force rhétorique du personnage et sa séduction langagière pourront facilement être démontrées.

Mais on peut également ouvrir des pistes d’analyse psychosociologique et systémique, comme le fait Thomas Ostermeier : une lecture en contexte montre en effet que Lady Anne, en scellant son union avec Richard, réintègre la course au pouvoir. L’extrait peut alors être perçu comme une illustration de plus de la « psychopathologie » (selon le mot d’Ostermeier) de tous ces personnages gravitant dans les sphères de la décision politique – Lady Anne n’étant pas la moins habile, car elle a flairé en Richard le prochain homme fort du royaume, contrairement à Hastings par exemple.

Comment chacune des mises en scène compose-t-elle avec cette étrangeté ? Comment chaque metteur en scène illustre-t-il le pouvoir de la parole ? Quelle place est-il accordé à Lady Anne, face à celui qu’elle appelle d’abord ici « porc-épic » ?

Observer

Les différents modes de captation

Quelles particularités de captation observez-vous dans chacune des mises en scène ?

Comme pour le reste de son spectacle, la mise en scène de Thomas Jolly use de procédés cinématographiques qui vont produire un discours supplémentaire par rapport à la simple mise en scène. En effet, tout comme au début du film, le spectateur était mis en contact avec l’effrayante naissance de Richard, ici la mention du petit frère de Richard et du récit de la mort de son père (par le père de Lady Anne) donnent lieu à une incrustation d’images en noir et blanc, entre Richard et Anne. Il s’agit des visages des deux personnages mentionnés par Richard. Par ce procédé, la mise en scène captée par le film se rapproche ici davantage des codes filmiques de série. Le flash-back n’est toutefois pas total, comme au début du film, puisqu’ici les images du passé n’occupent pas tout l’écran.

Autrement dit, chez Jolly, comme chez Ostermeier, la captation alterne champ, contrechamp et plan large, sur une scène plutôt plongée dans la pénombre. Notons toutefois les nombreuses plongées sur le cercueil dans la captation allemande (et quelques-unes aussi dans la mise en scène française), qui permettent au spectateur du film de voir ce que celui de théâtre ne voyait pas aussi bien.

 

L’espace théâtral

Quelle est la principale différence d’utilisation de l’espace théâtral entre les deux mises en scène ?

Il faut noter que les personnages de Jolly ne quittent pas la scène et n’utilisent pas l’apron stage dans cet extrait.

Au contraire, Ostermeier fait arriver son Richard par le public, tandis que Lady Anne a déjà commencé sa lamentation funèbre. Par conséquent, la caméra souligne l’arrivée de Richard en le filmant au milieu d’une rangée de spectateurs – alors momentanément éclairés – tandis que Lady Anne ne l’a pas encore vu. Interrogeons les élèves sur le sens de cette entrée par le public. Quelle différence produit-elle avec la mise en scène de Thomas Jolly ?

La scénographie

Que devient l’espace scénographique dans cette scène ? Trouvez des arguments montrant que tout se resserre autour des deux personnages.

Les deux mises en scène sont plongées dans une semi-pénombre. L’espace entier est obscur chez Thomas Jolly, à tel point que lorsque les gardes reculent, nous ne les voyons plus. Les personnages éclairés le sont par une tonalité blafarde, ce qui participe de l’univers gothique de cette mise en scène.

Chez Ostermeier, une lumière douche, plutôt chaleureuse, tombe sur le praticable orné du cercueil. Le reste de l’espace s’avère plongé dans le noir : ce qui compte, c’est l’échange entre ces deux personnages, la structure métallique (et tout ce qu’elle offre de jeu) n’a pas d’utilité puisque c’est la parole qui sera l’enjeu absolu de cette scène.

Les costumes

Listez tous les points communs et toutes les différences entre les costumes des deux mises en scène.

Comment auriez-vous vous-mêmes costumé le personnage de Lady Anne ?

Dans les deux mises en scène, Lady Anne est habillée d’une robe noire mi-longue et porte un voile de deuil sur la tête, qu’elle va relever. La robe de Flora Diguet (dans la mise en scène de Jolly) est plus courte et plus près du corps, ce dernier étant recouvert de piercings et de tatouages, les ongles peints de noir, bref, c’est une Lady Anne punk et rock. Le maquillage blanc sur le visage de Flora Diguet (comme pour l’ensemble des comédiens de la Piccola familia) contraste avec ses lèvres rouge sang. Jenny König (dans la mise en scène d’Ostermeier) a l’air plus sage avec ses bottes à talons et sa robe au col serré, ses cheveux roux tirés en chignon, discrètement et joliment maquillée.

Lars Eidinger (Richard dans la mise en scène d’Ostermeier) porte encore ce tee-shirt blanc et ce pantalon noir avec lesquels il est arrivé sur scène, détonnant avec le chic des personnages mondains de la Cour – habillés de façon tout à fait contemporaine. Sa tête est affublée de ce qui est censé être un casque antichute, mais ressemble fortement à une muselière pour bête sauvage. La fausse bosse de tissu est dissimulée sous son tee-shirt et le public n’en prendra pleinement conscience qu’au moment où il se déshabillera. Sa chaussure de boiteux alourdit sa démarche. Il porte une sorte de bretelle de pantalon qui accentue le déséquilibre de son corps branlant. Relevons enfin qu’il se déshabille intégralement pendant cette scène.

Le personnage de Thomas Jolly n’a pas encore non plus opéré de mue, il porte son corset noir et des plumes ébouriffées saillissent de son dos et de ses épaules. L’un de ses bras est recouvert de poudre argentée, tandis que sa jambe semble équipée d’une broche. Son costume revendique une forme de théâtralité et d’artifice, tout en faisant référence à la pop culture, surtout cinématographique.

 Les lumières

Quel choix scénique est fait pour les lumières ? Ce choix contraste-t-il avec le reste de la mise en scène ?

Chez Thomas Jolly, la scène est plongée dans une grande pénombre, dont jaillissent de temps à autre les gardes accompagnant le cercueil. La lumière structure ainsi l’espace de jeu et renforce l’inquiétante étrangeté de cette boîte noire dont émergent des ombres.

Dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, nous avons observé précédemment un bel éclairage par en dessous de la façade en pisé. Mais pour cette confrontation, seuls le praticable et les comédiens autour sont plongés dans la lumière, dans une sorte d’effet de surexposition et de netteté. L’action se resserre autour de leurs seules personnes, des émotions qui vont parcourir leurs corps et leurs visages et surtout… autour d’un duel de la parole et d’une forme de stichomythie.

Les accessoires

Listez les accessoires présents dans cette scène. Que remarquez-vous ?

Les deux mises en scène font le choix de la présence sur scène d’un cercueil et d’un aperçu sur le défunt (comédien chez Jolly, sans doute un mannequin réaliste chez Ostermeier). Le cercueil de la mise en scène allemande se trouve sur un praticable et est d’ores et déjà orné de l’épée (distinction des héros) qui servira plus tard dans la scène. Il s’agit des seuls accessoires.

À l’inverse, dans la mise en scène française, le voile de Lady Anne, le voile funèbre du cercueil (portant l’inscription « Henry VI » brodée de rouge) et la dague trouveront tour à tour leur utilisation. Il y a plus d’accessoires chez Thomas Jolly, mais remarquons qu’aucun des deux metteurs en scène ne fait l’économie de la présence du cercueil et d’une arme, bien que l’un affiche sa théâtralité (avec l’inscription « Henry VI »), tandis que l’autre mise sur la sobriété.

L’interprétation

Observez le nombre de comédiens sur scène et comparez avec le texte de Shakespeare. Qu’observez-vous ?

Que ressentez-vous grâce aux comédiens dans ces deux interprétations différentes d’une même scène ?

Il y a indéniablement une économie, un resserrement chez Ostermeier autour des deux personnages principaux (à l’image de la coupe du texte de Shakespeare qu’il a opérée avec son traducteur, Marius von Mayenburg – à hauteur de 40 %). À l’inverse, dans la mise en scène de Jolly, ils ne sont pas moins de huit comédiens (Lady Anne, Richard et six gardes/porteurs), ce qui se rapproche davantage du texte de Shakespeare.

Les deux Lady Anne pleurent peu de temps après leur entrée en scène. Mais autant l’émotion de l’une est rentrée et dans un régime de jeu réaliste (Jenny König), autant l’émotion de la deuxième est plus extériorisée, voire outrée.

Il en est de même avec les deux Richard : Lars Eidinger campe un Richard qui suscite notre pitié et notre attendrissement (notamment sur la réplique « pourquoi me craches-tu dessus ? ») tant il semble sincèrement heurté et peiné de la réaction de Lady Anne. Thomas Jolly, à la fois metteur en scène et comédien, oscille entre un personnage moqueur, cabotin, effrayant. Il cherche moins notre compassion que Lars Eidinger et montre ironiquement la duplicité du futur roi, ce qui produit une distance critique avec le personnage. La distance d’un côté et l’empathie de l’autre forment deux axes dramaturgiques à exploiter dans leur opposition.

 La distribution

Quelles différences principales pouvez-vous relever entre les deux Lady Anne et les deux Richard ?

Jenny König campe une Lady Anne plus jeune que Flora Diguet, mais aussi plus « bourgeoise » que la très punk Lady Anne française.

Lars Eidinger, comédien star du théâtre allemand et DJ à ses heures, a été choisi pour sa beauté, que lui-même et Thomas Ostermeier se sont amusés à dégrader. L’acteur a à peine quarante ans au moment où il interprète Richard, tandis que Thomas Jolly est âgé de trente-trois ans. Contrairement à l’acteur allemand, très athlétique, Thomas Jolly relève à son propos qu’il « fait cinquante kilos tout mouillés ». La stature entre les deux acteurs n’est donc pas tout à fait la même, ni l’âge. D’un côté la force séductrice, de l’autre la revanche manipulatoire du gringalet difforme.

L’univers sonore

Les extraits peuvent être cette fois seulement écoutés, même dans la version allemande. L’exercice est alors de relever tout ce qui s’entend, y compris dans le texte (silence, accélération des échanges, répétition de mots, de sons, respirations des comédiens, émotions

On entend le glas sur l’entrée en scène de Jenny König, pour marquer l’atmosphère de deuil. L’intégralité de la scène se déroule ensuite dans un silence absolu, que seules les inflexions de voix et leur cortège d’émotions habitent.

Dans la mise en scène de Jolly, une musique sourde, composée de voix féminines alimente le début de la scène, jusqu’à la fin de la malédiction lancée par Lady Anne (et qui se retournera contre elle). Au moment où les plaies du défunt roi se rouvrent, un souffle inquiétant se fait entendre.

2.Analyser

L’espace et la scénographie

Reliez l’utilisation de l’espace dans cette scène à une lecture dramaturgique globale faite par chacun des deux metteurs en scène.

Dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, l’entrée de Richard se fait donc par la salle, ce que la caméra accompagne. Nous avons, nous spectateur, une longueur d’avance sur le personnage féminin et, si nous compatissons à sa douleur, nous sommes de facto placé du côté de Richard : en arrivant du public, il devient notre relais. On retrouve ici une tradition théâtrale médiévale dans laquelle Ostermeier s’inscrit volontiers : les vice figures, ces personnages du vice, du mal, qui entraient sur scène depuis le public et auxquels les spectateurs s’identifiaient. Rappelons que la volée d’escaliers entre la scène et la salle a été construite expressément pour cette mise en scène à l’opéra Grand Avignon et répond à la volonté du metteur en scène d’établir une communication directe du public avec Richard.

Chez Thomas Jolly, cette scène ne sollicite pas particulièrement le public – contrairement à d’autres moments de la pièce – malgré un espace qui le rend possible. Nous assistons à une scène de manipulation de la parole, comme témoin et observateur.

La distribution

Faites des recherches sur Jenny König et sur la troupe de la Schaubühne. Faites la même chose sur Flora Diguet et la Piccola Familia. Quelles conclusions en tirez-vous pour cette scène ?

Jenny König est une jeune comédienne, entrée dans la troupe de la Schaubühne en 2011 (à 25 ans). Elle s’est déjà retrouvée face à Lars Eidinger dans une comédie de Shakespeare, Mesure pour mesure, mise en scène l’année où elle rejoignait la troupe. Elle y jouait la novice Isabella face au cruel Angelo. Puis elle fut à la fois Gertrude et Ophélie dans l’Hamlet de 2014. Pour les spectateurs qui suivent les spectacles de la Schaubühne depuis longtemps, il est certain que cette confrontation entre Lady Anne et Richard prolongeait celle de Mesure pour mesure et d’Hamlet, tout en racontant quelque chose de l’affrontement entre une jeune comédienne et celui qui est déjà une sorte de monstre sacré de la scène et du cinéma européen. Les dix années qui séparent les deux comédiens entrent aussi dans l’analyse de leur jeu. En effet, Lady Anne peut apparaître comme peu expérimentée et tombant pour cette raison assez facilement dans le piège que lui tend Richard. Thomas Ostermeier fait toutefois une analyse politico-sociale de cette scène : Anne est en âge de se remarier, de faire des enfants, d’avoir une vie sexuelle digne de ce nom, et tout le monde la considère comme une veuve. La décision du personnage d’épouser Richard peut alors s’éclairer d’un nouveau jour : elle est une jeune femme désirante, et c’est exactement ce que raconte la beauté, la douceur, l’empathie et la jeunesse de Jenny König.

Dans la mise en scène de Jolly, à l’inverse, Flora Diguet (née seulement un an avant Jenny König) semble plus âgée que le personnage principal, en raison du maquillage blanc qui durcit son visage, et de sa perruque aux cheveux raides qui la vieillit considérablement. L’écart d’âge créé avec Thomas Jolly raconte l’inverse de ce qui est produit chez Thomas Ostermeier : c’est une femme veuve, que sans doute la mort de son mari a précipitée dans les coulisses du pouvoir et de la séduction, et que son âge relègue au second plan, bien que son apparence demeure codifiée du côté du punk et donc d’une certaine jeunesse.

Dans les deux mises en scène, le passé de la troupe ou de la compagnie se lit dans le choix des comédiens et dans leurs interactions au cours de cette scène de confrontation.

Les costumes et les références

Observez des photographies des costumes de Richard dans les deux mises en scène.

Le Richard de Thomas Ostermeier frappe par un double aspect : son décalage avec le reste des personnages, tous fort bien habillés, et par l’aspect tout à fait banal de son costume, ressemblant fort aux vêtements du public masculin en face de lui. À ceci près que son corps est barré d’une bretelle unique et alourdi d’un pied énorme, comme un pied-bot. Le Richard III de Thomas Jolly place l’étrangeté sur un autre plan : celui de l’animalité avec sa bosse ébouriffée de plumes et de poils de sanglier (réalisation d’un artiste plasticien, Sylvain Wavrant). L’effet produit par leur apparition nous place d’emblée face à de singularité, mais de diverses façons : nous pouvons nous identifier à Lars Eidinger, vêtu comme nous, mais tout de même identifié comme décalé et bancal, tandis que Thomas Jolly porte sur lui une grande théâtralité, par son maquillage et son aspect chimérique (sauf qu’au lieu de mélanger deux animaux, c’est l’humain lui-même qui est mélangé à l’animal).

Arrêtons-nous sur le principal décalage entre les deux scènes : le comédien allemand se mettra entièrement nu face à Lady Anne. Voici ce qu’en dit Thomas Ostermeier : « C’est une idée de Lars Eidinger, car je n’aime pas les scènes de nudité au théâtre. Mais là cela a du sens, car il ne peut rien cacher, pas une seule arme, et c’est une nudité symbolique, il se dévoile totalement. » (émission « Ping Pong », France Culture, 26 juin 2017). Entièrement nu certes, comme offert aux regards de Lady Anne et se rendant transparent, à ceci près qu’il conserve sa bosse, ainsi désignée comme un artifice théâtral. Cette transparence n’est toutefois qu’un piège qui se referme sur Lady Anne.

Les accessoires

Les deux mises en scène font des choix radicalement opposés au sujet des accessoires. Démontrez-le.

La mise en scène de Jolly utilise davantage d’accessoires que celle d’Ostermeier et joue avec eux. En effet, le voile mortuaire de Henry VI devient furtivement le drap du lit que Richard voudrait conjugal, au moment où il s’en empare. Il fait ainsi exister une chambre à coucher, par un fonctionnement à la fois métonymique et polysémique de l’accessoire. Enfin, dans la mise en scène française, l’épée se transforme en dague – arme des traîtres qui la tiennent cachée pour l’utiliser en dernier recours.

Dans la mise en scène allemande, l’épée trouve la justification de sa présence au titre premier d’ornement du défunt. Il y a une véritable économie des accessoires, Ostermeier s’en tenant au strict nécessaire. Tout doit être au service des comédiens, des émotions et de la joute verbale qui est la leur dans cette scène.

La conception des rôles

Relisez la scène. Tout d’abord, montrez tout ce qui, dans le texte de Richard, fait basculer Lady Anne de son côté. Dans un deuxième temps, trouvez des raisons historiques, politiques, sociales et dramaturgiques, dans l’ensemble de la pièce, qui vous permettent d’éclairer le choix du personnage féminin de rallier Richard.

Pour Ostermeier, cette scène demeure la plus belle de la littérature, car on ne la comprend pas, à l’image de certains évènements de la vie (la mort prématurée et accidentelle d’un proche par exemple). Pour lui, deux choses sont à l’œuvre dans cet échange. La première, c’est le jeu immoral de Richard avec l’interdit : en effet, il séduit celle dont il a tué le mari et le beau-père, au-dessus du cadavre même de ce dernier. Notons d’ailleurs que Richard, dans le monologue qui suivra la sortie de Lady Anne, s’assiéra carrément sur le cercueil ! N’oublions pas qu’il est nu : le tabou est triple – celui de la mort, celui de la nudité, celui de la séduction de l’objet interdit.

La deuxième lecture apportée par Thomas Ostermeier relève de l’analyse historico-politique : Lady Anne se retrouve exactement dans la même position de relégation que Richard. En effet, celle qui est la fille de Warwick, l’un des principaux financeurs du roi précédent, Henry VI, devait devenir la prochaine reine, se trouvait au centre du pouvoir. Par la mort de son mari, elle perd pouvoir, richesse, statut social. Le metteur en scène allemand ajoute une dimension plus intime à ce personnage : elle est une femme jeune, à même de poursuivre sa vie sensuelle. Comme Lady Grey avant elle (devenue la reine Élisabeth dans Richard III), elle espère retrouver amour et pouvoir par son mariage avec celui qui n’est encore alors que le duc de Gloucester.

Pour Thomas Jolly, si Richard séduit Lady Anne, c’est dans l’espoir de fonder une nouvelle branche dynastique. Lui qui semble haï de tous, à commencer par sa propre mère, veut non seulement devenir roi, mais être à l’origine d’une grande lignée. Le metteur en scène donne donc à voir Lady Anne enceinte, sur le point d’accoucher après la scène de couronnement. Shakespeare ne représente pas l’enfant de Richard et d’Anne, qui vécut tout de même une dizaine d’années. Thomas Jolly en fait un enfant mort-né. L’amertume fait alors basculer pleinement Richard dans la tyrannie absurde.

 Les types de jeu

Quel type de jeu vous semble plus réaliste ? plus théâtral ? Par quelle mise en scène êtes-vous le plus touché ?

Le régime de jeu choisi par Thomas Jolly est clairement théâtral, voire théâtralisé, par les costumes, le maquillage ou encore le niveau sonore. En effet, les deux personnages semblent presque rugir à certains moments. Ils se déplacent énormément en comparaison avec la mise en scène allemande : Lady Anne se rue sur Richard pour lui asséner quelques coups rapides et sans dommage, le personnage masculin la rejoint sous le drap improvisé, et enfin il la renverse sur le cercueil de Henry VI – là aussi, comble de l’interdit puisqu’une scène de sensualité est esquissée. Enfin, Jolly glisse violemment au doigt de Lady Anne sa bague crochue et comme emplumée, ce qui pourrait être une métaphore de la violence sexuelle qu’il lui fait subir, d’autant que la comédienne halète à ce moment-là. Les corps sont toujours en mouvement, leurs expressions – sanglots, crachat, sang des plaies de Henry VI, et enfin voix – utilisées de façon puissante.

Le contraste s’avère alors saisissant avec la mise en scène de Thomas Ostermeier, ne serait-ce que sur le plan sonore : dans cette dernière, le régime vocal est plus ténu et les échanges, même violents, se font avec une rage – pour Lady Anne – plus rentrée, mais non moins haineuse. Le régime de jeu se montre plus réaliste, afin d’atteindre l’émotion. En effet, comment comprendre Lady Anne sinon ? Juste après le crachat, Richard s’écrie dans un sanglot : « pourquoi craches-tu sur moi ? ». Malgré le rire étonnant du public, Lars Eidinger apparaît bouleversant – et bouleversé. Nous sommes émus par son désarroi – tant pis s’il est feint – et Lady Anne devient notre relais parfait, car elle aussi semble fortement troublée par ce « cri du cœur ». Le silence, la puissance de la retenue, la lenteur sont au service de ce pathétique vraisemblable, qui permet de compatir avec Richard autant qu’avec Lady Anne. Contrairement à la mise en scène de Jolly, ce n’est pas la main de Flora Diguet tremblant en suspension au-dessus de Richard qui exprime l’intensité du trouble du personnage féminin, mais le profond et puissant silence qui précède l’abandon de l’épée. Après les stichomythies, tout devient silence et suspension. On croit et on adhère au mouvement de tendresse de Lady Anne se penchant pour embrasser Richard et le saisir passionnément par le cou. C’est elle qui décide.

Chez Ostermeier aussi les corps entrent puissamment en jeu : c’est ainsi que le menton de Jenny König tremble pendant sa lamentation ou encore qu’elle tombe en entrant sur scène, afin de signifier son trouble, exactement comme Ostermeier le demandera à Adeline d’Hermy, dans sa mise en scène de La Nuit des rois (à la Comédie française, 2018).

Rappelons maintenant et pour le reste de ces analyses que Thomas Ostermeier ne fait pas du réalisme une plate copie de la réalité. En effet, Sylvie Chalaye, pour présenter son travail, parle d’un théâtre de « situations concrètes et du contact matériel des corps avec un environnement tangible auquel l’acteur pourra se confronter » (Thomas Ostermeier, Actes Sud, 2006). Les grandes inspirations réalistes d’Ostermeier sont bien Eisenstein, Meyerhold, Stanislavski (plutôt celui des dernières années), et enfin Brecht.