Pour votre horizon d'attente
Dominique Blanc parlant de la Douleur à 28 minutes sur Arte
Emission de radio dans laquelle Dominique Blanc évoque les années Chéreau
La Douleur fait le récit des jours qui suivirent la libération des camps de concentration, au printemps 1945. Marguerite Duras y raconte l’insupportable attente de son compagnon, Robert L., arrêté en 1944. Est-il vivant ? Est-il mort ? Entre les allées et venues à la gare d’Orsay dans l’espoir tenace de le voir réapparaître, la publication du journal Libre et les conversations avec D., ce journal retranscrit le cheminement sinueux, sombre et terrible d’une femme qui met tout en œuvre pour surmonter l’angoisse. Tandis que le voile commence à être levé sur l’horreur des camps, l’autrice est prise dans un face-à-face avec la mort. De sa plume sèche et poignante, elle dissèque cette attente : les errements intérieurs, les images obsédantes et les gestes quotidiens inlassablement répétés, comme une tentative de survie. ce spectacle rend hommage à l’écrivaine en quête littéraire, plongée dans une introspection presque terrible lorsqu’on sait l’autre douleur, à vif, dont témoignera de son côté Robert Antelme.
Thierry Thieû Niang, La Douleur dans le cœur
Photo : Simon Gosselin
À l’Athénée, après l’avoir présenté au TNP, le chorégraphe remonte avec Dominique Blanc, quatorze ans après sa création, La Douleur de Duras. Se glissant dans les pas de Patrice Chéreau, les deux acolytes, riches de leurs expériences mutuelles, signent une œuvre augmentée intense autant que bouleversante. Rencontre.
Comment est né le projet de remonter cette pièce de Duras dans la version de Chéreau ?
Thierry Thieû Niang : Dominique (Blanc) avait depuis longtemps envie de reprendre ce rôle. Dans un coin de sa tête, elle avait toujours eu l’intuition, qu’elle le rejouerait, qu’elle n’en avait pas fini avec les mots du Duras. Avant qu’elle ne rentre au Français, nous avions déjà évoqué la possibilité de retravailler ensemble, de replonger dans nos notes de l’époque, de voir comment il serait possible de remonter la pièce. C’était pour Dominique une période compliquée, elle avait des doutes, des incertitudes quant à l’avenir. La Douleur de Duras était pour elle un refuge qui l’avait déjà sauvée après l’expérience de Phèdre en 2003. C’est clairement un texte qu’il est plus que nécessaire de faire entendre, découvrir. D’autant qu’avec rien, une table et six chaises, il est possible de jouer partout dans une classe d’école, un hospice ou n’importe où ailleurs. Et puis en mai dernier, elle m’a appelé. Elle avait la possibilité de prendre un congé de la Comédie-Française à la rentrée 2022. C’était donc le bon moment de (re) tenter l’aventure. Elle en sentait la nécessité au plus profond d’elle-même. En parallèle, j’étais en discussion avec Jean Bellorini pour créer un spectacle au TNP. Je lui ai soumis l’idée, qu’il a tout de suite acceptée. C’était d’autant plus symbolique pour Dominique, qu’en tant que Lyonnaise d’origine, c’est là qu’adolescente, elle venait avec ses parents au théâtre, et c’est là qu’elle a rencontré Patrice pour la première fois.
Quelle a été votre méthode de travail après tant d’années ?
Thierry Thieû Niang : Déjà, il faut savoir que Patrice Chéreau, contrairement à beaucoup d’autres metteurs en scène, n’a jamais pensé son œuvre comme faisant partie d’un répertoire. Il créait, filmait parfois. Dans la foulée, la pièce tournait, puis il passait à autre chose. Rarement, il imaginait qu’un de ses spectacles ne fasse plus de deux saisons. Ce n’était pas dans sa nature. Il était dans l’instant, dans le présent. Les rares fois où certaines de ses pièces ont été captées, comme Le temps et la chambre par exemple, il préparait en amont le tournage, travaillait avec un réalisateur, quand il n’était pas aux manettes, et faisait un découpage scène par scène. Rien n’était laissé au hasard, tout était pensé. Pour La Douleur, par exemple, il ne souhaitait pas en garder trace, ailleurs que dans nos mémoires et celles des spectateurs. Quand avec Dominique, nous nous sommes retrouvés au TNP pour trois semaines de résidence. Nous avons tout simplement commencé à faire jouer nos souvenirs.
Concrètement, comment avez-vous travaillé ?
Thierry Thieû Niang : Dominique est une bosseuse. Tout d’abord, elle répétait sans relâche le texte avec son mari ou une assistante. Puis ensemble, au plateau, nous reprenions des extraits. Elle se mettait en situation, s’installait à la table et laissait son corps parler, comme si dans chaque fibre de ses muscles, la mémoire lui revenait. Nous confrontions nos souvenirs, les quelques notes gravées dans nos manuscrits d’époque. Ce fut un peu comme un travail archéologique. Ce fut des moments très intenses, comme des retours en arrière. Parfois, elle me disait, tu te souviens à ce moment, je prenais les cahiers dans mon cartable, ou il me semble que c’est à ce moment que j’attrape la pomme, que j’ouvre la trousse, qu’ici, j’émiette sur la table ce sachet de gâteaux. Nous avons même demandé conseil au régisseur éclairagiste de l’époque, qui est venu sur le plateau riche de ses propres souvenirs et des cahiers de répétitions qu’il avait conservés. Ensemble, au fil des jours, par étapes, nous avons refait un spectacle. Pas à l’identique bien sûr, cela aurait été impossible et sans grand intérêt. Il était important qu’on insuffle dans cette nouvelle version, un souffle nouveau, riche de ce que nous avons vécu elle et moi depuis la dernière en 2009. Nous avons remis la mise en scène au temps présent, nous avons fait en sorte que tout prenne sens avec fluidité. Mais ce qui m’a particulièrement touché et ému, c’est la manière dont Dominique avait une mémoire de ce texte.
Du coup, le spectacle que vous présentez est à la fois une manière de se souvenir de Chéreau et en même temps une récréation ?
Thierry Thieû Niang : À l’époque, quand avec Patrice et Dominique, nous cherchions un texte à monter tous les trois. C’est moi qui avais proposé La Douleur de Duras. Je venais de le lire, j’avais été bouleversé. Je savais qu’il y avait une matière dramatique incroyable à travailler. Quelque part le reprendre, en faire une version où se conjuguent passé et présent, fantôme de Patrice et réalité de nos corps et mentalités qui ont évolué en quatorze ans, est quelque chose qui nous a semblé important. Comme si une évidence s’imposait à Dominique et à moi. Cette recréation est riche de nos sensations, de nos émotions, des ellipses mémorielles que nous avons comblées à partir des bouts de nous, de nos réflexions. Cela, je crois, donne une force encore plus incroyable au texte de Duras, comme s’il était plus concret, plus présent, plus organique qu’à l’époque.
N’est-ce pas dû aussi aux expériences que vous avez vécues en quatorze ans ?
Thierry Thieû Niang : Certainement. Avec la maturité, l’expérience au Français notamment, qui fait que Dominique apprend un texte, le matin, en répète un autre l’après-midi, et en joue encore un autre le soir, fait qu’elle a gagné en assurance, en métier, en présence, en densité. Elle est aussi plus inventive, plus dans l’instantané. À l’époque, Dominique était avec Patrice, très bonne élève, très respectueuse du texte. Elle s’est libérée en quelques sortes d’un certain nombre de nœuds, de carcans. Elle vit les mots de Duras, elle propose de nouveaux mouvements, de nouveaux déplacements, qui vont dans le sens de ses ressentis, de ce qu’elle souhaite exprimer. Elle joue beaucoup plus, se laisse traverser par l’écriture pour l’interpréter de la manière qui lui semble plus juste. C’est de plus en plus intense. On la sent plus à son aise. Elle est vraiment devenue une actrice du présent au présent.
Qu’est-ce que cela fait pour vous de voir remonter ce texte ?
Thierry Thieû Niang : c’est un texte qui m’accompagne depuis plus de quinze ans. Et il continuera à le faire. J’aime énormément Duras, la femme, l’écrivaine. Elle est très présente dans mes créations, elle irrigue nombreux de mes projets. En mai, dernier, à la MC93, C’est tout ! s’appuyait sur une émission de radio des années 1970 dans laquelle Marguerite Duras s’entretenait avec des enfants. Et puis, dans le cas de La Douleur. Il y a bien sûr, la présence de Chéreau. Pour parafer ce que dit si justement Marthe Keller, il est le plus vivant de nos morts. Ce qu’il a apporté au théâtre, au cinéma, est toujours là. Qu’on l’ait connu ou non, il fait partie de nous. Penser à lui, retravailler avec Dominique sa partition sur La Douleur, n’a jamais été cérémonial ou mortifère. La vie l’emporte toujours. Il est là, quelque part, comme une force qui nous a poussé à nous dépasser.
Qu’évoque La Douleur aujourd’hui ?
Thierry Thieu-Niang : Le contexte n’est pas le même qu’il y a quatorze ans. Les mots de Duras touchent différemment. Difficile en entendant l’angoisse de cette femme face à l’attente, de ne pas penser à la guerre en Ukraine, à ses morts, ses violences, ses barbaries. Pour la jeune génération, qui n’a pas connu ou pas eu la même perception que leurs aînés, de ce qu’a été la Shoah, cette période noire de la Seconde Guerre mondiale, ce que raconte l’autrice est d’une force incroyable. Elle dit tout de l’horreur, de son combat pour ne pas flancher, du courage au féminin qui est son moteur. C’est une héroïne du quotidien, pas de celle que l’on monte aux nues, mais de celle discrète qui garde la tête haute jusqu’au bout sans broncher. C’est cela qu’il est important de retenir de ce texte, de cette pièce, de l’incarnation de Dominique.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore - L’œil d’Olivier - 2 décembre 2022