jeudi 4 janvier 2024

Analyse de La Chanson '(Reboot) par Fiorelle

 

Analyse de spectacle

La Chanson (reboot)

Jeudi 21 décembre 2023

 

Mon horizon d’attente quant à cette pièce

La Chanson est un spectacle qui a été mis en scène par Tiphaine Raffier, actrice, dramaturge, metteure en scène, scénariste et réalisatrice française, dont je parlerai dans quelques instants.

Le spectacle musical La Chanson a déjà été mis en scène en 2012, et avait été apprécié pour sa narration ciselée et sa finesse. Et aujourd’hui, Tiphaine Raffier lui donne un second souffle avec de nouvelles actrices, et conserve la légèreté ainsi que l’angle réflexif sur la société, voir philosophique. Lorsque j’ai lu que ce spectacle serait philosophique, cela a immédiatement éveillé ma curiosité !

J’avais également lu que cette fable « tendre et cruelle était une brillante réflexion sur notre société du paraître ». Je me suis donc dit que ce spectacle aurait peut-être un lien avec les réseaux sociaux, puisque c’est le lieu du « fake » et du paraitre par excellence !

Concernant la scénographie, j’ai lu que l’action se déroulerait dans une ville factice, ce qui donne un environnement simulacre, soit qui désigne un décor qui ne renvoie à aucune réalité. J’ai aussi vu une photo du décor, représentant l’intérieur d’un gymnase, puisque qu’on peut voir un but de handball, des marquages au sol, des escaliers à jardin qui évoquent les escaliers qu’on prend pour monter dans les gradins, et, dans le but de handball qui semble directement collé au mur, on peut voir un mot fluorescent : Barbara

Le décor m’a semblé intéressant, et je pressentais que tout un univers allait être créé dans ce gymnase.

 

Mon ressenti avant le commencement du spectacle

Avant même d’arriver au théâtre municipal de Colmar, théâtre à l’italienne où a eu lieu la représentation, j’étais stressée car je craignais de ne pas être à l’heure pour la représentation, puisque j’étais partie trop tardivement de chez moi… Au final, plus de peur que de mal ! J’arrivais tout pile à l’heure. C’est toujours une joie pour moi d’assister à un spectacle dans ce théâtre-là, je trouve que c’est un très bel endroit, et maintenant, dès que j’y vais, je ne peux m’empêcher de penser à l’opéra d’Avignon, où a eu lieu la représentation de Richard III par Ostermeier, car il y a des similarités entre ces deux théâtres !

J’étais installée dans la rangée H, en H13, et je n’ai jamais eu une aussi bonne place dans ce théâtre, c’était donc très sympathique ! J’étais de bonne humeur et bien entourée !

Le rideau n’était pas tiré, ce qui m’a permis d’observer le décor, tout en couleurs ! J’y reviendrai dans l’analyse pure.

 

Quelques informations sur la metteure en scène

Tiphaine Raffier est une actrice, dramaturge, metteure en scène, scénariste et réalisatrice française, née en 1985 à Lorient. Elle grandit dans la région parisienne avec sa mère, sage-femme, et son père, travaillant dans une entreprise. Son premier pas dans le théâtre se fait pendant sa scolarité. Après avoir obtenu une licence en Art du Spectacle, elle intègre l’École du Nord (École supérieure d’art dramatique) de Lille en 2006. En 2009, Tiphaine Raffier œuvre dans le collectif Si vous pouviez lécher mon cœur-dont le nom fait référence à une phrase de Shoah, qui est un film documentaire français sur l'extermination des Juifs par les nazis, durant la Seconde Guerre mondiale et réalisé par Claude Lanzmann -,avec Julien Gosselin, metteur en scène français et, en 2015, monte sa propre compagnie : La femme coupée en deux. En m’interrogeant sur le nom de la compagnie, j’ai d’abord pensé au tour de magie s’appelant littéralement « La femme coupée en deux ». Je me suis aussi demandée si ce titre pouvait parler d’elle, peut-être était-elle une femme « torturée » par ses pensées, et avait besoin de les transformer en pièces de théâtre… Mais en cherchant, j’ai lu que la metteure en scène avait confié à Télérama que : « « C'est bien de moi qu’il s’agit, et de mes personnages aussi, toujours écartelés entre deux mondes ». Ainsi, je n’avais pas totalement tort dans mon interprétation ! En fait, Tiphaine Raffier est une actrice le jour, qui a été découverte en 2013 en même temps que le collectif Si vous pouviez lécher mon cœur, et une dramaturge et metteuse en scène la nuit. Nuits pendant lesquelles elle écrit des pièces aux « situations étranges », en tout, trois en cinq ans, dans une belle discrétion. Ainsi, elle est bien « coupée en deux », partagée entre lumière ombre. Comme elle l’a dit, ces personnages sont aussi partagés entre deux mondes. Pour la Chanson, je pense qu’elle a voulu dire que les personnages étaient à la fois ancrés dans un monde artificiel et créé de  toutes pièces pour faire rêver la société, mais aussi dans un monde moins fantaisiste, plus terre à terre, celui dans lequel nous vivons réellement.

Elle écrit et crée La Chanson en 2012, et joue dans cette pièce en 2018aux côtés de Noémie Gantier et Victoria Quesnel.Elle en fait aussi un moyen métrage, un film remarqué et apprécié. Elle donne un nouveau souffle à la pièce en 2021, avec une nouvelle distribution : Jeanne Bonenfant dans le rôle de Jessica, Candice Bouchet dans celui de Barbara et Clémentine Billy dans le rôle de Pauline.

 

Synopsis de la pièce

Pour le résumé de l’histoire maintenant, on se situe dans une ville factice, nommée Val d’Europe, petite cité de Seine-et-Marne montée de toutes pièces dans les années 2000 à côté de Disneyland Paris.Tiphaine Raffier a justement vécu dans cette agglomération, où tout est parfait, trop parfait pour ressembler à autre chose qu’un décor de cinéma. La metteure en scène dit d’ailleurs pour Sceneweb : « J’ai d’abord vu la place de Toscane avant d’aller en Italie. J’ai d’abord découvert de faux immeubles haussmanniens avant de voir les vrais, à Paris » Il est question, dans cette pièce, de trois femmes nommées Barbara, Jessica et Pauline qui grandissent et rêvent de devenir des stars de la chanson. Elles s’entrainent à reproduire la chorégraphie de SOS du groupe ABBA pour remporter le concours du meilleur sosie, jusqu’au jour où l’une d’elles ressent la nécessité d’écrire ses propres chansons, elle veut voler de ses propres ailes. A ce moment-là, c’est la crise, et ces trois jeunes femmes en quête d’elles-mêmes laissent apparaitre des failles.

 

Analyse de la pièce

La Chanson de Tiphaine Raffier est un spectacle « pas comme les autres », il renvoie à une sorte d’étrangeté. Cette étrangeté peut d’ailleurs être déroutante, mais non pas moins porteuse de messages. Ainsi, comment un spectacle si peu commun, aux allures bizarres et fantaisistes, peut-il nous éclairer sur le monde dans lequel nous vivons ? Plusieurs éléments nous permettent de répondre à ce questionnement, que ce soit en étudiant la scénographie, les costumes, le jeu des actrices, ou les partis pris choisis par la metteure en scène.

 

Tout d’abord, parlons de la scénographie. En globalité, par rapport au dispositif général, on trouvait trois murs blancs, un espace au lointain propice aux projections vidéo, ainsi que trois portes. En ce qui concerne le sol de l’espace scénique, de couleur bleue, peu d’objets étaient disposés dessus, si ce n’est cinq chaises orangées, plutôt communes,côté cour, on pouvait voir un escalier rappelant les escaliers qui permettent de monter dans des gradins, quelques tapis de sol orangesà certains moments du spectacle, et un piano électronique pour les musiques de Pauline. Cela s’explique facilement, puisque le décor se veut être un gymnase, dans lequel Barbara, Jessica et Pauline s’entrainent, dansent et chantentpour gagner le concours du meilleur sosie. De ce fait, il leur fallait de l’espace pour évoluer, donc il semblait inutile d’encombrer le sol avec d’autres objets.

Les murs, à l’inverse du sol, étaient occupés par une sorte de boite, plutôt grande, transparente et lumineuse, juste à côté des chaises oranges, suspendue au mur. A l’intérieur, on pouvait y voir des magazines ou des affiches, et cette boite, plus tard dans la pièce, renfermera aussi de l’argent dans une enveloppe, argent appartenant à Pauline (elle est l’héritière de 900 000 euros)qu’elle confie à ses amies dans le but de trouver l’inspiration pour créer, comme une artiste, en se défaisant du confort qu’il lui apportait. Lorsqu’elle quittera le groupe, c’est également ici qu’elle déposera les messages à l’attention des deux autres filles. Je n’étais pas assez proche pour voir les affiches que contenait la boite, mais je suppose qu’elle renfermait des documents comme des annonces de concours dans la petite ville, ou encore des affiches à l’effigie du groupe ABBA, si vénéré par les trois filles, et surtout par Barbara ! Ainsi, cette boite apportait selon moi des nouvelles, c’était un contact avec la vie extérieure, hors du gymnase dans lequel le groupe d’amie façonnait son univers. C’est une sorte de « rappel à la réalité », même si l’on peut se questionner sur cette réalité, puisque tout, dans leur ville, est factice, kitsch, éloigné de la réalité, loin de l’authenticité ! A cour encore, il y avaient aussi des robes roses (qui m‘ont d’ailleurs interpellées pendant une grande partie du spectacle !), tenues élégantes suspendues au mur ou à un autre objet présent dans les gymnases, un espalier de bois, qui sert le plus souvent à s’échauffer. Je pense que ces robes auraient été utilisées pour le jour du concours, si Pauline n’avait pas choisi un autre chemin, et si elle n’avait donc pas été tuée par Barbara. Les robes roses sont portées à un moment précis dans le spectacle, lorsque les trois filles dansent ensemble sur Dancing Queen, c’est d’ailleurs un passage important du spectacle, puisqu’il débouche sur le meurtre de Pauline par Barbara, puisque celle-ci était jalouse de la complicité de Pauline avec Jessica. Enfin, trois fenêtres surplombaient les éléments que j’ai cités.

Côté Jardin maintenant, un panier de basketball usé trouvait sa place au-dessus d’une sorte de porte (je n’ai pas bien vu) jaune, que les comédiennes utilisaient parfois pour sortir. La porte était agrémentée de plastique, signe que le gymnase n’est plus de toute jeunesse. De plus, on pouvait aussi voir une porte de sortie bordeaux au-dessus des marches à jardin, qui était souvent utilisée par les comédiennes. Au-dessus de la porte, on distinguait une fenêtre. L’élément principal du décor était sans doute le but de handball jaune sur un mur blanc et bleu, qui était en fait un écran, et qui contenait une porte de sortie, assez étroite, et qui donnait sur unearrière-scène complètement noire. Je pense que la metteure en scène a fait ce parti pris pour montrer que, derrière ce gymnase aux allures kitsch et irréelles, se cache quelque chose de sombre, d’autant plus que Barbara utilisait souvent cette porte, et que c’est elle qui a tué Pauline, et qui rejetait le plus sa décision de créer par elle-même et de sortir de cet environnement « carton-pâte ». Pour en revenir à l’écran maintenant : Ce dernier diffusait des vidéos d’animaux peu communs, à la manière des documentaires, c’est-à-dire des vidéos commentées. Les vidéos, dans mes souvenirs, évoquaient entre autres les aptitudes des animaux à se protéger, et donnaient leurs caractéristiques : La première évoque un oiseau australien, sorte d’oiseau lyre, capable de reproduire tous les bruits. A l’écran, on le voit reproduire des bruits d’autres oiseaux, mais aussi des bruits liés à l’activité humaine comme celui de tronçonneuse et d’opérateurs photographiques. C’est le point de départ de l’émancipation de Pauline, la vidéo lui fait l’effet d’un électro choc, c’est un premier pas dans sa quête de son moi individuel. La deuxième vidéo nous éclaire sur le personnage de Barbara, elle fait part de sa solitude et de son désir d’être dans la lumière grâce à des images d’animaux marins vivant dans les abysses les plus sombres et étant phosphorescents. Ce sont deux moments clés de la pièce (dont je n’avais pas saisi toute l’importance, merci de m’avoir mise sur la voie et de m’avoir rappelé ce que j’avais oublié !) Je pense également, qu’à travers cela, Tiphaine Raffier a voulu alerter sur la situation climatique actuelle. Plusieurs passages du spectacle font d’ailleurs référence à cette nature, que l’on méprise et qu’on tente de s’approprier et de dominer, comme lorsqu’il est dit que Barbara et Jessica travaillent dans le magasin respectueux de l’environnement « Nature et Découverte », et qu’aujourd’hui, ce lien positif avec la nature se perd, et que cette nature est détruite ou instrumentalisée, utilisée à mauvais escient à des fins commerciales. La vidéo appuie donc le propos, et vise à faire comprendre l’urgence d’agir pour le climat. Mais la vidéo diffuse aussi autre chose : Les paroles, pour le moins étonnantes, des chansons que produit Pauline. Ces chansons, composées de mots complexes ayant un lien direct avec la technologie, qui ont beaucoup fait rire le public, ne m’ont pas fait rire, moi. Je pense que la metteure en scène a voulu alerter, à travers les paroles des chansons de Pauline, sur la société de surconsommation dans laquelle nous nous trouvons actuellement : l’humain n’est jamais satisfait, il veut toujours plus, surtout technologiquement ; il veut des appareils dernier cri, les plus performants, les plus beaux, les plus dévastateurs pour l’environnement. Il s’éloigne de plus en plus de l’authenticité, de la singularité, aussi, puisque les chansons de Pauline comportent des noms de tas d’objets électroniques permettant la reproduction, la duplication d’une chose, ce qui rappelle à quel point l’homme cherche à faire des « copiés-collés ». Ainsi, elle établit donc un parallèle avec les sosies, question que nous étudierons plus loin. Et la ville de Marne la Vallée appelée Val d’Europe dans cette pièce, illustre ce point de non-retour, grâce au kitsch présent partout, il ne faut que briller pour attirer des clients de plus en plus exigeants, d’où le choix, par Tiphaine Raffier, de choisir de parler d’un ancrage réel, symbolisé parDisneyland Paris, puisque ce lieu est, dans la réalité, bien un lieu où toutes les extravagances sont permises. Enfin, la pièce offre une brillante réflexion sur notre société du paraitrel orsque des vidéos de Val d’Europe sont diffusées, dévoilant un bel extérieur, des routes bordées de façades européennes (haussmanniennes, italiennes) ou des chemins bordés de verdure. L’extérieur est donc en totale opposition avec l’intérieur du gymnase, ce qui offre une réflexion sur l’apparence, le dehors et le dedans, les paillettes et le sombre.

Pour conclure sur la scénographie, nous pouvons parler du plafond et des éclairages : Nous pouvions voir trois lampes semblables à celles du lycée, qui projetaient une lumière bleue, deux d’entre elles étaient disposées plutôt à cour, au plafond, l’une à côté de l’autre. La troisième était à jardin, en face d’une des portes de sortie. Quant aux éclairages, ils provenaient aussi des fenêtres. Les fenêtres à cour changeaient souvent de couleurs, passant du rose, au rouge, au jaune, etc… J’ai interprété ces changements de couleur de deux manières : d’abord, c’était une allégorie du temps qui passe. En effet, la temporalité de la pièce est en constante évolution, puisque, plusieurs jeudis, soit le jour de répétition du groupe de filles, sont représentés par ce seul changement d’éclairage, et montre donc que les filles sont chaque fois plus proches de l’échéance, du concours, et la tension est d’ailleurs de plus en plus palpable au sein du groupe d’amies. Mais ces fenêtres qui changeaient de couleur, ainsi que les lampes au plafond, n’étaient, selon moi, pas proches de la réalité. Elles semblaient empreintes de quelque chose de « faux », d’artificiel, rappelant le côté kitsch de la ville, et de ce qui l’entoure (Disneyland Paris), et, plus largement, de la société du paraitre dans laquelle nous vivons.

 

Intéressons-nous maintenant aux costumes. L’actrice jouant Jessica portait un pantalon serré blanc cassé – beige évasé vers le bas, avec un haut rose flashy en velours à manches longues, ainsi qu’une veste à manches courtes bleu foncé comportant des motifs roses et violets, ainsi que des baskets blanches et roses. L’actrice jouant Barbara portait un haut blanc, un pantalon fluide beige ainsi qu’une petite veste bleue à motifs roses et violet. Ses cheveux étaient relevés dans un chignon, tenu par un gros élastique argenté. Quant à Pauline, elle portait un haut vert, une veste noire avec des rappels verts dessus, un pantalon de sport beige et des baskets beiges et noires. Comme on peut le constater, les costumes sont tous pleins de couleurs, et ceux de Jessica et Barbara évoquent une certaine positivité, un monde rose, une bulle qui protège des attaques de l’extérieur, grâce aux couleurs violette, rose et bleu sur leur costume. Le costume que porte Pauline, quant à lui, est, bien que coloré, dénué de rose et de violet, et agrémenté de noir, ce qui reflète moins la positivité, mais plus un monde réel, loin des artifices et plus proche de l’authenticité. Le costume évolue à deux reprises, il me semble : Lorsque les trois filles s’habillent de leurs robes roses élégantes, et lorsqu’elles portent toutes les trois la même tenue beige. Elles font cela lorsqu’elles célèbrent leur amitié, se joignent et se confondent au sol et debout, dans une certaine sensualité, je trouve. Le rituel est appelé « la mygale ».Au même titre que, pour célébrer leur amitié d’une autre manière, elles partagent une fois par mois un verre de l’amitié, en s’échangeant le Passoa, la Manzana et le Malibu. Cela vise à montrer, qu’avant que Pauline ne s’exclut du groupe, elles étaient une seule et même personne, ne formaient qu’un. Leur tenue, qui était beige, rappelle d’ailleurs la couleur de la chair, de la peau, et évoque donc une certaine forme de nudité selon moi, renforçant l’effet de sensualité déjà bien présente.

 

Passons maintenant au jeu des actrices. Dans la globalité d’abord, toutes trois ont effectué un véritable travail sur le corps, je pense aux chorégraphies de SOS de ABBA, que les actrices ont réalisé de nombreuses fois, à leur chorégraphie sensuelle que j’ai citée précédemment, et aux exercices d’étirement que faisaient Barbara et Jessica. De plus, elles occupaient tout l’espace, et marchaient beaucoup.Elles maitrisaient aussi les silences, et étant plutôt proche du plateau, je voyais que pendant ceux-ci, les actrices faisaient des mimiques qui représentaient souvent la sidération, la colère ou la tristesse. Dans ce moment-là, les actrices me tenaient en haleine, et je voyais qu’elles étaient connectées, en osmose, aussi grâce à leurs jeux de regards, que je trouvais particulièrement intéressants et pertinents, car ils s’étiraient dans le temps, et étaient doublés d’un jeu très réaliste, porteur d’une tension profonde.

Je trouve aussi que les actrices arrivaient à faire vivre leur personnage, à lui donner une intériorité. J’ai vu Jessica comme la fille un peu perdue, mise à l’écart par la société, comme lorsque ses collègues lui ont fait cruellement miroiter un gros cadeau pour son anniversaire. C’est le moment du spectacle qui m’a particulièrement marquée, de par la violence qu’il comportait. Ce n’était pas une violence à proprement dite, mais quelque chose d’intérieur et de profond : Lorsque Jessica le raconte, elle est assise sur l’une des chaises, Pauline l’écoute, et mon regard était fixé sur le gros carton, qui aurait pu contenir monts et merveilles, mais qui contenait en fait du rien. Juste le néant. L’actrice m’a vraiment tenue en haleine, car elle a fait durer le moment, peut-être pour répercuter, répéter sur le public, sa curiosité d’ouvrir le carton, puis la déception la plus totale et anéantissante. Pourtant, celle qu’on traitait de vide (à l’image du carton, qui représente Jessica, finalement), et celle qui deviendra chanteuse, artiste, célèbre et aimée. Comme quoi, il est vain de croire que l’on peut juger une personne par sa couverture, certaines personnes sont capables du meilleur et du pire, alors même que l’on n’attendait rien de beau ou de cruel de leur part…L’intervention de l’actrice m’a aussi marquée parce que son rôle reposait, jusqu’à ce moment, plus sur les gestes que sur la parole. Jessica était donc une personne qui sortait du commun. De plus, bien qu’elle n’ait pas eu un grand rôle au niveau du texte, je n’aurais pas vu le spectacle sans elle, car j’ai trouvé que l’actrice avait une réelle prestance, c’est elle que j’ai remarquée en premier, c’est en partie dû à sa taille, puisque j’ai lu que l’actrice faisait 1m 83 (trois centimètres de plus que moi, c’est rare !!). De plus, le personnage de Jessica connait une évolution magistrale. Elle est d’abord contrôlée, sous le joug de Barbara, qui la torture presque lors des exercices d’entrainement, mais plus on avance, plus elle prend le parti de Pauline, ce qui revient à se libérer de l’emprise de Barbara… Au détriment de Pauline, qui en subira les conséquences.

Barbara, quant à elle, a été donnée à voir, par l’actrice, comme une fausse calme, au grand sourire souvent, mais qui, lorsque l’on s’oppose à elle, s’énerve vivement. J’ai trouvé que l’actrice parvenait vraiment bien à faire ressortir la colère du personnage, autant que sa joie quand tout se passe bien. Je me souviens bien de la mine stressée que donnait l’actrice à Barbara, elle souriait, mais fronçait les sourcils en même temps. Ce personnage connait aussi une évolution, d’abord, c’est la cheffe, elle contrôle Jessica, rien ne peut, au premier abord, l’atteindre. Elle veut, certes, briller, mais se repose sur ses amies, son pilier, pour oublier sa peine. Au commencement, lorsque Pauline lui annonce sa volonté de se découvrir par elle-même, elle sent qu’elle perd le contrôle de la situation, mais garde la tête haute, et se contente d’esquiver les demandes d’écoute de Pauline. Mais, de fil en aiguille, Barbara perd patience, elle est empreinte de jalousie, Jessica lui échappe, et Pauline tente de réaliser son rêve, être dans la lumière, sortir de la boucle infernale de la reproduction de ce qui a déjà été fait. Cette jalousie et cette colère qu’elle retenait, jusqu’alors, en elle, finit par se voir : Barbra explose, hurle, et devient violente jusqu’à l’accès de colère de trop, où elle tue Pauline, et sombre dans les abysses de la prison, anéantissant ses rêves de célébrité et de lumière…

Quant à l’actrice qui jouait Pauline, elle m’a également marquée, et surtout pour sa diction des monologues, qui étaient en fait des récits explicatifs destinés au public. Sa voix était captivante, et ressortait d’autant plus comme elle ne faisait pas de gestes pour accompagner ses propos. Son jeu me semblait vraiment juste, et j’ai beaucoup aimé sa voix lorsqu’elle chantait ses chansons. Elle a également adopté une posture très ancrée dans le sol, très droite, lorsqu’elle jouait ses monologues, ce qui était très intéressant. Elle avait la faculté d’alterner théâtre-récit, et théâtre dialogué de façon impressionnante. Elle semblait même, dès le début, surgir d’outre-tombe, car on pouvait entendre sa voix dans le sombre du plateau avant qu’on ne puisse la voir vraiment. Elle reviendra justement parler après sa mort, et c’est elle qui va ouvrir le mur du fond à la fin du spectacle pour entrer dans une lumière comme cosmique et en même temps très théâtrale. Ce personnage amène donc aussi la réflexion sur ce qu’est l’artiste et sur le mythe de la souffrance et du manque qui est censé être à l’origine du désir de création et de sa nécessité. (Cela ne me serait pas venu à l’idée si vous ne l’aviez pas écrit, d’où le fait que je laisse vos phrases telles qu’elles sont.)

Enfin, les trois actrices avaient un jeu dynamique, ce qui était particulièrement prenant. Seul problème que j’avais oublié de préciser : C’est le volume sonore qui me semblait très bas, parfois, je ne comprenais pas ce que les actrices disaient, ce qui est dommage…

 

Pour finir, nous pouvons nous intéresser aux messages que transmet cette pièce, et ils sont nombreux J’ai déjà parlé de deux messages que j’ai décelés : D’abord, le spectacle alerte quant à la situation climatique préoccupante actuelle, et, plus précisément, quant la crise environnementale lié au capitalisme et à l’injonction sur productive, il alerte sur la surconsommation qui s’amplifie de jour en jour, et qui touche, entre autres, la technologie, qui pourrait bientôt dominer les humains, je pense notamment aux robots qui se veulent être de plus en plus performants. Pourtant, cette société de consommation grandissante a été dénoncée par le passé déjà, je me souviens avoir étudié, lorsque j’étais au collège, la chanson La Complainte du Progrèsde Boris Vian, chanson parue en 1955, le spectacle La Chanson n’est donc qu’une nouvelle alerte qui vient se ranger aux côtés de tant d’autres. Bien que ce soient, selon moi, les deux messages majeurs, j’en ai trouvé d’autres encore. D’abord, la question de « l’éternel penchant de l’humain à la répétition du même » (confère un article de journal que j’ai lu : journal-laterrasse) est soulevée par la question des sosies. En effet, Barbara et Jessica vivent à travers l’univers ABBA, elles ne forment leur vie qu’à travers un groupe de musiquedéjà existant, ce qui gomme leurs individualités, dans une certaine mesure. Elles ne vivent que pour copier ce qui a déjà été fait, ne sont pas dans la création, comparées à Pauline, qui, elle, cherche à façonner de ses propres mains, et cherche à s’individualiser, à être elle-même, et pas quelqu’un d’autre. En fait, Tiphaine Raffier a voulu montrer, dans son spectacle, combien il devient difficile de s’émanciper et d’être soi-même, de d’assumer dans une société du paraitre, encore renforcée avec l’apparition des réseaux sociaux, qui exigent de nous que nous soyons les « meilleures versions de nous-même ». Même le « body positive » ne devrait pas exister, car il montre qu’il y a un problème, que la société a un problème avec les corps qui ne collent pas aux « normes ». Le « body positive » met en scène des corps types jugés laids, mais souvent, cela créé encore plus de complexes… Je pense que la metteure en scène a voulu démontrer cela à travers les personnages torturés, coupés en deux, que sont Barbara, Jessica et Pauline. Le choix des actrices illustre tout cela : Jessica est très mince, et très grande, Barbara, ronde et petite, Pauline n’est pas mince, mais pas ronde non plus, aucune ne colle donc vraiment aux normes de la société, et elles cherchent toutes leur place, elles cherchent à exprimer leur individualité, et c’est une quête complexe, et, dans la Chanson, très sombre.

A ce propos, la chanson SOS du groupe ABBA n’a pas été choisie par hasard, le titre lui-même est évocateur : « SOS », cela peut être dit par Jessica et Barbara, qui cherchent désespérément une solution pour faire revenir Pauline parmi elles, mais cela peut aussi être le SOS de notre monde actuel, qui a besoin d’aide, car on le détruit. Ou alors, cela peut symboliser les personnes, par exemple, les défenseurs de l’environnement, qui n’arrivent à rien seuls, puisqu’ils semblent être une minorité, et ont grandement besoin de l’aide des autres pour arrêter le massacre de notre planète. Si l’on s’intéresse aux paroles maintenant, elles disent :

“Where are those happy days? They seem so hard to find

I try to reach for you, but you have closed your mind

Whatever happened to our love? I wish I understood

It used to be so nice, it used to be so good”

Ou encore…

“You seemed so far away, though you were standing near

You made me feel alive, but something died, I fear

I really tried to make it up, I wish I understood

What happened to our love? It used to be so good”

Ainsi, ces paroles peuvent s’appliquer à Barbara et à Jessica, qui, autre fois, partageaient une amitié qui semblait indéfectible avec Pauline, mais qui maintenant, les a abandonnées. Barbara et Jessica sont donc nostalgiques des moments d’autrefois, où Pauline était encore de tout cœur, avec elle. « Something died » peut aussi faire référence à Pauline, qui finit tuée par son ancienne meilleure amie.

Cette pièce apporte aussi un léger message d’espoir à travers le personnage de Jessica, qui, étant jeune et même adulte, a souffert de la cruauté de ses semblables, parce qu’elle ne rentrait pas dans les normes de la société, mais qui, une fois Pauline morte, et Barbara en prison, s’est émancipée, et est devenue riche et célèbre, contre toute attente.

La Chanson apporte aussi une réflexion sur l’artiste. Je ne peux que penser à mon sujet de HLP dans la branche philosophie, qui était : L’artiste est-il plus sensible que les autres à la beauté du monde ? Je ne vais pas plaquer ma dissertation ici pour autant, mais je vais simplement retranscrire ma définition de l’artiste, puisqu’elle a été jugée bonne par mon correcteur : « L’artiste est essentiel au monde. Que serait le monde sans les apports que nous donnent les artistes ? Serait-il seulement possible de parler de la notion de « culture » sans eux ? L’artiste désigne celui qui crée. Le mot « art » est présent dans le nom commun « artiste ». Ainsi, l’artiste serait celui qui fait de l’art, à sa façon, personnellement. Il peut être écrivain, peintre, comédien, ou les trois à la fois. L’artiste est sensible, il possède une sensibilité parfois exacerbée. » Une question dans la pièce est sous-jacente : Faut-il avoir souffert pour devenir un véritable créateur ? Ou encore, doit-on se conformer au système ou cultiver sa différence ? Ce sont des questions difficiles à traiter, qui mériteraient une longue étude, mais en simplifiant, je pense qu’il est inévitable de souffrir pour devenir créateur dans le cadre de Pauline. Nous l’avons dit, elle vit dans une ville pleine de paillettes, et de normes, ou ce qui sort du parfait, dérange, gêne. Ainsi, si elle veut se « désengluer » de la répétition du même, et trouver sa singularité pour créer, il lui faut passer par la souffrance, et se détacher de ses amies était déjà un premier grand pas. Si elle n’avait pas été tuée, peut-être aurait-elle pu s’inspirer de ce détachement douloureux et difficile pour créer. Cela dit, si je sors du cadre de la pièce, je pense qu’il n’est pas nécessaire d’avoir souffert pour devenir un véritable créateur, je suis sûre que les simples expériences positives de la vie peuvent suffire. Un beau paysage que l’on peut contempler peut par exemple nous inspirer un beau poème, ainsi, nous deviendrions des écrivains, certes, en herbe, mais des écrivains tout de même. Pour la deuxième question, il est difficile, je pense, de ne pas se conformer au système, simplement à cause du fait que nous sommes nés dans ce système, et qu’il semble difficile de s’en défaire complètement. Mais j’aurais aussi tendance à dire que cultiver sa différence est l’une des meilleures choses qui soit ! Prenons l’exemple de Jessica, elle qui n’a jamais été considérée car différente des autres, a su cultiver sa différence, pour finalement en faire sa force, et son atout !

 

La pièce invite, pour finir, à réfléchir à l’amitié, à la sororité. Sommes-nous prêts à accepter l’altérité, la différence dans nos relations humaines ? Cherchons-nous au contraire le même, la fusion identitaire ? C’est une question que j’avais soulevée dans ma tête à la suite du spectacle, je ne sais même pas pourquoi je ne l’ai pas mise tout de suite dans mon analyse ! Dans le cadre de la pièce, il est clair que les trois filles recherchaient et aimaient leur ressemblance, elles vivaient pour la même chose, pour la seule et unique ! Mais, lorsque que Pauline a voulu tracer son propre chemin, ce fut le drame : Jessica, et surtout Barbara, étaient sidérées, en état de choc face à cette information. On peut alors se demander sur quoi repose en fait l’amitié. Qu’est-ce que la véritable l’amitié ? On attend généralement d’un ami qu’il nous tire vers le haut, pour atteindre la meilleure version de nous-même (tenez, encore une norme de la société !), mais ici, alors même que le groupe semblait être inséparable, plein d’amour et de compréhension, Jessica et Barbara n’ont pas soutenu leur amie, ont préféré ignorer le « problème », qui n’en serait pas un dans ma définition de l’amitié. Alors, je pense que la notion d’« amitié » dépend de la notion de chacun. Certains, par amitié pour l’autre, acceptera tout, parfois trop, quand d’autres seront récalcitrants à l’idée qu’un ami pense différemment, ou agisse différemment de sa vision des choses ou actions qu’il juge bonnes.

 

Ainsi, cette pièce est éclairante sur le monde dans lequel nous vivons, et que nous torturons pourtant. Cette pièce alterne les modes de jeu et les registres, ainsi que les monologues et les moments silencieux, mais qui disent pourtant beaucoup de choses. Tiphaine Raffier l’a transformée en cri d’alerte, qui prend une saveur de plus en plus tragique à mesure qu’on regarde le spectacle.

 

Mon avis sur la pièce

J’ai trouvé ce spectacle intéressant, et particulièrement pertinent quant aux messages qu’il transmet. Le théâtre étant un lieu fréquenté par des publics différents, que ce soient par des scolaires ou des connaisseurs, je pense que c’est un bon lieu de transmission, et qu’un spectacle de ce type y a tout à fait sa place. Le jeu des actrices m’a beaucoup plu, comme je l’ai fait comprendre précédemment, leur jeu était juste, et j’ai rarement vu des spectacles où les comédiens étaient tant en osmose les uns avec les autres. Les costumes me semblaient aussi pertinents, et en accord avec le décor plein de couleurs, qui évoque un monde artificiel.

Cela dit, ce spectacle m’a aussi mise mal à l’aise, il était étrange et surprenant, peut-être parce qu’il a eu l’effet d’une bombe sur moi, car il reflète un peu trop bien le monde dans lequel nous vivons, la réalité des choses, bien que ce spectacle ne semble pas totalement réaliste au premier abord. Maintenant que j’ai dit cela, je n’arrive pas à développer pourquoi ce spectacle m’a dérangée, c’est un ressenti, et j’ai du mal à mettre des mots dessus. Je vois une seule chose que j’arrive à exprimer, mais maladroitement sûrement : J’ai été particulièrement mal à l’aise lors du passage où les trois amies dansent, ou plutôt bougent ensemble en ne faisant qu’un. Comme je l’ai évoqué, j’ai trouvé que ce passage était sensuel, mais sensuellement dérangeant, cela m’a semblé malsain. Pourtant, je suis ouverte d’esprit, et je n'ai aucun problème à voir de la sensualité au théâtre, et même des acteurs nus, comme Eidinger dans Richard III. Mais dans ce spectacle, cela m’a dégoutée, et je sais qu’il en est de même pour beaucoup de mes camarades, comme Mathilda…(Ce quelque chose d’organique, de fusionnel évoque peut-être une trop grande dissolution du moi, comme si le groupe phagocytait, se nourrissait de la singularité de chacun. On perçoit le caractère mortifère d’une telle fusion. J’ai bien compris ce que vous dites, je ne vois pas trop comment l’exprimer autrement que vous, donc je laisse tel quel votre commentaire, mais je suis tout à fait d’accord avec vous. En fait, j’ai l’impression d’avoir vu du cannibalisme intérieur dans ce spectacle.) Une autre chose m’a mise mal à l’aise : ce sont les gémissements que poussait parfois Barbara. Je riais nerveusement à chaque fois, et m’insurgeais, car je ne comprenais pas ce qu’ils faisaient là. ( Comment les as-tu interprétés ? c’est cela qui important. Ils ne sont pas gratuits. Ils en disent long sur la jouissance de Barbara et sur les pulsions qui animent ce personnage. Justement, c’est bien là mon problème. Je ne vois plus ce qu’ils faisaient là, et mon esprit a préféré oublié le contexte de ses gémissements, donc je n’arrive pas à m’y pencher plus avant, je m’en excuse… Je crois que mon cerveau a paniqué, je pense que c’est une réaction de mon subconscient, mais je ne peux pas aller plus loin.) ( Le spectacle suggère que la vie affective de Barbara, sa vie sexuelle n’existe pas en dehors du groupe et chaque fois qu’elle exerce un pouvoir de domination, qu’elle connaît un moment d’emprise sur le groupe dans le cadre de leurs répétitions, elle émet des cris de jouissance, elle lâche prise.C’est une idée de mise en scène ou une proposition d’actrice tr-s très forte pour montrer combien Barbara est dirigée par ses pulsions.)

J’aurais donc beaucoup aimé ce spectacle si je n’avais pas ressenti une telle gêne à cause de certains partis pris que je viens d’évoquer. Lorsque je vois une pièce de théâtre, mes sentiments négatifs prennent souvent le dessus sur mes sentiments positifs, donc, malheureusement, bien que j’ai aimé le jeu des acteurs, le décor, les costumes et les messages transmis grâce aux chansons de Pauline ou encore grâce aux parallèles établis avec le magasin « Nature et Découverte » ou l’utilisation de la vidéo, je n’ai pas trop aimé ce spectacle, qui était trop étrange et embarrassant pour que je l’apprécie vraiment.

 

 

Excellent travail particulièrement fouillé 19/20